Dans le domaine des migrations, lorsqu’on parle de liberté de circulation, c’est généralement pour déplorer une différence substantielle entre la liberté de mouvement des capitaux ou des marchandises et celle accordée aux individus. Or, tout n’est pas si simple. Dans un cas comme dans l’autre, la frontière n’est jamais ni complètement fermée, ni complètement ouverte, elle filtre.
Si l’on prend l’exemple du Maroc et de l’Union européenne avec lequel cette der-nière développe des relations qu’elle qualifie de « privilégiées », garanties entre autres par un « partenariat pour la mobilité », il faut se rendre à l’évidence : les produits agricoles chérifiens ne circulent pas plus librement que les personnes des deux côtés du détroit. Le développement d’une production sous serre de contre-saison – soutenu par les politiques d’ajustement structurel, puis par le Plan Maroc vert – amène un pays pauvre en eau à exporter fraises et tomates. Celles-ci ne peuvent être commercialisées que dans les interstices du calendrier défini par l’accord d’association Maroc-UE. De ce commerce, le Maroc ne retient qu’une infime partie de la valeur, le reste étant accaparé par les investisseurs étrangers.
De leur côté, les saisonnières et saisonniers agricoles marocain·es sont généralement introduit·es en France et en Espagne à partir du mois de mars, soit au moment précis où l’exportation des fruits et légumes produits au Maroc devient non compétitive du fait des tarifs douaniers imposés par l’UE. Malgré les discours qui célèbrent partout le règne du libre-échange, in concreto,les frontières de la Méditerranée sont l’outil d’une intégration subordonnée du Sud par le Nord. Ceux qui les conçoivent tissent entre les deux rives des relations asymétriques qui s’apparentent davantage à des branchements et des canalisations qu’à de la libre circulation. À travers cette articulation fonctionnelle, s’opère une subordination spatio-temporelle de l’espace et de la société marocaine, mobilisés de manière à répondre aux besoins du calendrier productif européen et à le complémenter [1].
En partant de deux zones de production intensive de fraises situées, l’une en Andalousie et l’autre au nord du Maroc, cet article [2] vise à montrer les relations entre les stratégies d’implantation et d’organisation de la production des secteurs fraisicoles et les politiques migratoires et de régulation économique, relations qui sont à l’origine de la dynamique des marchés globaux. Plus précisément, il s’agit de montrer la manière dont l’intégration subordonnée évoquée plus haut s’est déclinée à l’échelle régionale au sein de la chaîne globalisée des fruits rouges, comment cela a abouti à l’embauche d’ouvrières marocaines des deux côtés du détroit et quel rôle la frontière joue dans la profitabilité de ces deux enclaves. On s’intéressera aux écarts entre annonces libérales et réalités politiques aussi bien en matière migratoire qu’économique.
Migration circulaire ou assignation à circuler ?
Le développement de la monoculture de fraises dans le sud de l’Andalousie a rapidement impliqué, au cours des années 1980, l’embauche pour la saison d’une main-d’œuvre salariée composée d’abord de journalier·es andalous·es puis, au cours des années 1990, d’étranger·es récemment arrivé·es en Espagne. Ces travailleur·ses ont été remplacé·es en 2000 grâce à la possibilité offerte par la nouvelle loi sur l’immigration (ley de extranjería) de recruter dans les pays tiers des saisonniers devant rentrer dans leur pays à la fin de la récolte. Le recrutement à la source (contratación en origen) a constitué le mécanisme « totalement sûr » mis en œuvre par le secteur pour répondre aux aléas du besoin saisonnier de main-d’œuvre et à l’impossibilité de la grève dans une culture où les caractéristiques habituelles du marché du travail agricole [3] sont exacerbées par le caractère extrêmement périssable des fraises et les coûts toujours plus élevés des intrants. Ce mode de recrutement a été fortement utilisé par le secteur dès les années 2000 pour faire venir des femmes, de Pologne et de Roumanie.
