Les enclaves de Ceuta et Melilla, résidus de l’empire colonial espagnol au Maroc, matérialisent les seules frontières terrestres entre l’Afrique et l’Europe. C’est au début des années 1990 que sont enregistrées les premières tentatives d’entrée de « migrant·es subsaharien·nes » dans les enclaves pour se rendre en Europe. C’est l’intégration de l’Espagne dans l’espace Schengen et la mise en place d’une politique de généralisation des visas qui multiplient les obstacles à l’entrée sur le territoire européen. Pour tenter d’endiguer ces mouvements, l’État espagnol a progressivement élevé des barrières de plus en plus hautes et augmenté les moyens militaro-sécuritaires de contrôle de la frontière. Parallèlement, le Maroc, devenu l’un des gendarmes des frontières de l’Union européenne, collabore activement dans la lutte contre l’immigration dite clandestine, mobilisant des militaires et construisant lui-même des barrières pour protéger celles qui cernent les enclaves espagnoles. C’est en 2005 qu’est médiatisé pour la première fois un événement tragique à cette frontière. Au moins onze personnes sont tuées par balles et des centaines d’autres blessées lors d’une tentative de passage des barrières de Ceuta et Melilla [1]. Treize ans plus tard, ces frontières continuent d’être le théâtre de violations permanentes des droits fondamentaux de personnes en migration, en particulier des dénommé·es « Subsaharien·nes », originaires d’Afrique centrale et de l’Ouest. À la frontière maroco-espagnole, les membres des forces de l’ordre, semblent bénéficier, des deux côtés, d’une certaine impunité dans la mise en œuvre pratique des politiques de lutte contre l’immigration au nom de la protection des frontières européennes [2]. Dans la zone deNador, région voisine de Melilla, la traque des candidat·es à l’immigration vers l’Europe s’est transformée en une véritable « chasse à l’homme noir » [3]. Cette politique raciste coloriste a engendré l’encampement, dans les forêts environnantes, de ces personnes obligées de se cacher en attendant le passage de la frontière ; soit une forme de confinement hors les murs et une altérisation radicale des personnes noires en quête de mobilité [4]. Intégrer le prisme du genre [5] nous permet d’approfondir l’analyse de ce qui se passe à la frontière, et de sonder les conséquences profondes de l’externalisation des politiques migratoires européennes en Afrique, ici avec le cas du Maroc.
Passer la frontière (ou pas) : de l’imbrication des rapports de pouvoir et de domination
Pour arracher leur liberté de circulation malgré une frontière qui leur est fermée, trois tactiques principales sont utilisées par les personnes originaires d’Afrique centrale et de l’Ouest depuis le territoire marocain. Au niveau terrestre : la technique la plus utilisée est la tentative de franchissement des barrières de Ceuta et Melilla. « Faire boza » [6] relève d’un exploit physique : courir plusieurs heures depuis le campement où l’on se trouve, franchir la barrière marocaine couverte de barbelé tranchant, un fossé, puis la triple barrière espagnole dont les plus hautes font sept mètres, et courir à nouveau vers le centre de séjour temporaire pour immigrants (CETI) situé dans l’enclave, tout cela sans avoir été repéré par les forces marocaines et espagnoles, malgré des moyens sophistiqués de surveillance (hélicoptère, radars, caméras infra-rouge, etc.). Les personnes attrapées par les militaires avant, sur ou après la barrière s’exposent à de grandes violences physiques et à un refoulement vers le Maroc. La seconde technique de passage terrestre est l’entrée par un poste frontière des enclaves, caché·e dans un véhicule. La troisième technique, qui se situe au niveau maritime, consiste à tenter la traversée en embarcation plus ou moins précaire, soit vers l’une des enclaves, soit directement vers la péninsule espagnole. Entre continuum et réorganisation locale propre à cet espace, les rapports sociaux de sexe, de race et de classe impactent directement les modes de passage et l’expérience de la frontière.
