Low tech : face au tout numérique, se réapproprier les technologies

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Dématérialisation des services publics : nouvelle forme d’exclusion ?

, par PIGEON Laura, WEILL Caroline

Selon une étude CSA, commandée par le Syndicat de la Presse Sociale, 11 millions de Français, soit 23 % de la population totale, rencontrent des difficultés avec le numérique.

Contrairement à une idée répandue dans ce qui a souvent été appelé la « fracture numérique », la ligne de fracture ne suit pas seulement l’âge. Le territoire également a son importance : certains sont mieux desservis en infrastructures que d’autres – on ne fait pas seulement référence ici aux zones rurales. Selon la Federal Communications Commission, plus de 40 % de la population de Détroit, aux États-Unis, n’a pas d’accès à Internet chez elle. En effet, les entreprises de télécommunication estiment que la faible capacité de revenus de cette population pauvre et majoritairement afro-états-unienne ne justifie pas l’investissement dans l’installation des infrastructures d’Internet. Le biais socio-économique (et dans ce cas, racial également), est ici évident : d’ailleurs, de nombreux·ses chercheur·ses ont montré (comme Jen Schradie ou Dominique Pasquier) que la question de la classe sociale joue autant ou plus que l’âge dans l’accès au numérique. Car au-delà de l’accès matériel et économique aux machines et à l’infrastructure, les compétences, habitudes et pratiques du numérique sont plus difficilement assimilables par certaines personnes que par d’autres : ce qui a été appelé « illectronisme » [1] ne touche pas forcément ceux et celles qu’on pense.

Mais d’autres formes d’exclusion s’imbriquent dans les difficultés d’accès au numérique. Comment font les personnes aveugles ou mal voyantes pour accéder aux informations que concentre de plus en plus Internet ? Le site officiel des impôts du gouvernement français nous indique que :

« Un site web accessible est un site qui permet à tous les internautes d’accéder à ses contenus sans difficulté, y compris aux personnes qui présentent un handicap et utilisent des logiciels ou matériels spécialisés. Un site accessible permet par exemple de :

  • naviguer avec des synthèses vocales ou des plages braille (notamment utilisées par les internautes aveugles ou malvoyants) ;
  • personnaliser l’affichage du site selon ses besoins (grossissement des carac-tères, modification des couleurs, etc.) ;
  • naviguer sans utiliser la souris, avec le clavier uniquement ou via un écran tactile. ».

Or, de fait, aucun organisme officiel ne contrôle que ces règles d’accessibilité soient respectées, ni par les entreprises privées (qui fournissent aujourd’hui de plus en plus de services « publics », comme les communications, l’énergie, l’eau, etc.) ni par les administrations publiques.

Illustration de la déclaration d’impôts numérique. Crédit photo : Stéphane Demolombe (CC BY-SA 2.0)

Et c’est bien là que le bât blesse. Car ce qui a été appelé la « dématérialisation » des démarches et services publics est une réalité qui s’est généralisée au cours de la dernière décennie. Accéder aux allocations familiales de la CAF, à ses remboursements pour des frais de santé avec la CPAM, à ses pensions versées par la Caisse de Retraite, à sa bourse étudiante octroyée par une administration locale, faire sa déclaration de revenus... Toutes ces démarches se font désormais presque exclusivement sur Internet. En effet, la possibilité de les réaliser physiquement se réduit comme une peau de chagrin avec la réduction du personnel affecté à l’accueil du public, tandis que le personnel lui-même doit faire les démarches en ligne pour ce public. L’exclusion des personnes mal à l’aise avec Internet est donc presque un fait : il faut obligatoirement avoir un appareil numérique (téléphone, ordinateur, tablette), un accès à Internet, une adresse mail et savoir s’en servir. L’État postule que c’est le cas de tout·es ses citoyen·nes et conditionne l’accès aux droits et aux services de base à un usage des outils numériques qu’il considère comme univer-sellement acquis. Pire encore : il semble que l’État sanctionne celles et ceux qui se refuseraient de rentrer dans la danse. Julien Brygo, dans un article paru dans le Monde Diplomatique en août 2019, rapporte des cas d’usager·es de Pôle Emploi qui auraient été radié·es pour ne pas avoir actualisé leurs données sur le site, ou encore qui se voient sanctionné·es avec la réduction du montant de leurs aides.

