(Dé)passer la frontière

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Frontières dématérialisées : entre refoulements, dispersions et identifications

, par COURCOUX Lola

L’une des principales transformations contemporaines de la géographie européenne et de ses frontières s’incarne au travers de la mise en place des hotspots. Loin d’être simplement un nouveau type de lieu de rétention (situés en Italie et en Grèce), ceux-ci sont pensés dans le cadre d’une approche plus globale [1] comme nouveau moyen de gérer des flux migratoires perçus comme “indisciplinés”. Cette nouvelle organisation éclaire une certaine articulation entre la multiplication et la dématérialisation des frontières qui se manifestent dans une « disposition de plus en plus réticulaire », c’est-à-dire au travers d’une mise en réseau de différents dispositifs qui s’articulent en deçà et au-delà de la frontière territoriale, sous plusieurs formes à la fois physiques (dans des lieux précis comme les aéroports, les frontières, les centres de rétention, les préfectures, les centres humanitaires et d’hébergement, etc.), juridico-administratives (demandes de visa, demandes d’asile, demandes de régularisation...) et biométriques (différentes bases de données : SIS, SIV, Eurodac...).

Les hotspots comme nouveau régime de « disciplinarisation des flux migratoires : systématiser le tri et l’identification des primo-arrivant·es »

Au mois de mai 2015, face à l’augmentation des flux migratoires vers l’Italie, la Commission Européenne publie l’Agenda on Migration, qui développe l’idée de la mise en place de nouveaux centres de première réception baptisés « hotspots », dont l’objectif affiché est de mieux organiser la réception des flux migratoires par les États en concentrant toutes les arrivées dans des centres fermés. L’émergence de ces nouveaux lieux va de pair avec l’instauration par la Commission européenne le 22 septembre 2015 d’un régime de répartition et de relocalisation des migrant·es éligibles dans les États membres (160 000 réfugié·es en totalité), présenté comme une aide apportée aux pays d’arrivée – perçus comme débordés – pour leur permettre d’assurer une meilleure gestion des flux. La mise en place des hotspots, dont le premier apparaît à Lampedusa, entraîne ainsi une certaine « disciplinarisation » des flux migratoires, du fait notamment que toutes les embarcations secourues en mer sont désormais acheminées vers les hotspots et que les migrations plus autonomes, ou en dehors des radars, deviennent en partie impossibles. Le hotspot se développe ainsi comme un lieu de pré-tri — entre migrant·es éligibles à la relocalisation et ceux et celles considéré·es comme illégales·aux, qui se voient parfois directement refoulé·es vers leur pays d’origine (notamment les maghrébin·es) ou « simplement » relâché·es avec des arrêté·es d’expulsion du territoire. Progressivement, et face à l’échec des procédures de relocalisations, le hotspot devient principalement un lieu d’identification ambigu, dont on ne peut sortir qu’après avoir accepté une prise d’empreintes enregistrée dans la base de données européennes Eurodac qui implique à la fois l’entrée dans un système juridique – celui de Schengen et du règlement Dublin – mais également illégalise l’entrée des personnes qui passent par ce système et qui ne lui obéissent pas, c’est-à-dire qui ne restent pas dans ces pays d’arrivée mais continuent leur route vers d’autres pays européens [2].

Bien que le risque et la violence des prises d’empreintes soient antérieurs à la création des hotspots, leur mise en place comme lieux de passage obligatoires incarne dès lors la systématisation de l’identification digitale comme outil de gestion et contrôle de la frontière, et plus globalement des mobilités en Europe. Lors d’une permanence juridique, C., un jeune homme guinéen arrivé en 2017, me raconte : « Quand je suis arrivé, j’ai d’abord refusé de donner mes empreintes. Alors, comme cela se passe toujours, ils m’ont isolé et m’ont torturé avec des coups de taser et ils m’ont frappé. J’ai résisté le plus que j’ai pu pendant plusieurs jours. Comme moi je n’avais pas trop duré en Libye, bon, j’avais de l’énergie, alors j’ai essayé de lutter. Je pense que les autres sont trop fatigués, ils ont dit oui plus rapidement. Mais le résultat est le même. À la fin, j’ai donné mes empreintes ». La mise en place des hotspots entraîne ainsi une certaine numérisation des processus migratoires. D’une part, parce que ces lieux ont vocation à regrouper toutes les arrivées sur des espaces précis (Lampedusa, Pozallo, Lesbos, etc.) produisant ainsi une certaine concentration numéraire – du fait que les personnes sont obligées de passer par ces lieux et de suivre les procédures qui y sont assignées – mais également parce que ces espaces, devenant des lieux de gouvernance européenne, permettent d’augmenter les moyens d’enregistrer et classer les données sur les flux migratoires et les franchissements irréguliers des frontières de manière bien plus systématique et organisée que lorsque cela était réalisé par les États eux-mêmes. Ainsi, si la prise d’empreintes n’apparaît pas avec les hotspots, l’intervention d’officiers européens dans ces centres spécifiques permet de systématiser cette identification (quasiment 100% de prise d’empreintes effectives depuis l’ouverture des hotspots en Italie).