À la différence des exilé·es d’Algérie ou de Syrie par exemple, il est impossible pour une personne noire (sans visa ou passeport européen) d’entrer à Melilla par le poste-frontière. D’où le développement des campements en forêt, mais aussi des tentatives d’entrée par les barrières ou par bateau, malgré les conditions de vie difficiles et les risques de répression violente (aux barrières) ou même de mort (aux barrières ou par la voie maritime). Les exilé·es non-noir·es peuvent (avec plus ou moins de facilité) emprunter les mêmes routes que les Marocain·es de la région qui bénéficient d’un droit d’entrée journalier dans les enclaves. La couleur de peau est ainsi un facteur facilitant ou bloquant l’accès aux postes frontières de Ceuta et Melilla, comme l’indique clairement un colonel de la Guardia civil espagnole de Melilla interrogé en 2015 : « Il y a des voies d’entrée utilisées par les Subsahariens : le saut de la barrière, les embarcations en mer, se cacher dans des véhicules. À la différence des Syriens qui passent par le poste de contrôle à la frontière, en général avec des passeports falsifiés ou usurpés. Ici, oui, il y a des Blancs et des Noirs, les Subsahariens ne peuvent pas venir en marchant ». Une évidence confirmée par les exilé·es d’Afrique centrale et de l’Ouest quand on leur demande s’ils ont déjà tenté d’accéder au bureau d’asile installé à l’entrée de l’enclave de Melilla en avril 2015 : « Quel bureau d’asile ? Un bureau d’asile à Beni-Ansar ? Mais c’est impossible, on ne peut pas approcher la frontière ! Ça c’est pour les Syriens » rétorque un ressortissant guinéen. « Le bureau d’asile est un système raciste. Si tu es noir et que tu vas près de la frontière, tu seras frappé, tu ne peux pas arriver là-bas » analyse un homme nigérian.
Les modalités de passage sont aussi genrées. Les « guerriers » qui « frappent » [7] aux barrières de Ceuta et Melilla sont en écrasante majorité des hommes. À Melilla, en dix ans de boza, il n’y aurait eu que deux cas de femmes passées par les barrières. L’une d’elle aurait profité d’une barrière cassée pour pouvoir passer, un « boza facilité » m’a-t-on alors précisé. « Les barrières, c’est trop difficile pour les femmes » estiment les hommes interrogés, « C’est trop physique et trop dangereux ». La guerre qui se donne au niveau des barrières exclut d’emblée les femmes du combat. Seuls les hommes (même mineurs) vont au front. Il est donc d’usage que les femmes soient assignées à la voie maritime et tentent des traversées payantes en zodiac. La grossesse est une tactique développée pour augmenter les chances de passer la frontière et d’arriver en Espagne : « Le Salvamento [organisme espagnol de sauvetage en mer] aura plus de pitié s’il y a des femmes enceintes ou avec des bébés dans le zodiac » m’explique un Nigérian chef de campement basé à Nador. Ainsi des femmes arrivent enceintes ou y sont contraintes pour avoir plus de chance de monter dans une embarcation. En revanche, les menstruations féminines sont vues d’un mauvais œil : « si tu as les menstrues, on ne te laisse pas monter dans le convoi, car on dit que ça attire les requins » m’ont expliqué plusieurs femmes en attente de la traversée. « On ne peut pas laisser les femmes qui ont les règles monter dans le convoi, ça va porter malheur », ajoute-t-on du côté masculin. Avant d’embarquer, il arrive parfois que la chose soit vérifiée in situ, m’expliquent des femmes en entretien.
« Europe sans visa n’est pas gratuit » [8] : le capital économique façonne également la tentative d’entrée des candidat·es à l’Europe. Le franchissement de la barrière est utilisé par les plus pauvres puisqu’il n’est pas payant (même si des « droits de ghetto » sont payés pour rester dans les campements). Celles et ceux qui ont plus de moyens [9] préféreront payer une tentative de traversée par la mer ou, mieux encore, se cacher dans le double fond d’une voiture pour passer la frontière terrestre. Une grosse somme d’argent permet de raccourcir le temps d’attente en forêt, d’obtenir son tour de passage plus vite et de réduire (voir d’éviter) les risques de répression des forces de l’ordre.
