Selon un mythe touareg, depuis la première transgression qui l’a privé du paradis terrestre, l’être humain s’est trouvé confronté à un milieu hostile, un monde sauvage qu’il s’applique à apprivoiser pour survivre. Afin de maîtriser cet espace vierge, ce désert ou ce « vide » (essuf) sur lequel il n’a aucune prise, il s’efforce d’y implanter ses balises, d’y incruster ses propres repères, d’y installer son abri. C’est en traçant les axes et les étapes successives de ses parcours nomades que l’être humain défriche l’univers inconnu et le dote d’un ordre, d’un sens, d’une orientation qui le rendent intelligible et maîtrisable. Véritable recréation du monde, la “conquête du vide” suit le mouvement des flux cosmiques, replaçant infatigablement l’être humain dans l’itiné-raire cyclique tracé par l’univers en marche et emprunté par tous ses éléments constitutifs.
Le modèle défini par l’emboîtement des axes du monde est projeté à tous les niveaux de réalité : il correspond aux articulations du corps, physique ou symbolique, de l’être humain, de la société, du territoire... lecture cosmologique sur laquelle s’appuient les nomades pour expliquer leurs relations à l’environnement géographique, physique ou humain. Ainsi, l’organisation imaginée du territoire touareg comme de la société est semblable à celle du corps humain ou encore de la tente dont le velum repose sur plusieurs piquets, chaque membre du corps ou chaque piquet de tente représentant à la fois une entité à part entière et une partie d’un tout, construits selon le même schéma.
Chaque unité sociale, de la plus petite (le campement) à la plus grande (la société tout entière), est associée à un territoire, inclus dans un autre territoire plus vaste, sur lequel elle a des droits d’usage prioritaires bien que non exclusifs. Les ressources en jeu sont essentiellement les pâturages, les points d’eau naturels ou aménagés (sources, mares, puisards, guelta, puits), le gibier, les produits de cueillette et le bois. Ces biens ne peuvent être appropriés individuellement. Leur contrôle s’établit aux différents échelons de la collectivité, représentés par des chefs-arbitres qui endossent la responsabilité de la gestion du territoire par rapports aux groupements voisins et aux instances hiérarchiquement supérieures. Les points de jonction des territoires sont très importants : c’est sur ces lignes d’articulation que sont installés les puits, les marchés et que passent les routes caravanières.
Dans cette perspective, le tracé du parcours nomade traduit la mise en rapport et en dialogue des deux faces du monde, indispensables l’une à l’autre, aussi opposées que complémentaires, c’est-à-dire la nature sauvage et l’espace domestiqué, ou encore le désert et la tente, l’inconnu et le connu, l’altérité et l’identité...
La notion de territoire s’élabore par rapport à la terre parcourue, ordonnée et gérée, la terre sur laquelle l’être humain a laissé ses empreintes. Cet espace est approprié de manière dynamique et non exclusive puisqu’il est un lieu de croisement des parcours qui engagent les incessantes négociations entre le monde de la nature et le monde de la culture.
Cette conception de l’univers – qu’elle soit prise au sens abstrait ou concret, qu’elle se réalise sous la forme d’une philosophie, d’une superstition, d’un sentiment ou d’une pratique – pose comme condition à la vie le principe de réciprocité. Sans partage et sans échange entre l’identique et le différent, nous dit-elle, aucune existence n’est possible.
Dans les limites du code pastoral qui fixe les conditions d’utilisation des ressources écologiques, le territoire virtuellement parcourable et exploitable d’un nomade s’étend de son parcours habituel à tout l’espace confédéral et sociétal. Il pourrait théoriquement s’étirer à la planète entière. Car les droits sur le sol une fois prélevés en saison sèche par leurs usufruitiers, rien ne doit entraver la marche des humain·es et de leurs troupeaux. Cette conception s’accorde à la représentation cosmogonique touarègue où l’univers est perçu en mouvement. Les éléments, les êtres humains, les animaux, les plantes, les choses, les moindres particules suivent un cycle dont la fin marque le début d’un nouveau cycle, jusqu’à leur fusion dans les flux cosmiques. Tout ce qui est capable d’interrompre le parcours nomade recréant le mouvement de l’univers menace la perpétuité de ce monde. Le nomadisme apparaît dans ce cadre comme une nécessité « naturelle », donc éternelle et universelle, inscrite dans les lois cosmiques. Au fil des saisons, suivre sa route « sur le dos de la terre » est pour le nomade un besoin élémentaire, presque « biologique » puisque l’être humain lui-même est partie intégrante de ce tout cosmologique. Empêché de le satisfaire, il ne lui reste qu’à mourir.