Ces dispositifs d’identification s’articulent avec le cadre juridique du règlement Dublin par le fichier Eurodac, outil technique mis en place en 2003, qui a pour but d’enregistrer et ficher les personnes entrées sur le sol européen dans une même base de données, afin de faciliter leur identification ainsi que la capacité des États membres à comparer les empreintes des demandeur·ses d’asile et à permettre une meilleure application de la Convention. Le fichier Eurodac s’articule avec trois autres fichiers, le SIV, qui identifie les personnes ayant bénéficié d’un visa européen, et le SIS, qui est un fichier de sécurité destiné principalement à la lutte contre le terrorisme et le grand banditisme. Ces trois fichiers couplés permettent à l’Europe de constituer une importante base de données sur les mouvements et circulations qui ont lieu sur son territoire. La prise d’empreintes ouvre un espace juridique au sein duquel les « Dubliné·es » (les personnes soumises au règlement Dublin) sont « déportables » – ou sous le terme juridique euphémisé,́ « transférables » – puisque chaque personne qui a vu ses empreintes être prises quelque part, risque d’être transférée vers le pays où ses empreintes ont été relevées pour la première fois (donc souvent celui d’arrivée en Europe), ou du moins sera sous la menace de cette expulsion partout où elle ira.

Ce dispositif s’insère dans un temps long du développement progressif des technologies du contrôle de la circulation dont l’apparition du passeport et des visas ; cependant, si la plupart de ces technologies concernaient la manière de réguler et identifier l’entrée sur le territoire européen, elles se dirigent de plus en plus vers la régulation des circulations internes comme nécessité de « contrôler et organiser ces mouvements », notamment sur des populations qui n’ont pas d’identité connue (pré-enregistrée) ni de passeport avec elles. Ainsi on observe une reconfiguration du contrôle au travers du hotspot, qui ne se pense plus en 2D (espace et temps) mais en 3D, avec la traçabilité et donc la permanence de la frontière et du contrôle au-delà du lieu même de rétention. Le contrôle ne se constitue pas en un lieu et une pratique uniques mais en une multitude de pratiques et de traitements différenciés, de surveillance – entendue comme « l’attention centrée, systématique et quotidienne à des informations d’ordre personnel dans le but d’influencer, de gérer, de protéger ou de diriger », selon D. Lyon. Ainsi, différentes catégories d’identification sont mises en place selon la situation de la personne au moment où elle est identifiée : cette surveillance se développe de la sorte sur toute la route migratoire avec des identifications successives qui permettent d’assurer l’ « enjeu de l’identification systématique des personnes sans papiers à chaque étape, réelle ou possible, de leur parcours » [3] et la traçabilité des mobilités et procédures engagées par les personnes.

Empreintes digitales derrière des barreaux. @jurek d. (CC BY-NC 2.0)

Processus de « frontiérisations » entre les pays européens : diversification et multiplication des formes de frontières

Le « long été des migrations » de 2015 a produit de nombreuses réactions au sein même de l’Espace Schengen, qui se caractérisent avant tout par une « re-nationalisation » et une fermeture progressive des frontières européennes. Si cette fermeture des frontières internes a été largement médiatisée, au travers notamment de dispositifs spectaculaires de frontiérisation physiques auxquelles se heurtent les migrant·es, de nombreux éléments de cette extension des frontières sont apparus peu documentés. Ainsi, au mois de juin 2015, la France déroge à Schengen une nouvelle fois à sa frontière avec l’Italie qui crée une certaine intermittence de la liberté de circulation intra-européenne, par un contrôle renforcé de la frontière mais également avec l’extension des frontières elles-mêmes au travers de pratiques qui comprennent des zones géographiques de plus en plus larges, en amont et en aval de la frontière.

