(Dé)passer la frontière

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Sous la frontière, le tunnel

, par FINOKI Bryan

La généralisation insistante des frontières militarisées a entraîné la création d’un réseau souterrain de tunnels transfrontaliers. En creusant ces galeries, les « fouisseur·ses urbain·es » du monde entier constituent peu à peu une nouvelle couche de population, née précisément des combats contre l’hégémonie mondiale.

"Hier l’Algérie, demain la Palestine". Photo de l’oeuvre de Sania (www.sania-art.com)

Une ligne tracée par des barbelés, ou enracinée dans le sol par le béton et l’acier : telle est l’image que l’on se fait généralement des frontières nationales. Les politicien·nes vantent l’efficacité des « murs » dans la lutte contre les vagues d’envahisseur·ses étranger·es bien décidé·es à voler le travail de leurs citoyen·nes, à terroriser les populations et à dissoudre leur identité nationale. Au-delà de ce « théâtre de la sécurité », les murs sont une illusion architecturale érigée sur des prétextes populistes et des chimères politiques, sur la soif de profit des entreprises du bâtiment, sur des exceptions juridiques, sur un racisme institutionnalisé et, souvent, sur une colonisation brutale.

Plus récemment, ces murs sont devenus l’une des infrastructures fétiches des opportunistes techno-militaristes de l’après 11 septembre ; un moyen d’internationaliser la sécurité aux frontières ; et le prolongement d’un réseau tentaculaire d’exploitation et d’incarcération de travailleur·ses en surnombre. Ils masquent aussi un tableau infra-politique d’activités entremêlées qui s’exercent au fil du mur grâce à divers·es acteur·rices de l’ombre, dont beaucoup (en raison de la criminalisation croissante de la migration, de la surveillance aérienne, des blocus commerciaux, de l’occupation étrangère ou d’une corruption transfrontalière chronique) se voient forcé·es de se rassembler sous terre, poussé·es dans des recoins dangereux et dans la « clandestinité ». Mais les murs ne font pas que filtrer ou déplacer les flux transfrontaliers : ils sont à l’origine de la formation de tunnels informels autour desquels s’agglomèrent des mouvements non-autorisés composant une classe inférieure universelle et pour le moins suspicieuse. En obligeant les « antagonistes » de la mondialisation à trouver refuge sous terre, les murs contribuent à dépeindre leur cause comme une forme particulière de guérilla, ce qui permet en retour de justifier légalement une guerre à leur encontre.

Dès lors, comment s’étonner que certains pans de la frontière mexico-états-unienne ressemblent à la Cisjordanie, ou que le Cachemire évoque la zone démilitarisée entre les deux Corées ; ou encore que Rio et Gaza semblent de plus en plus être le reflet l’une de l’autre. Il n’est guère plus surprenant que l’Inde, tout comme Israël, soit totalement séparée physiquement de ses voisins musulmans, ni que l’intégralité du monde arabe soit cloisonnée par des clôtures militaires. De par son statut de passerelle entre le Moyen-Orient et l’Europe, et surtout de voisine de la Syrie, la Turquie a lancé toute une série de projets frontaliers sur son flanc oriental et aux confins de la Grèce et de la Bulgarie. Le mur qui sépare les États-Unis du Mexique, la dangereuse clôture entre Israël et l’Égypte, les clôtures installées par l’Espagne à Ceuta et Melilla sur le littoral marocain, la Méditerranée dans son ensemble, les eaux côtières où patrouillent des garde-côtes dans les Caraïbes et en Australie, sont quelques exemples de ces solutions provisoires les plus radicales, alors que de nouveaux murs apparaissent au sud du Mexique, au Myanmar ou encore à la frontière russo-géorgienne.

Si la tendance actuelle se maintient, même les barricades les plus anodines finiront par devenir de véritables zones frontalières militarisées au lieu d’être démantelées. Dans un contexte mondial où les migrant·es sont toujours plus nombreux·ses à fuir des guerres perpétuelles, des catastrophes climatiques ou les ravages du capitalisme, un contexte de conflits civils qui s’aggravent et de polarisation grandissante des inégalités systémiques du fait du capitalisme international, les frontières nationales sont remodelées et imbriquées dans une frontière carcérale universelle constituée d’habitats précaires, de camps de réfugié·es et de centres de détention. Plus les zones frontalières s’urbanisent, plus le modèle sécuritaire contemporain les unifie grâce à ses subterfuges habituels.

Mais si chaque mur projette une ombre, il inspire également son propre mécanisme de subversion. Chaque mur porte en lui les germes de sa ruine, une faille qui lui est inhérente. Les migrant·es, les réfugié·es, les coyotes, les cartels, les militant·es, même les soldat·es et « d’autres » acteurs et actrices n’ont eu de cesse de mettre au point d’ingénieux stratagèmes pour passer inaperçu·es. Le mur est un objet qui, ce faisant, construit sa propre négation sans le vouloir. C’est une surface que définissent au bout du compte les pressions qui s’exercent sur elle, conçue non pas comme un monument à la réussite mais à son propre échec délirant.