L’embauche d’ouvrières marocaines s’est développée ensuite à la faveur de trois dynamiques : l’expérience d’une entreprise implantée au Nord et au Sud du détroit5 qui s’est servi de cette possibilité d’embauche pour transférer des saisonnières de ses fermes marocaines vers ses fermes andalouses, la perte de contrôle sur la mobilité des saisonnières de l’Est liée à leur nouveau statut de citoyennes européennes et, enfin, la possibilité de faire financer la mobilisation de force de travail par des millions d’euros de subventions destinés à promouvoir les migrations professionnelles temporaires des pays tiers vers l’Union européenne. L’obtention de ces subventions, dans le cadre du programme Meda 2 [4] et d’un projet porté par une des mairies de la zone fraisicole est liée à la volonté de la Commission européenne de prouver que des formes de migrations temporaires impliquant réellement un retour au pays en fin de contrat étaient possibles [5]. Ce que Stephen Castles a appelé un « retour vers le futur » [6] consistait en une entreprise de remise au goût du jour des politiques d’immigration de travail mettant en avant de nouvelles catégories politico-administratives comme la migration circulaire. Ces nouveaux programmes permettraient d’éviter les « travers » des politiques antérieures, considérées comme ayant échoué puisque de nombreux·ses travailleur·ses avaient fini par s’installer. Sous la bannière d’une « migration circulaire » présentée comme bénéfique à toutes les parties (« win-win-win migration » et « partenariats pour la mobilité »), s’est organisée une des migrations les plus canalisées et les plus attentatoires aux droits des salarié·es qui soit, le recrutement saisonnier d’ouvrières agricoles marocaines pour la saison des fraises. Comme tout programme de migration temporaire, le projet mis en œuvre entre le Maroc et Huelva organise la docilité de la travailleuse. Avant même de partir, l’ouvrière signe un engagement de retour. Elle se voit alors délivrer par la direction générale de l’immigration « une autorisation de résidence temporaire et de travail où seront indiqués le secteur géographique et le secteur d’activité autorisés ainsi que la durée de cette autorisation qui coïncidera avec la durée du contrat ».
Cette dépendance du séjour au contrat de travail protège le système contre toute velléité de revendication ou d’organisation collective. Les organisateurs du flux ajoutent un levier à cette modalité de contrôle. Seules sont embauchées les femmes mariées ou l’ayant été et ayant des enfants de moins de treize ans. La mobilisation saisonnière de ces ouvrières se fonde donc sur les asymétries de sexe et la vulnérabilité administrative. Le programme permet une flexibilité au jour le jour (les ouvrières habitant sur l’exploitation) mais aussi saisonnière puisqu’elles n’ont pas de date fixe de contrat et attendent au Maroc que l’employeur fasse appel à elles. Les normes de sexe mais aussi la matérialité du travail domestique sont ici utilisées pour canaliser la mobilité. Les normes de la bonne féminité permettent même de présenter les entraves à l’installation comme arrangeant in fine celles qui les subissent, les rapports sociaux de sexe s’articulant ici avec l’utilitarisme migratoire dans un renforcement mutuel [7]. L’assignation à circuler des travailleuses sous contrat ainsi obtenue permet d’établir un système de travail migrant basé sur l’établissement d’une frontière temporelle, spatiale et juridique qui externalise sur des foyers du Sud les coûts sociaux de ce système productif et permet d’obtenir une main-d’œuvre à la fois contrôlée, flexible et jetable [8]. Comme l’a été le programme Bracero pour l’agriculture californienne [9], la contratación en origen est un régime de migration de travail qui restreint le niveau des salaires, mine l’organisation des travailleurs et assume même certaines fonctions de management. « S’ils nous disent que le flux migratoire s’arrête, notre commerce s’arrête », souligne un producteur. En ce sens, la rentabilité des fraises produites à Huelva est bien le fruit de la frontière.
Délocalisation et frontière au temps du néolibéralisme
Les origines du secteur de production et d’exportation de fraises et de fruits rouges au Maroc remontent à la délocalisation d’entreprises andalouses à la fin des années 1980. Concrètement, l’installation de l’entreprise Fredesloc en 1989 est considérée comme le point de départ du développement de cette mono-culture. La possibilité d’accès à une main-d’œuvre à bas coût, des conditions climatiques favorisant une production plus précoce qu’en Europe et la proximité entre la plaine du Loukkos et le port de Tanger ont depuis poussé de nombreux groupes transnationaux à considérer la côte nord-atlantique du Maroc comme une plateforme privilégiée pour produire des fruits rouges pour les marchés européens. Il s’agit en effet d’un secteur tourné vers l’exportation et dominé par des entreprises étrangères, pour lequel le contrôle de la main-d’œuvre est un élément clé de compétitivité. Il s’obtient à travers la segmentation sexuelle et générationnelle du marché du travail, fondée sur le recrutement de jeunes femmes célibataires originaires de foyers sans-terre de la région.