A Vintimille, en juillet 2016, le gouvernement italien décide d’ouvrir un centre humanitaire géré par la Croix Rouge, qui devient alors un point essentiel du contrôle de la frontière [4] : de nombreuses personnes rencontrées sur place nous décrivent ce campo comme indigne, surpeuplé, peu accueillant, mais ce qui domine dans les récits est la question des empreintes. En effet, un système de prise d’empreintes a été mis en place à l’entrée du centre et conditionne son accès (cet exemple reflète d’ailleurs la multiplicité d’acteur·rices qui participent aux opérations du contrôle des frontières – non seulement l’État, mais aussi des associations et des lieux humanitaires – et aux tâches de fichage et de surveillance comme outil de gestion des mobilités). Par ailleurs, c’est également à partir du printemps 2016 que l’Italie commence à organiser des arrestations massives – rafles – aux grands axes de passage des migrant·es sur la route de l’Europe, dans le but de déporter ces personnes vers le sud de l’Italie, et notamment vers le hotspot de Taranto, dont la fonction principale devient quasiment d’assurer la ré-identification des personnes raflées sur le territoire italien : « En Italie, s’ils t’attrapent à la frontière entre la France et l’Italie, ils te ramènent à la dernière ville en Italie, comme Taranto ou Pozzalo. Ils font ça pour que ça soit difficile pour toi de revenir, c’est juste pour te compliquer la vie » [5]. Ces déportations fréquentes au Sud de l’Italie sont ainsi en partie le signe d’une volonté de gestion de masse et de dispersion incessante des personnes en mouvements, non pas dans le but de stopper les flux, mais de les ralentir. Cette pratique a ainsi la double fonction de renforcer les missions d’identification des hotspots du Sud – notamment en effectuant un double check pour les personnes qui auraient pu échapper aux identifications dans les hotspots mais aussi de retarder les itinéraires, dans la mesure où les personnes ne sont jamais enfermées longtemps dans les hotspots et regagnent ainsi toutes très rapidement Vintimille.

Ces mêmes procédés de ralentissement et de dispersion sont observés du côté français. À partir de l’automne 2015, un dispositif sécuritaire se met en place autour de la jungle de Calais avec de nombreuses arrestations et placements en rétention massifs qui ont la particularité de chercher à éloigner au maximum les personnes interpellées. Les personnes massivement arrêtées autour de la jungle sont souvent envoyées dans des centres de rétention lointains (notamment à Toulouse) puis souvent rapidement libérées. Ces refoulements ont d’une part une fonction de pré-tri au travers de procédés très matériels (contrôles de police, locaux de rétention, refoulements, prise d’empreintes, etc.) mais donnent également à voir une extension et une dilution immatérielle de la frontière. Ainsi, la dématérialisation et la multiplication des contrôles ne font pas qu’assurer une effective identification digitale mais produisent également de nombreux effets de décélérations, de détournements, d’éloignements qui retardent les trajectoires migratoires sans jamais les stopper complètement, cherchant à jouer sur l’épuisement et le découragement.

Si les arrestations à Vintimille et les déportations vers les hotspots du Sud se perpétuent aujourd’hui (on peut noter une à deux déportations par semaine [6]), il arrive que les personnes soient seulement relâchées devant le hotspot, sans même y être retenues ou identifiées ; dans ce cas, il semble ainsi que le but soit seulement d’éloigner les personnes de la frontière – bien que cela soit pour un temps très court – et ainsi renforcer le caractère temporel de la frontière et la dimension dissuasive.

Des mobilités internes perturbées : réseaux de transports et réseaux de contrôles

Si les instances européennes et États membres cherchent à renforcer et améliorer le contrôle de leurs frontières extérieures, ces dimensions du contrôle ne s’arrêtent pas aux frontières de l’Europe mais s’étendent bien au-delà, à l’intérieur de l’espace européen. Ainsi, émerge une articulation entre la dématérialisation des frontières d’une part et le prolongement des pratiques et zones de frontières d’autre part. Les « borderzone » sont d’autant plus étendues au-delà des frontières : non seulement les zones frontalières s’étendent sur plusieurs dizaines de kilomètres au-delà de la démarcation physique, mais on observe également différent checkpoints tout au long des routes empruntées par les migrant·es et notamment sur les réseaux de transport. Ainsi, de nombreux récits de personnes ainsi que des observations menées notamment à Marseille, au Pays Basque (sur les axes de Bayonne, Toulouse et Bordeaux) et à Paris (Gare de Lyon) montrent une multiplication des contrôles ciblés dans les gares de passage vers le nord de l’Europe. À l’été 2018, alors que les routes se reconfigurent, le contrôle se déplace de la gare de Lyon (arrivées en provenance de Marseille) à la Gare d’Austerlitz (arrivées de Briançon) où des arrestations ont lieu régulièrement. A Marseille, plusieurs cas d’arrestations groupées à la gare Saint Charles sont rapportés depuis 2015 ; si la plupart des personnes arrêtées sont identifiées et relâchées, au cours de l’année 2018 sont rapportés des cas de personnes arrêtées et emmenées en bus vers les locaux de rétention de Menton 8 puis de là, renvoyées en Italie, à Vintimille, ou plus loin dans le Sud. La même logique est ainsi à l’œuvre : l’identification de plus en plus anticipée sur les trajectoires et le refoulement interne en amont et en aval du passage de la frontière. En effet, la plupart des frontières européennes sont perméables et facilement franchissables, surtout au regard des nouveaux moyens de locomotions low cost qui se développent comme Blablacar, Ouigo ou Flixbus, dont les migrant·es ne sont pas les dernier·es à profiter pour assurer leur mobilité en Europe.