Ce faisant, et outre la question de l’exclusion de tout un pan de la société, la dématérialisation des services publics et administratifs fait peser sur les usager·es des services publics le travail qui était auparavant assuré par les fonctionnaires. C’est une façon peu élégante de réduire les coûts (pour l’État) et qui bien souvent revient à faire perdre du temps aux usager·es. En effet, ceux-ci ne sont pas spécialisé·es dans la tâche administrative qu’ils doivent effectuer et celle-ci restant souvent complexe malgré la numérisation, la démarche est loin d’être instinctive. Là où un·e fonctionnaire, dont c’était le métier et qui connaissait tous les rouages de son administration, savait débloquer les situations compliquées, l’usager·e qui se retrouve face à une machine ne prenant pas en compte les spécificités de son cas est incapable de s’en sortir.

De plus, les démarches évoluent en permanence et les services numériques ne sont pas toujours à jour. Un exemple : en France, la plateforme numérique Pajemploi permet aux particuliers employant une garde d’enfants à domicile de déclarer les salaires versés à celle-ci. Tandis que le taux des cotisations patronales et sociales changeait trois fois entre janvier 2018 et janvier 2019 (réformes successives de l’assurance maladie, du chômage et de la CSG), la plateforme Pajemploi restait inchangée. Charge aux particuliers-employeurs d’être à la page de chaque réforme, de faire les calculs eux-même. Au final, ce sont les salarié·es, à 99 % des femmes, souvent précaires, qui risquaient d’être lésé·es par les déclarations mal faites de leurs employeur·ses.

Dans d’autres types de démarches, on demande aux usager·es de scanner les documents réclamés par l’administration, et s’ils n’ont pas accès à un scanner on leur suggère de télécharger une application gratuite de scanner sur leur smartphone. Non seulement cela exclut les usager·es n’ayant pas de smartphone, mais il est très problématique de voir une administration publique suggérer à ses usager·es d’utiliser des applications gratuites, lorsqu’on sait que ces applications ont toutes pour modèle économique l’exploitation des données personnelles. Il y a là un véritable impensé autour de la question de la protection des données personnelles, de la part de certaines administrations. Ainsi, on force les gens à s’équiper et à avoir des matériels récents : les vieux navigateurs web ne peuvent pas afficher certains sites, c’est le principe de l’obsolescence programmée. L’usager·e a le choix entre mettre à jour son navigateur (ce qui parfois l’oblige à changer de système d’exploitation, voire dans le pire des cas, à racheter un ordinateur), ou renoncer à sa navigation.

Au-delà des services de base, il semble que l’on assiste à la virtualisation de toute la société. Il est rentré dans l’usage courant de passer par Internet pour faire une réservation au restaurant, pour acheter un billet de train, pour prendre un rendez-vous chez le médecin. Les rapports amoureux également se sont tournés vers, voire centrés sur, le numérique : vous souvenez vous qu’il y a encore 10 ou 15 ans, annoncer qu’on avait rencontré son ou sa partenaire sur Internet était presque une chose dont on avait honte ? Tinder et les autres applications de rencontres ont radicalement changé la donne, et les rencontres en ligne sont aujourd’hui devenues la norme. Ainsi, c’est non seulement l’accès aux droits et aux services publics, mais bien l’accès au lien social qui est conditionné par l’accès et l’usage d’Internet. C’est une strate de plus dans le processus de l’exclusion sociale, que le numérique ne fait, finalement, qu’amplifier.

L’économie également est fortement dématérialisée. Outre la disparition progressive de l’argent-billets-et-pièces, c’est l’apparition de la carte bancaire, du « sans contact », mais également l’introduction d’applications pour encaisser des chèques. Or l’économie dématérialisée comporte son lot de risques : piratage des comptes en banque (pratique qui s’est largement répandue ces dernières années), captage du « sans contact » dans les lieux publics, mais aussi risque de la surveillance d’État. Le cas des manifestant·es de Hong Kong, qui ont arrêté d’utiliser leur carte de transport et leur carte de paiement, lesquels enregistraient leurs moindres déplacements, au profit de tickets de métro individuel et de monnaie papier est un exemple édifiant du risque que peut faire encourir la disparition de la monnaie papier dans une société de plus en plus surveillée avec les outils numériques.