Le développement de ce secteur ne peut pas se comprendre sans prendre en compte les politiques de libéralisation de l’agriculture et des échanges commerciaux promues par les plans d’ajustement structurel des années 1980, l’entrée dans l’Organisation mondiale du commerce et la signature de divers accords dits de « libre-échange » dans les années 1990 et 2000. L’accord de libre-échange entre le Maroc et l’Union européenne, en vigueur depuis 2012, est central pour le secteur de fruits et légumes [10], même si, comme on le verra, il se caractérise par des relations asymétriques, marquées par un protectionnisme européen et une grande dépendance de l’économie marocaine envers le marché commun [11]. Ainsi, malgré l’augmentation annoncée des échanges libres de droits de douane pour les fruits et légumes, l’accord maintient les prix d’entrée et les calendriers auxquels sont soumis certains produits considérés comme sensibles pour l’agriculture européenne. Ces restrictions déterminent toute l’organisation de la production de ce secteur au Maroc et sa spécialisation dans des cultures extra-précoces qui permettent à la·au consommateur·rice européen·ne un accès annuel aux fruits et légumes sans que les exportations marocaines concurrencent les producteur·rices du vieux continent. La spécialisation du secteur marocain dans la fraise congelée à partir du premier avril de chaque année, date à laquelle entrent en vigueur des tarifs douaniers pour protéger les premiers pics de production de la fraise fraîche européenne, illustre de manière paradigmatique les effets de ces barrières commerciales sur les cultures marocaines.
Comme cela a été souligné par ailleurs, les effets de la libéralisation commerciale et la spécialisation dans la production et l’exportation de fruits et légumes frais, promues énergiquement par l’actuelle politique agricole marocaine, le Plan Maroc vert (2008), renforcent la position périphérique du Maroc face au Nord globalisé et augmente les inégalités structurelles qui ont affecté historiquement l’agriculture marocaine, favorisant l’agrobusiness au détriment de l’agriculture paysanne [12]. En effet, la majorité des exploitations marocaines, de petite taille, pratiquant une agriculture extensive dans des zones non irriguées, est profondément affectée par l’entrée de productions européennes comme les céréales, cultivées de manière intensive et hautement subventionnées [13]. En ce qui concerne les cultures d’exportation pour lesquelles le Maroc présente, selon le discours libéral, « des avantages comparatifs », la cartographie des gagnant·es et perdant·es de l’accord de libre-échange de 2012 se complexifie si l’on observe de plus près les origines des capitaux et les relations nouées avec le Nord dans le secteur agro-exportateur. Dans le cas de la fraise, les entreprises européennes contrôlent l’exportation et concentrent par conséquent la plus grande partie de la valeur ajoutée créée par le secteur [14]. Elles occupent une position dominante face aux producteur·rices, principalement marocain·es, du fait d’un système d’agriculture sous contrat reposant sur le crédit [15]. Ce rôle prépondérant des capitaux étrangers dans le secteur renforce l’idée d’une intégration subordonnée du secteur de fraise marocain dans la chaîne globale de la fraise. Ainsi, la production et le traitement post-récolte, fondés sur la surexploitation des ressources naturelles et de la main-d’œuvre locale, se concentrent au Maroc, alors que les segments de recherche et développement d’intrants et de distribution commerciale qui accaparent la majorité de la valeur ajoutée de la chaîne, sont contrôlés par des entreprises du Nord. Les asymétries constatées entre producteur·rices et exportateur·rices étranger·es dans le secteur et l’intégration commerciale subordonnée à l’Union européenne révèlent le rôle central de la frontière dans les processus d’accumulation au sein de cette agriculture globalisée.
En définitive, qu’il s’agisse de l’importation saisonnière et utilitariste d’ouvrières marocaines en Espagne ou de la délocalisation de la production au Maroc, on constate la non-durabilité du modèle agro-exportateur. Qu’elle impose une assignation à circuler ou des règles commerciales asymétriques entraînant l’implantation d’entreprises délocalisées sur la rive sud et la subordination de la terre et de ses travailleurs et travailleuses, la frontière, fruit du néolibéralisme, est une condition du profit des firmes transnationales européennes ou américaines placées en amont et en aval de la chaîne.