Ainsi, en fonction des dynamiques locales de rapports sociaux de sexe, de race et du capital économique, les tentatives d’entrer en Espagne seront différentes. Les marges pour résister aux effets de consubstantialité des rapports de pouvoir et de domination [10] sont plus ou moins grandes comme le montre, entre autres exemples, les cas des femmes qui mobilisent leur corps enceinte pour augmenter leurs chances de passage, ou qui affrontent les assignations de genre en tentant le franchissement des barrières. Les récits collectés montrent qu’au-delà des politiques iscriminatoires subies par toutes les personnes noires à la frontière, la répression est pour toutes et tous corrélée au capital économique : plus vous avez d’argent, mieux vous serez traité·e (puisque vous faites tourner le business du passage). Cependant, être une femme peut inhiber cette logique. La vie en forêt, qui précède les tentatives de passage est largement impactée par l’imbrication des différents systèmes de pouvoir qui la structurent. Il semble que l’ordre genré et sexuel prime, et que la fermeture de frontière comme sa militarisation assurent un continuum de la domination masculine.
Les figures du “soldat-héro” et de la “femme-victime” : effets performatifs de la guerre anti-migrant·es
Dans l’attente de passer la frontière, par voie terrestre ou maritime, les candidat·es à l’immigration sont contraint·es de passer un laps de temps plus ou moins long, de quelques jours à plusieurs années, dans les campements des forêts environnantes. Là aussi, les systèmes d’oppression qui régissent l’espace-frontière s’enchevêtrent et se renforcent mutuellement.
« La forêt, ce n’est pas fait pour les femmes », « c’est trop dur pour elles » affirment souvent les « guerriers ». L’organisation des campements en forêt est en général patriarcale. L’autorité est toujours détenue par des hommes, les chairmen [11], qui y établissent les règlent de vie et la hiérarchie à respecter. Dans les campements, même l’organisation spatiale signale le contrôle des femmes, dans la mesure où leurs abris sont très souvent situés près de la tente du chairman. Les femmes n’ont jamais de poste à responsabilité dans le « gouvernement de la forêt ». Si elles sont considérées comme « trop vulnérables », « trop fragiles », pour supporter la vie en forêt, leur présence est en réalité utile pour les hommes des campements : « Elles peuvent au moins descendre en ville pour taper le salam [mendier] et ramener de la nourriture car on ne les arrête pas. Nous les hommes, on nous traque » m’explique-t-on en entretien. Les femmes dans les campements peuvent également endosser le rôle de pourvoyeuses de services sexuels. Certaines femmes, faute d’argent pour payer leur traversée, leur nourriture ou celle de leur(s) enfant(s), ont recours au travail du sexe. D’autres femmes, se voient contraintes à des rapports sexuels pour obtenir la protection d’un homme contre d’éventuels abus. D’autres encore sont empêchées de tenter la traversée si elles ne cèdent pas au chantage sexuel du chairman :
« Moi je vais à Nador, je suis une fille. Quand j’arrive en forêt, tout le monde me veut. Si c’est un chairman, je peux perdre mon argent pour passer. Il peut ne pas m’amener, parce que je lui plais. Je lui plais, donc il va tout faire pour me retenir là-bas. Quand il y a des convois [tentatives de traversée en mer] il ne me met pas dedans. Pourquoi ? Il veut me toucher d’abord. Tu vois ? » (Entretien avec D.T, Rabat, 2017)
Le récit de cette jeune femme sénégalaise renseigne sur le contrôle masculin des tentatives féminines de passage de la frontière. Ainsi, même si une femme possède l’argent nécessaire pour payer sa traversée, elle pourra être freinée par un chairman qui la convoite [12]. En forêt, le genre supplante ainsi le pouvoir économique. Les femmes sont dépendantes du bon vouloir des hommes qui contrôlent le dispositif de passage de la frontière, dont les chairmen sont l’un des maillons. Certaines verront s’allonger leur durée d’attente dans la forêt et en conséquence seront davantage exposées au chantage sexuel, au travail du sexe plus ou moins contraint, ou subiront davantage d’agressions sexuelles (que ce soit de la part des forces de l’ordre ou civils pénétrant parfois les campements ou de membres de l’organisation des départs en zodiac), d’autres enfin, renonceront au passage de la frontière dans ces conditions.