Si violer les règles de gestion des pâturages et la mise en valeur nomade des terres est une atteinte aux droits des humain·es, interrompre le mouvement des êtres, les réduire à l’immobilité, les sédentariser représentent des menaces contre l’univers entier. Comment, dans ce cadre, concevoir l’utilité des frontières fixes qui enclosent, des grilles qui enferment, des barrières qui entravent durablement ? Où chercher la nécessité des État-nations, de leurs territoires clôturés, de leurs limites étanches et rigides qui tronçonnent une vallée, une famille, un parcours ?
Pour la reproduction de la vie sociale sur le plan biologique, écologique et idéologique, les droits essentiels des nomades pourraient se définir comme la liberté de mouvement reproduisant le cycle de l’univers, dans le respect des règles établies, comme le code pastoral, correspondant à une rationalité économique.
Le sol, support de la marche, est comme l’air ou l’eau, un élément vital qui, à ce titre, ne peut être individuellement annexé, découpé ou entamé. Son bon usage relève toujours de la responsabilité collective sous le contrôle des chefs élus représentant la société à ses divers échelons.
Aussi bien dans la réglementation des relations foncières que dans celle des autres sphères de la vie sociale, cette perspective « dynamique » de l’univers se heurte aux règles qui immobilisent les êtres, les choses, les biens... À la propriété privée qui divise et aliène définitivement le sol et les biens mobiliers, cette vision du monde oppose l’indivision du capital et la distribution de droits d’usage temporaires. La prolongation d’un être passe par celle de sa « tente », concept s’appliquant aux différents cercles de parenté auxquels il se rattache, des plus étroits (famille nucléaire, groupe de filiation) aux plus larges (société touarègue, humanité). Sans territoire et sans troupeau, une tente ne peut subsister. Et sans tente, sans abri, l’être est menacé d’extinction. Pour éviter cet anéantissement, le rôle des personnes responsables est de veiller à la préservation de ces biens qui assurent la pérennité de leur lignée, de leur tribu, de leur confédération et de la société tout entière. Institué en matrimoine le plus souvent, ce capital collectif a un caractère inaliénable et indivis garantissant l’existence de la tente qu’il nourrit. Chaque fois qu’un ayant droit devient apte à l’autonomie, une part de ce bien dont les fruits pourront assurer la survie lui est prêtée. Il en est du territoire comme des autres biens. C’est ainsi qu’une dotation en bétail est accordée à la nouvelle mariée aussi bien qu’aux personnes dépendantes récemment affranchies car ils fondent, dans chacun des cas, une « tente ». Lorsque le bénéficiaire de ce prélèvement disparaît, la part extraite à son profit retournera dans l’indivision des biens collectifs contrôlés par la tente-mère. Toutes les règles de l’ordre social qui organisent la transmission et la distribution des êtres humains comme des biens, des droits et des pouvoirs, expriment la même logique.
D’un point de vue théorique, chaque territoire, chaque bien, chaque tente, sont des éléments d’une vaste charpente qui les réunit et dont ils tirent leur nécessité. Tout palier est structuré à l’image de l’échelon qui le précède et qui le suit. Ainsi, le petit territoire de fraction est organisé de la même façon que le territoire de tribu, de confédération, de fédération... La tente qui abrite une famille restreinte est bâtie de la même manière que la « tente » symbolique que constitue la famille matrilinéaire élargie. Les biens indivis d’une fratrie sont régis sur le même mode que doivent l’être les biens indivis de la confédération ou encore le patrimoine de l’humanité.
Aussi, l’État moderne qui se trouve en rupture avec les lois de la nature incarne-t-il d’un point de vue nomade la barbarie, et chacune de ses mesures dénote-t-elle l’inadéquation fatale entre le cycle humain et le cycle de l’univers, conduisant inexorablement au dérèglement du monde et à l’extinction de la vie.
Comment surmonter le désarroi et le « tourne-tête » (taqenéghaf) que les blessures infligées à la terre ont suscitées ? Certaines thérapies utilisées en pays touareg illustrent particulièrement bien l’idée de l’homologie, profondément intériorisée, entre le corps humain et le corps de la terre. Ainsi, l’une des techniques utilisées pour soigner les maux de l’âme et du corps engendrés par l’ordre moderne consiste à égrener en une litanie effrénée les noms des lieux, des reliefs, des puits et des étapes fondatrices du parcours nomade afin de pouvoir relier par le fil de la parole les membres disloqués du corps malade, de retisser les trames déchirées, de retrouver l’ordre et le sens de la marche du monde, de reconstruire la terre en se reconstruisant soi-même.