A Shenzhen Longhua, « Foxconn City », le site de production historique du groupe, rassemble plus de 350 000 ouvriers dans un espace de trois kilomètres carrés. Pour une soixantaine d’heures de travail par semaine, on gagne jusqu’à l’équivalent de 500 euros par mois. La plupart des travailleurs sont des jeunes migrants des campagnes, qui vivent là dans des chambrées d’une dizaine, sans intimité. Les fenêtres de ces bâtiments de douze étages sont grillagées depuis la médiatisation d’une vague de suicides au printemps 2010. Depuis lors, la direction a consenti des hausses de rémunérations tout en déménageant une partie de la production dans de nouvelles villes-usines à l’intérieur du pays pour faire travailler une main-d’œuvre locale à des salaires plus bas.
Chaque détail du quotidien de ces ouvriers de l’électronique rappelle l’extrême mesquinerie sur laquelle repose le grand capital : en particulier dans le secteur manufacturier, les petites économies font les grandes fortunes. Les réunions obligatoires de début et de fin de journée ne sont pas payées. Il est interdit de parler à son voisin de chaîne et de lever la tête. La nourriture est insipide et insuffisante. À l’usine Jabil de Wuxi, le recrutement est payant à chaque étape, y compris la visite médicale, et dans les dortoirs, l’eau potable n’est pas fournie. Sur tous ces sites, cancers, maladies respiratoires et neurologiques sont légion, résultats de l’exposition aux poussières d’aluminium, fluides de coupe et solvants. [...]
On dirait l’enfer et le paradis. Sous le soleil de la Californie, sur le campus de Mountain View, siège de Google, on se réunit dans une piscine à balles pour favoriser les brainstormings. Des salles de gym ouvertes jour et nuit sont à la disposition des employés, qui gagnent 7 dollars par demi-heure qu’ils y passent. Leur salaire médian avoisine les 100 000 euros par an. Le site compte une trentaine de restaurants, tous entièrement gratuits. « Le chou frisé est à l’honneur, expose un critique gastronomique de la baie en visite dans l’établissement du chef Hillary Bergh. C’est la base chromatique des beignets maïs, noix de pécan et courges de la ferme bio Baia Nicchia. Leur saveur est sucrée et terreuse, avec une surprenante note de lavande. Le poisson, tout juste pêché dans la Half Moon Bay, est ce qu’on trouve de plus frais localement, à l’exception des tourteaux. En plus de faire du compost, de cultiver des potagers et de fabriquer sur place les produits de base comme le pain et le miel, Google et le groupe Bon Appétit suivent à la lettre les préconisations de la Monterey Bay Seafood Watch. Vous ne verrez ici ni thon rouge ni saumon d’élevage de l’Atlantique. [...] En dessert, il y avait des barres de pécan — légères et délicieuses a point, avec une subtile nuance d’érable, et sans gluten, grâce à la farine de pois chiche. Pour les pauses, les bâtiments disposent de nombreuses “mini-cuisines” regorgeant de fruits, de snacks aux fèves de soja japonaises, de chips à la banane et de carrés de chocolat noir Tcho concoctés par les petits artisans chocolatiers de San Francisco. Pour les besoins de café, il y a toujours un barman professionnel à proximité. » [...]
Comme dans un conte pour enfants, le rêve californien d’une technologie libératrice figure l’exact revers du quotidien des ouvriers chinois sur les chaînes de fabrication. Dans l’univers lisse des technopoles mondiales, les conditions de production des « innovations » sur lesquelles repose l’économie des grandes puissances sont taboues : invisibles, les immenses villes-usines perdues dans le smog de la Chine lointaine. L’électronique grand public qui a déferlé sur nos quotidiens est produite dans ces usines depuis le début des années 1980. Pourtant, il a fallu attendre 2006 pour qu’une enquête sur les conditions de travail dans le secteur paraisse dans les médias. Trente ans de refoulement. Ce ne sont pas seulement les conditions de production des supports numériques qui sont frappées d’invisibilité mais leur matérialité même. À mesure que les campus et les labos de R&D se sont multipliés, à mesure que l’économie des pays industrialisés a été placée sous le signe de la « production de connaissances » et de l’« échange d’informations », le déferlement de haute technologie qui rendait tout cela possible s’est vu, par une opération idéologico-magique, « dématérialisé ».