Pour le géographe Michael Dear (2013), « la partition est l’outil le plus indécent de l’arsenal géopolitique, un aveu non dissimulé d’échec diplomatique ». Historiquement, « mur » a souvent été synonyme de « tunnel ». Le tunnel est le produit dérivé brut du mur lui-même, un jumeau spatial dont il est indissociable et avec qui il partage une relation géopolitique intensément brisée. La longue et passionnante histoire des tunnels et des habitats souterrains a débuté dès l’aube de l’humanité. Les tunnels militaires, l’exploitation des sols et les guerres de tranchées continuent de raconter leurs fresques archéologiques héroïques. Tout comme ces tunnels transfrontaliers qui voient le jour çà et là, et dont le creusement ne saurait être dissocié de l’histoire de l’État-nation et du mur lui-même. La plupart sont destinés à la contrebande, ou servent à fuir un endroit.

La légende veut que les premiers tunnels creusés à la frontière méridionale des États-Unis l’aient été pendant la Prohibition. Comme l’affirme Peter Andreas dans son dernier ouvrage, les États-Unis furent essentiellement édifiés par des contrebandiers. Il est également de notoriété publique que la CIA comme les citoyen·nes de l’Allemagne de l’Est creusèrent leurs propres tunnels pour espionner ou fuir, avant la chute du mur de Berlin, ce que bien peu contestent aujourd’hui. Au début des années 90, lors du siège de Sarajevo, l’armée bosnienne creusa un tunnel secret qui reliait la ville au territoire contrôlé par la Bosnie, sous l’aéroport de Sarajevo, afin d’introduire clandestinement des provisions, du matériel et des armes, et de faire sortir des gens. En 2005, un tunnel fut découvert sous la frontière entre la Colombie-Britannique et l’État de Washington, utilisé semble-t-il par les trafiquant·es de cannabis. L’histoire est riche en exemples, mais le présent ne l’est pas moins, ce qui n’a rien d’étonnant.

L’histoire montre non seulement que le milieu souterrain est un espace de transgression vital où l’on conteste et contourne les limites du pouvoir (parfois autoritaire), mais aussi que « le tunnel » en tant que paradigme politique et spatial est un témoin de la détermination d’hommes et de femmes à triompher inlassablement et avec ingéniosité de murs illégaux. Les tunnels de Cù Chi, au Vietnam, en sont peut-être l’exemple récent le plus parlant.

Les grottes d’Al-Qaïda et des talibans, en Afghanistan, sont un autre exemple de contournement. Il est logique que la propagation des murs et la généralisation de la surveillance étatique s’accompagnent de l’émergence d’une nouvelle génération de creuseur·ses de tunnels et de communautés qui persistent à vivre sous terre.

Ces groupes, bien qu’ils ne soient pas directement connectés, mettent en application la pratique spatiale verticale de la géographie qu’Eyal Weizman soulignait en 2002 dans son essai « The Politics of Verticality », publié sur OpenDemocracy. Stephen Graham approfondit cette thématique à une échelle géopolitique plus large et souligne la nécessité « d’associer la prolifération des complexes souterrains à l’intensification exceptionnelle de la surveillance technoscientifique cautionnée par l’État qui, depuis plusieurs décennies, caractérise la géopolitique verticale » (2012). Quant à moi, j’estime que ces « fouisseur·ses urbain·es » constituent peu à peu une nouvelle couche de population, née des combats contre l’hégémonie mondiale.

Le 7 octobre 2013, les forces armées israéliennes ont mis au jour un tunnel transfrontalier long de 1 700 mètres reliant la périphérie de Gaza aux abords d’un kibboutz. Le Hamas a dit vouloir capturer des militaires israélien·nes tout en se préparant à la prochaine salve d’hostilités de la part d’Israël. L’État juif et l’Égypte ont mis à profit une technologie de détection de tunnels mise au point par le Pentagone et détruit une grande partie du réseau souterrain extrêmement sophisti-qué (on parle de plus de mille tunnels) et avalisé par la population de Gaza. Ces artères sont vitales pour l’économie de Gaza car elles permettent d’y introduire des biens via l’Égypte ; par ailleurs, le Hamas y contrôle la circulation des armes et y mène une guerre souterraine. Le blocus des frontières de Gaza par Israël n’a laissé d’autre choix aux Palestinien·nes que de nationaliser leurs infrastructures souterraines pour y réaliser les échanges commerciaux de base. Les destructions incessantes de ces galeries coûteraient des millions de dollars à Gaza.

En obligeant les Palestinien·nes à forer des tunnels, Israël a fait du gros de leur économie une cible militaire, étant donné que les tunnels économiques sont difficiles à distinguer des tunnels militarisés du Hamas. Pour Israël, le blocus est un moyen pervers de forcer Gaza à creuser, pour ensuite mener des campagnes à la légalité douteuse contre ces galeries en invoquant leur ambiguïté, et ainsi légitimer de façon discutable la poursuite de son urbicide [1] perpétuel contre l’État palestinien.