Ces différents contrôles rentrent dans un continuum de contrôle qui va des premiers pays d’entrée aux pays d’arrivée et renforcent le sentiment d’incertitude pour les personnes qui empruntent ces routes. En effet, un contrôle présenté comme simple vérification d’identité le long des réseaux de transports sur les routes migratoires identifiées par la police peut déboucher sur une prise d’empreintes enregistrées dans le fichier Eurodac. Cette confusion entretenue entre les différents fichiers biométriques n’est pas sans impact sur les trajectoires des personnes, ou en tout cas peuvent jouer un effet de découragement. Ces différents points et pratiques de contrôle diffus doivent non seulement être analysés en lien avec les reconfigurations des routes migratoires mais également avec les évolutions des pratiques de frontiérisation administrative interne aux États membres, concernant l’application du règlement Dublin et des procédures qui découlent de ces identifications. En effet, la dématérialisation des frontières se déploie également au travers d’un arsenal juridique qui cherche de plus en plus à bloquer les migrant·es là où elles·ils sont arrêté·es ou enregistré·es, dans le but d’éviter les mobilités indisciplinées et d’empêcher les potentielles pratiques de ruses et d’autonomie. Ainsi, s’il devient de plus en plus compliqué de déposer la demande d’asile dans le pays européen de son choix, il devient également de plus en plus difficile de se faire enregistrer où l’on veut (dans la région et la préfecture de son choix) sur le territoire national. A., arrivé en 2017, me raconte son arrivée à la gare de Marseille : « D’abord, je voulais aller à Paris mais en chemin j’ai été arrêté par la police à la gare Saint Charles avec d’autres gars. Ils m’ont emmené au commissariat et m’ont demandé si je voulais faire une demande d’asile mais j’ai dit que je voulais aller en Angleterre, alors ils ont pris mes empreintes et m’ont donné rendez-vous à la préfecture trois jours après, c’est allé très vite. J’ai rencontré un Soudanais, il m’a dit qu’il n’y a pas le choix, maintenant tes empreintes sont à Marseille et on a un rendez-vous ici, alors j’ai décidé de rester ». Cette prise d’empreintes a non seulement un effet sur l’identification mais également sur les modalités des procédures administratives et juridiques.

Ainsi, de 2015 à 2017, il semble que progressivement les modalités de contrôles des autorités françaises aient évolué : de l’impératif de bloquer les personnes avant l’Angleterre (quitte à les inciter à demander l’asile en France ou les dé-dubliner), on cherche désormais avant tout à assurer le renvoi anticipé des potentiel·les dubliné·es (refoulements vers les pays d’arrivée avant même l’enregistrement de la demande d’asile et applications très strictes du règlement de Dublin dont nous avons parlé ici). On perçoit ainsi différents dispositifs d’(im)mobilités forcées des migrant·es qui se reconfigurent constamment et illustrent une sorte de « confinement dans la mobilité » (traduction libre de l’expression de M. Tazzioli : « containment through mobility »).

Conclusion

Ainsi, de fait, la frontière immatérielle – la frontière que l’on porte sur le corps, sur le bout de doigts, à travers nos empreintes digitales – a souvent un plus grand impact que la frontière physique. On observe donc une multiplication et un déplacement des frontières qui permettent d’éclairer l’intuition que « l’approche hotspot » ne se limite pas au Sud de l’Italie ou aux îles grecques, mais s’articule avec des processus d’identification et différents types de lieux et de pratiques de contrôle et de surveillance mis en réseau et des régimes d’application différenciés de la procédure Dublin. Les trajectoires d’arrivée et les routes empruntées déterminent ainsi des trajectoires de contrôle et de surveillance différenciées, et multiplient les expériences d’accélération, de décélération des mobilités et de transit. La frontière tend à se dématérialiser par deux aspects : à la fois par la biométrisation – la frontière est sur le corps et suit les personnes où qu’elles aillent – et par la multiplication de checkpoints plus ou moins matérialisés qui assurent la traçabilité et la disciplinarisation des mobilités.