La fable platonicienne, permise par l’essor de l’informatique, d’une économie fondée sur les « idées » n’a pas seulement participé à forger « le nouvel esprit du capitalisme » : elle a aussi accompagné une division mondiale du travail qui repose, dans les pays riches, sur l’évacuation pure et simple de la production des biens matériels alors même qu’ils sont de plus en plus nombreux, de plus en plus voraces en énergie et en matières fossiles, de plus en plus rapidement obsolètes. Ce qui, en une génération, a créé la situation paradoxale dans laquelle nous sommes : le monde de l’usine et du travail à la chaîne n’a jamais été aussi éloigné de l’imaginaire et du quotidien des classes moyennes mondialisées alors même que le nombre d’usines et de travailleurs à la chaîne sur la planète n’a peut-être jamais été aussi élevé.
L’un des principaux impacts de cette invisibilité est de fausser notre rapport à la technologie en nous empêchant de penser ses effets sociaux globaux. Ingénieurs, entrepreneurs et éditorialistes font souvent preuve d’une imagination débordante pour décrire les avantages que telle ou telle technologie pourrait apporter à la société : tout comme on s’est enthousiasmé à la fin des années 1990 pour les téléphones-portables-sauveurs-de-femmes-en-détresse, on anticipe aujourd’hui sur les bienfaits des futurs drones ambulanciers, de l’étiquetage électronique des aliments qui permettra au frigo de proposer des recettes et de la brosse à dents connectée qui signalera quand terminer le brossage. Mais les mêmes acteurs semblent totalement dépourvus d’imagination quand il s’agit de mettre ces bénéfices sociaux attendus en balance avec le coût humain et écologique de la production de nouveaux objets électroniques. Comment se fait-il qu’on prenne autant au sérieux les « services » que pourraient nous rendre robots et drones dans la vie quotidienne relevant au mieux du gadget et ayant toutes les chances de s’avérer socialement désastreux et qu’on ignore autant les problèmes autrement plus graves que leur diffusion de masse va engendrer ? Quels matériaux, extraits de quelles mines, dans quelles conditions et au prix de quels conflits géopolitiques ? Combien d’usines faudra-t-il construire, avec quels effets sur le milieu ? Quelle durée de vie pour ces gadgets ? Quid des déchets et de la consommation d’électricité ? Questions qui se poseront peut-être, trop tard, quand, « dans cinq ans, il sera aussi banal de posséder un robot de télé-présence qu’aujourd’hui un smartphone » à en croire Bruno Bonnell, PDG de la société Syrobo et pilote du plan robotique de la nouvelle France industrielle.
La start-up de robotique Aldebaran, fondée par un Français en 2005, a reçu des dizaines de millions d’euros de fonds publics pour développer plusieurs générations de robots humanoïdes, dont « Nao » et « Romeo ». Grâce à la « robolution », grand programme lancé par les pouvoirs publics pour robotiser la filière de l’aide à la personne, Aldebaran bénéficie généreusement, via les partenariats public-privé, des résultats des meilleurs laboratoires de robotique du pays, comme ceux du LAAS-CNRS de Toulouse. Rachetée début 2015 par le japonais Softbank, Aldebaran est aujourd’hui associée à Foxconn pour lancer la production de masse de robots semi-androïdes dénommés « Pepper ». Ces créatures d’un mètre vingt dotées d’un écran plat sur le thorax sont des robots de compagnie : « Il ne fait pas le ménage, ni la cuisine, explique la société, mais en se basant sur les émotions universelles (joie, surprise, colère, doute et tristesse) et en analysant vos expressions faciales, votre langage corporel et vos mots, Pepper devine dans quel état vous vous trouvez et s’adaptera. Il pourra par exemple essayer de vous remonter le moral en passant votre morceau préféré ! » Qui a besoin d’un robot de compagnie ? Dans un article du Monde, on apprend que la région Rhône-Alpes a acheté trois modèles « Beam » de la française Awabot tandis que l’académie de Versailles a acquis cinq robots « Nao » d’Aldebaran. L’investissement est payant, car il suffit d’en introduire un dans la classe pour résoudre tous les problèmes de l’Éducation nationale : « Le responsable du numérique éducatif de l’académie, Franck Dubois, raconte cette scène “jamais vue en 20 ans d’enseignement !”. Des élèves de quatrième qui oublient la récré. Si, si, jure-t-il, cela s’est passé tout récemment dans un collège de Sèvres. Il avait apporté Nao. “Au départ, les élèves étaient assis normalement, puis ils sont venus s’accroupir tout près de moi. Ils sont restés ‘scotchés’ durant une heure.” » Il y a dix ans, l’idée de se promener avec un micro-ordinateur portatif pour lire des livres paraissait aussi incongrue et peu nécessaire qu’aujourd’hui celle de confier ses états d’âme ou la garde de ses grands-parents à un robot. Mais si la commande publique s’empare de cet objet a priori superflu pour en équiper maisons de retraite, écoles et hôpitaux, si les riches commencent à en faire un symbole de leur standing, alors il s’intégrera au parc électroménager déjà très vaste des classes moyennes urbaines.