Comme le rappelle Brygo dans l’article cité plus haut : « Une société sans contact se profile, avec des millions de citoyens confrontés de force à des écrans. »

Alors, pourquoi cette dématérialisation accélérée des services publics et sociaux de manière plus globale ? L’argument de l’État est d’abord celui de l’« économie ». En réalité, la dématérialisation des services publics requiert un investissement public énorme pour tout numériser... ce qui représente, évidemment, un marché pour les entreprises du numérique. Le deuxième argument est que la dématérialisation serait « écologique », puisqu’elle ferait économiser du papier, mais cela revient à nier l’impact énergétique du numérique (voir la deuxième partie de cette publication). Enfin, le numérique serait « plus simple ». Or, en réalité, les démarches administratives en ligne deviennent un véritable labyrinthe pour les usager·es.

Rappelons qu’il n’y a presque pas de « développeur·ses » fonctionnaires : le développement des sites web est confié à des entreprises prestataires, parfois en partenariat public-privé, mais néanmoins qui ont une contrainte de rentabilité : elles vont donc viser au plus juste pour que le site remplisse le cahier des charges, mais ne feront pas de zèle sur la qualité du site, notamment sur l’accessibilité pour les personnes handicapées. C’est le cas de la SNCF qui délègue la conception de ses logiciels à des sous-traitants qui, comme nous le mentionnait dans une conversation informelle un cheminot, « font du sale boulot parce qu’ils sont payés au lance-pierre ». De nombreux dysfonctionnements des réseaux ferroviaires sont notamment liés à ces logiciels « mal conçus ». Or, ces dysfonctionnements « justifiant » les affirmations qu’une privatisation des réseaux ferroviaires en améliorerait la qualité pour les usager·es, on se rend rapidement compte qu’on a affaire à un serpent qui se mord la queue, et tout bonnement à une arnaque, puisque c’est la logique de privatisation elle-même qui génère cette situation.

Mais surtout, l’argument que la transversalité des outils numériques pour gérer les services publics serait « plus simple » est particulièrement mis à mal lorsque l’on se penche, par exemple, sur la gestion dématérialisée des étranger·es sur le territoire français. Le Cahier des faits Inacceptables, publié par les États Généraux des Migrations, dans l’état des lieux qu’il dresse de la persécution systémique des exilé·es en France et des politiques migratoires mises en cause, fait état des difficultés rencontrées par les étranger·es dans le cadre de leur rapport avec l’administration française dématérialisée. Il est souligné, en particulier, que :

“Les associations et collectifs locaux font état, pour déposer une demande d’asile (et pour d’autres démarches), de prises de rendez-vous dématérialisées. Ce procédé représente une barrière numérique, en raison de la difficulté d’accès à Internet, parfois de la non-maîtrise de l’outil informatique, mais aussi parce que ces services sont limités à certains jours et à des créneaux horaires souvent tardifs et/ou restreints. Les « chanceux·ses » qui parviennent à franchir ce premier obstacle se retrouvent sur un site Internet souvent saturé, les obligeant à retenter leur chance la semaine suivante.” (p.16-17)

Ainsi, concrètement, en témoigne le cahier des doléances de Colmar (68) :

« Les prises de rendez-vous sont désormais faites par Internet dans des conditions contestables : ouverture du site aux petites heures du matin, manque de créneaux proposés. Ce procédé rend invisible la file d’attente qu’on constatait autrefois devant les préfectures, mais ne réduit pas le délai d’attente. »

On peut y voir la mise en place, intentionnelle ou non, d’un mécanisme qui tend à décourager les gens. Il les dissuade de demander le titre de séjour, mais aussi de demander des aides à la CAF : toujours selon l’étude du CSA, 19 % des Français renoncent à accéder à des prestations auxquels ils et elles ont droit, par manque d’information ou par découragement. C’est ce qu’on appelle le « non-recours aux droits ». Ainsi, la dématérialisation des rapports sociaux entretient et aggrave l’exclusion sociale, et la dématérialisation des services publics aboutit à une situation où, au lieu d’améliorer et de « simplifier » l’accès à l’administration, ce recours systématique et a-critique aux outils numériques de la part de l’État et des entreprises prestataires de services de base, mène à une situation véritablement préoccupante où une partie grandissante des citoyen·nes et personnes vivant, travaillant, faisant société sur le territoire sont dépossédé·es de plus en plus de leurs droits.