Depuis la seconde guerre du Liban en 2006, Israël a renforcé à l’extrême la surveillance à ses frontières après avoir découvert un vaste réseau de « villages souterrains » reliés à des bunkers plus sophistiqués du Hezbollah, au point que les forces armées israéliennes ont créé de faux tunnels pour se préparer à une future « guerre souterraine ». En 2012, un journal libanais rapportait que le Hezbollah contrôlait un ensemble de tunnels et de bunkers encore mieux dissimulés, qui s’étendraient jusqu’en territoire syrien.

Le 30 octobre 2013, des agents fédéraux états-uniens condamnaient un tunnel long de 500 m utilisé par des trafiquant·es de drogues, qui traversait la frontière mexico-états-unienne et reliait des entrepôts à San Diego et Tijuana. Sur les quelques 140 tunnels découverts le long de la frontière ces vingt dernières années, celui-ci figurait parmi les plus sophistiqués, étant équipé de son propre système de wagons sur rails électriques, d’un système d’aération et de fondations en béton. À Nogales, dans l’Arizona, on sait que les migrant·es comme les trafiquant·es de drogues se déplacent par le biais des galeries et des énormes canaux d’évacuation des eaux de crue qui traversent la frontière. Et depuis que les patrouilles aux frontières ont intensifié leurs contrôles souterrains robotisés, de nouveaux tunnels de fortune ont été découverts, percés dans les canalisa-tions d’évacuation des eaux usées. S’il fallait trouver une capitale des tunnels à l’Amérique du Nord, ce serait Nogales.

En 2007 et 2008, les vagues de répression qui ont précédé la tenue des Jeux olympiques d’été à Pékin ont révélé l’existence de trois trafics souterrains différents : des produits électroniques bon marché voyageaient entre Hong Kong et la Chine continentale (où ils sont bien plus chers) grâce à des galeries secrètes, des canalisations transfrontalières et des systèmes de poulie. À l’automne 2012, un tunnel de 50 mètres de long utilisé pour le trafic de drogues a été découvert entre la résidence d’un trafiquant brésilien, dans la favela de São Remo, et les abords de l’université de São Paulo, séparés par un mur. Il semblerait que ce tunnel ait vu le jour car bon nombre d’étudiant·es consommateur·rices de cocaïne avaient trop peur de s’aventurer dans la favela.

Ces murs qui étendent petit à petit leur ombre le long des frontières du monde entier semblent à première vue méconnaître leur propre porosité. Pourtant, les contrôles qui les accompagnent tiennent bien compte de ces intrusions quoti-diennes mais moins visibles. À une époque où règne le libre-échange et où les barrières sont censées être abolies, celles-ci canalisent de manière stratégique les flux transfrontaliers indésirables, loin des regards, dans les tréfonds de la terre, alimentant ainsi leur propre subversion, et ce pour diverses raisons :

  • Les murs contribuent à l’amalgame forcé de mouvements de différents types impossibles à contrôler, de réseaux souterrains de trafic illicite de drogues et de traite d’êtres humains, et de groupes militants.
  • a canalisation sous terre du « trop-plein » de main-d’œuvre et de réfugié·es facilite la déshumanisation de cette population superflue, et plus généralement sa « bestialisation » (pour paraphraser les chercheur·ses du Pentagone qui caractérisent ainsi les insurgé·es participant aux nouveaux conflits urbains du XXIe siècle ; conflits qui éclatent dans les rejets spatiaux sordides des États/villes en déliquescence). Il en découle une sous-espèce de criminalité frontalière plus vaste, dans laquelle peuvent être rangées fort commodément plusieurs catégories de suspect·es : migrant·es, réfugié·es, criminel·les, terroristes. Cette pixellisation pousse les autorités en charge de la sécurité nationale et de la lutte contre le terrorisme à les dépouiller un peu plus de leur protection juridique et à durcir leur criminalisation.
  • Les espaces souterrains sont plus à même d’être considérés comme des cibles militaires viables, quand bien même ils n’ont aucune visée violente, dès lors qu’ils partagent une même typologie spatiale avec des espaces semblables conçus à des fins plus nuisibles.

De nos jours, les murs engendrent des tunnels ; ce sont mêmes eux qui co-construisent ce produit dérivé qui oblige une foule de groupuscules transfrontaliers bannis à creuser leur propre tombe et s’enfoncer dans une clandestinité abyssale. Les gouvernements nationaux préfèrent mettre en œuvre une stratégie déshumanisante à travers une « souterranisation » forcée, plutôt que d’adopter des politiques responsables en matière d’immigration progressive et de travail, de repenser l’infructueuse guerre contre les drogues, ou encore de stopper l’anéantissement de l’État palestinien par Israël.

Voir l’article original en anglais sur le site de OpenDemocracy

Notes

[1[NDT] Le terme « urbicide » désigne des politiques de réaménagement urbain impliquant la destruction de bâtiments et de modes de vie urbains.

Commentaires

Cet article est la traduction d’un article initialement publié sur OpenDemocracy.com : « Tunnelling borders » mis en ligne le 26 novembre 2013.

Bryan Finoki est architecte et anime le blog Subtopia ; il a enseigné à la Woodbury School of Architecture et a co-fondé DEMILIT.