Comment une société peut-elle être aussi matérialiste tout en entretenant un tel déni de ses propres conditions de possibilité matérielles ? Quand les suicides en série chez Foxconn ont révélé au monde entier les conditions de production de l’électronique, comment expliquer que le consumérisme induit par les nouvelles technologies soit si peu remis en cause ? Pourquoi des milliers de voix ne s’élèvent-elles pas pour critiquer les orientations de la recherche en informatique et en robotique, a fortiori lorsqu’elles répondent à l’appel grotesque de la « robolution » ? Cela tient sans doute notamment à notre croyance dans la toute-puissance de la technologie, telle qu’on la croit capable, dans l’univers moderne des pays riches et des capitales mondiales, de résoudre tous les problèmes auxquels l’humanité est confrontée. Jusqu’au début des années 2000, la disparition des usines de notre champ de vision a réellement laissé planer l’idée que l’aliénation du travail à la chaîne avait été « dépassée ». La production automatisée, nous avions surmonté le stade du fordisme et du taylorisme pour entrer dans l’ère de l’information et de la communication. Enfin, le « progrès » nous avait libéré·es du fardeau du travail physique et routinier au profit de tâches intellectuelles et créatives. Du fait des proportions qu’a prises le développement industriel de la Chine, mais aussi grâce au militantisme des ONG, il a fallu reconnaître que l’usine d’antan, avec ses cadences abrutissantes et ses contremaîtres à l’affût, avait peut-être été plus déplacée que dépassée. A tout le moins, il fallait bien que les machines ayant permis d’automatiser les usines européennes aient été produites quelque part ! Mais cette mystification ne s’est dissipée qu’au profit d’un autre fantasme : les robots vont libérer les travailleurs du Tiers Monde, qui seront à leur tour promus à des tâches de conception.
[...] En 1949, dans une lettre adressée au président du syndicat des travailleurs de l’automobile américain, le célèbre mathématicien du MIT et fondateur de la cybernétique, Norbert Wiener, exprimait en ces termes son inquiétude sur les conséquences de l’automatisation des chaînes de montage sur la vie des ouvriers : « Toute main-d’œuvre, dès lors qu’elle est mise en concurrence avec un esclave, que celui-ci soit humain ou mécanique, est condamnée à subir les conditions de travail de l’esclave. » L’introduction de robots sur les chaînes de production de Foxconn est une réponse à la pénurie récurrente de main-d’œuvre en Chine, qui démultiplie l’impact de la moindre grève sur les productions à flux tendu. Conséquences immédiates : l’augmentation de la pression sur les ouvriers et la consolidation d’un rapport de force favorable à la direction. En outre, loin de soustraire les travailleurs à des emplois aliénés, la robotisation se traduit par une augmentation de l’activité du groupe et donc de ses capacités d’exploitation de la main-d’œuvre par la production massive de robots.
Dans le secteur manufacturier, l’automatisation totale est un mythe. Comme le rappelle Jenny Chan, « les mains humaines sont flexibles : les ouvriers restent essentiels à la croissance de Foxconn ». Dans le contexte actuel, les « foxbots » récemment introduits ne souffrent aucune comparaison avec l’intelligence et la motricité humaines. Étant donné ce que coûterait l’emploi systématique de machines dotées d’une motricité aussi performante, il reste encore avantageux d’exploiter une main-d’œuvre mal payée, aussi turbulente et indisciplinée soit-elle. Aucune chance, donc, que les humains qui triment sur les chaînes ne soient bientôt « libérés » par les « robots » ; mais il y a fort à parier qu’ils en subiront d’abord et longtemps les cadences et les dysfonctionnements.