Face à la répression ultra-violente, les hommes migrants semblent se réfugier dans une mise en scène de soi comme « vaillant soldat » risquant sa vie au front, dans un espace frontière devenu lieu de guerre aux migrant·es. « Guerriers », « soldats », « commandos », « choqueurs de barrière » sont les noms que les hommes s’auto-attribuent dans les campements. « Je suis prêt à risquer ma vie, je sais que c’est la guerre là-bas, mais je suis déterminé » déclare un jeune Guinéen en chemin pour les forêts du nord marocain en 2015. À la frontière, ce sont les hommes noirs qui reçoivent les coups des militaires marocains et espagnols, et comptent le plus de morts dans leurs rangs. Les corps des migrant·es semblent différemment affectés par le blocage à la frontière : ceux des hommes noirs portent les marques des violences liées à la répression militarisée de leur mobilité et l’obligation de se convertir en « commando d’élite » [13] pour survivre et résister ; tandis que les corps des femmes sont marqués, moins visiblement mais de façon massive, par les violences sexuelles et les grossesses contraintes. La dureté de la vie en forêt et la répression militarisée exacerbent ainsi une féminité vulnérable des femmes et dans le même temps une masculinité viriliste des hommes.
La guerre menée à la frontière renforce également le statut des militaires situés de l’autre côté. Une masculinité héroïque se perçoit chez les militaires espagnols des enclaves. L’imaginaire de la mafia et l’alibi de la traite humaine sont mobilisés par la Guardia civil chargée de « défendre l’intégrité de la frontière espagnole et européenne », notamment pour justifier les violences aux barrières. La Guardia civil se pose en protectrice de l’Europe face aux « organisations mafieuses ». Elle affirme que « ceux qui viennent par la barrière sont très bien préparés par les mafias. Ils sont bien nourris, sont très forts, ce sont de vrais athlètes des jeux olympiques. Ils n’arrivent pas avec la faim au ventre ». Tout le contraire de ce qui s’observe de l’autre côté de la frontière : des personnes affaiblies par le manque de nourriture ou de sommeil et par le stress permanent de la vie en forêt et des opérations sécuritaires répressives. Par ailleurs si « 99 % des femmes subsahariennes sont victimes de traite » selon les autorités dans les enclaves, rien n’est mis en œuvre pour les protéger par crainte de « l’appel d’air » [14]. Depuis 2015, les autorités marocaines mobilisent la rhétorique de « la libération des femmes et des enfants des réseaux de traite » pour légitimer les politiques répressives aux frontières. Pourtant, comme pour les autorités espagnoles, rien n’est mis en œuvre pour détecter et encore moins protéger les victimes potentielles. Cette rhétorique invisibilise et dépolitise les violences de genre et notamment la manière dont elles sont aggravées par les politiques d’entrave à la liberté de circulation. Les violences contre les femmes à la frontière viendraient ainsi d’eux (les hommes noirs) et pas de nous, les États, marocain ou espagnol, dont les politiques relèveraient davantage de l’humanitarisme sexuel [15] pour les sauver. Un discours paternaliste et raciste qui nie la capacité d’agir et les résistances des femmes migrantes.
De l’urgence du prisme du genre pour mieux décrypter la frontière
Académiques, humanitaires ou militants, les travaux qui s’attachent à analyser et documenter les effets des politiques migratoires sécuritaires ne peuvent plus faire l’impasse sur les rapports sociaux de sexe, indissociables des rapports de race et de classe qui organisent la violence aux frontières. Comment traiter de façon pertinente et globale des conséquences de l’externalisation des frontières européennes en Afrique ou ailleurs, sans donner la parole aux femmes en migration, agentes actives et en interaction permanente avec l’ensemble des acteur·rices gravitant autour des frontières ? Sans leurs points de vue, comment déconstruire les catégories amalgamantes qui instrumentalisent les violences de genre et notamment sexuelles précisément aggravées par les politiques migratoires militaro-sécuritaires ? Loin de la figure de la victime passive, les femmes aux frontières, ne cessent de développer des tactiques et de se défendre pour arracher leur liberté de circulation.