Si les robots ne sauraient remplacer la main-d’œuvre en totalité, à terme, ils menacent en revanche nécessairement une partie des emplois. Et le mythe de l’automatisation totale remplit une fonction centrale dans la gestion managériale, les machines incarnant une armée de réserve susceptible de prendre la place des récalcitrants. « Si tu ne travailles pas assez dur, on va te remplacer par un robot », menace-t-on régulièrement les salariés de Foxconn. En renvoyant les travailleurs à l’idée qu’ils sont déjà superflus, la robotisation joue aussi un rôle démoralisateur pour s’organiser et faire valoir ses droits : la force idéologique de l’automatisation, « c’est de délégitimer la défense du métier, l’idée même de discuter comment on fait le travail, puisqu’il a vocation à disparaître très rapidement », note le sociologue David Gaborieau. À quoi bon lutter quand on n’a pas d’avenir ?
La croyance qu’ont les chercheurs, cadres et ingénieurs qui phosphorent dans les Silicon Valley de la terre entière de « fabriquer un monde meilleur par la technologie » repose sur un savant jeu d’ombre et de lumière destiné à éviter que les sinistres réalités de la production matérielle ne se retrouvent baignées d’un éclairage trop cru. Les jeunes générations se rêveraient-elles aussi facilement en Bill Gates ou en Steve Jobs s’il allait de soi que ces fortunes reposent moins sur une inventivité visionnaire que sur l’exploitation de millions de travailleurs [et sur l’exploitation et la destruction du monde naturel, N.d.E.] ? Visibiliser le modèle de l’économie numérique dans son ensemble, c’est-à-dire dans sa dimension mondiale et matérielle, met à mal cette mythologie nécessaire pour que les élites des technopoles et ceux qui les servent adhèrent au monde numérique. Pour que les concepteurs aient du cœur à l’ouvrage, il ne suffit pas de leur verser un salaire généreux et de les dorloter avec des politiques de management avant-gardistes, il faut aussi qu’ils aient le sentiment que leur activité a un impact positif sur le monde, en un mot, qu’ils soient bons. C’est pourquoi Apple est en train de basculer sa production vers des sous-traitants moins visibles que Foxconn, dont les dortoirs enveloppés de filets de sécurité sont désormais connus dans le monde entier.
Les mouvements de travailleurs pourraient-ils changer les choses ? Comme dans d’autres secteurs industriels, les grèves et les manifestations spontanées sont très fréquentes dans les usines d’électronique chinoises, exigeant essentiellement l’application du droit du travail — souvent rien de plus que le versement d’arriérés de salaires ou l’augmentation des rémunérations. Si les gouvernements des provinces soutiennent fermement les industriels, l’État central, favorable à la création d’un marché intérieur par la hausse des salaires et du niveau de vie, ne réprime pas systématiquement les mobilisations tout en empêchant qu’elles ne dégénèrent en mouvement politique de fond. Même si Jenny Chan mise sur la combativité de la « nouvelle génération de travailleurs, plus éduquée et moins résignée à l’injustice », tout laisse penser que, malgré ces surgissements militants, l’épuisement et l’isolement l’emportent. Les suicides continuent, tout en s’intégrant parfois à l’éventail des moyens de lutte des ouvriers : en 2012, à l’usine Foxconn de Wuhan, des salariés ont plusieurs fois menacé de sauter du toit d’un bâtiment, pour notamment protester contre le transfert de leurs postes sur un site de production de l’intérieur du pays, où les salaires sont plus bas.
On ne peut qu’espérer une amplification de la contestation ouvrière en Chine et ailleurs. Mais c’est d’abord à nous autres, classes moyennes urbaines mondialisées, à la fois infiniment moins accablées par les problèmes de survie et en même temps hébétées par le kaléidoscope numérique, qu’il appartient de cesser d’adhérer à ce modèle et de repenser la matérialité de notre existence. En commençant par un exercice d’imagination : et si l’ensemble des infrastructures nécessaires à la production de tous les ordinateurs, télévisions, iPads, appareils photo et téléphones que nous utilisons étaient relocalisées sur nos territoires ? Voyons un peu : mines de terres rares, d’or, de cuivre et d’étain, forages pétroliers, usines chimiques, construction de nouvelles centrales électriques, multiplication des prélèvements d’eau, usines de circuits électroniques et d’assemblage, déversements toxiques à chaque étape de la production. Regarder cela en face, ne pas le perdre de vue, n’est-ce pas un préalable indispensable à toute réflexion sur la « liberté », l’« autonomie », la « solidarité » et la « créativité » que tous ces objets sont censés décupler ?
Ce texte est une adaptation de l’article du même nom paru sur le site de partage-le.com le 28 juillet 2017, lui-même tiré du livre « La machine est ton seigneur et ton maître », publié aux Éditions Agone en 2015