(Dé)passer la frontière

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Les caravanes des mères centraméricaines : résistance et quête de vérité et de justice pour les migrant·es disparu·es

, par Movimiento Migrante Mesoamericano , SANCHEZ Marta

La Caravane des mères centraméricaines est une initiative transnationale qui, depuis 15 ans, a pour mission de retrouver les enfants migrant·es disparu·es à travers le Mexique, en chemin vers les États-Unis.

Le Movimiento Migrante Mesoamericano (« Mouvement migrant mésoaméricain », MMM) est un réseau de militant·es qui accompagne les migrant·es mexicain·es et centraméricain·es dans leur traversée du Mexique. Le mouvement se qualifie de mésoaméricain car il couvre une région qui va de l’Aztlán (Californie actuelle) aux pays du « triangle du Nord » ou Amérique centrale. Les objectifs de ce réseau militant et les stratégies qu’il met en œuvre pour les atteindre peuvent se résumer en une seule revendication : « Tous les droits pour tout le monde ». Il s’agit aussi pour ces activistes de braquer les projecteurs sur deux types de sujets politiques du Mexique : les Mexicain·es à l’étranger (dont les plus de 12 millions de sans-papiers aux États-Unis) et les migrant·es centraméricain·es sur le territoire mexicain. Les mettre sur le devant de la scène, c’est affirmer que leur voix, leurs revendications et leurs besoins doivent être considérés comme une priorité et que la société et le gouvernement mexicains doivent reconnaître le racisme social et institutionnel que subissent ces deux diasporas.

Le Mouvement migrant mésoaméricain a vu le jour lorsque, de retour au Mexique, nous avons été plusieurs à prendre conscience du calvaire que représente le phénomène migratoire dans notre pays et avons décidé de nous intéresser à son origine, à ses dimensions et à la manière dont les communautés d’origine abordent la migration. En 2006, nous avons entrepris de parcourir la route migratoire qui part d’Amérique centrale. En chemin, nous avons rencontré un groupe de mères de la ville d’El Progreso (département de Yoro, Honduras), qui suivaient cette route migratoire extrêmement périlleuse à la recherche de leurs enfants.

Notre organisation s’est alors rapprochée de ces mères parties à la recherche de leurs proches, dont les dernières nouvelles leur étaient parvenues de quelque part au Mexique. Nous avons commencé à les accompagner dans leur périple annuel. Avec la Caravane de Recherche de 2008, nous sommes passées à la vitesse supérieure en interpellant les médias nationaux et internationaux ainsi que les fonctionnaires mexicain·es, et en propulsant la question des violations des droits des migrant·es au centre des débats nationaux.

L’accompagnement des caravanes n’a pas été chose facile. Nous avons contacté plus de 120 organisations civiles de tous types afin qu’elles organisent sur place l’arrivée de la Caravane aux différents endroits stratégiques. Cela a été d’autant plus difficile en raison des implications politiques de l’accusation publique que ces mères incarnent, puisqu’elles exigent du gouvernement mexicain qu’il tienne compte de leurs enfants invisibles dans ses statistiques nationales sur les disparu·es, et qu’il se charge de les retrouver.

Plus important encore, le MMM est parvenu à localiser, grâce à la Caravane des mères centraméricaines, près de 300 migrant·es disparu·es à cette frontière verticale qu’est le Mexique. À travers cette Caravane et d’autres actions, le MMM espère que l’État finira par endosser ses responsabilités vis-à-vis des disparu·es, notamment des migrant·es en route vers les États-Unis.

Manifestation de la Caravane de mères de migrants, portant le portrait de leur enfant disparu sur la route migratoire vers le nord. @Victor Manuel Espinoza (CC BY-NC 2.0)

Le sommet mondial des mères

Le 2 novembre 2018, des femmes venues d’Algérie, du Salvador, du Guatemala, du Honduras, du Maroc, de Mauritanie, du Mexique, du Nicaragua, du Sénégal et de Tunisie, ainsi que leurs allié·es espagnol·es, italien·nes, mexicain·es et états-unien·nes, ont défilé à l’occasion du Forum social mondial des migrations qui s’est tenu à Mexico, brandissant les drapeaux de leurs pays respectifs et des photos de leurs proches disparu·es. « Nous ne parlons pas la même langue mais nous nous comprenons car nous partageons la même douleur », a expliqué une mère du Sénégal. Le premier Sommet mondial des mères des migrant·es disparu·es s’est ainsi tenu en présence de ces groupes de résistance.

L’idée de ce Sommet est née d’un processus de convergence entre le Movimiento Migrante Mesoamericano (MMM), des organisations de proches de migrant·es disparu·es en Afrique du Nord et la Carovane Migranti d’Italie. Le but premier de cette initiative formidable était de rassembler les mères de migrant·es disparu·es de diverses régions du monde, afin de bâtir un mouvement transnational porté par des mères luttant contre la disparition forcée de migrant·es. À l’instar de la Caravane des mères centraméricaines, l’un des objectifs du sommet était l’autonomisation des femmes en mettant l’accent sur leurs histoires, leurs expériences et leur savoir, et ainsi d’en faire des actrices du changement social, des enquêteuses spécialisées dans la recherche de personnes disparu·es et des défenseures des droits humains.

Lors des premiers jours du sommet, les femmes présentes ont partagé leurs témoignages et leurs stratégies de lutte et de recherche de leurs proches disparu·es. Des représentantes de groupes de proches plus ou moins organisés ont ainsi pu apprendre les unes des autres et échanger, exprimer leur solidarité, ouvrir les frontières et construire dans la foulée un mouvement social d’ampleur internationale. Ces femmes ont pu, en s’appuyant sur leurs propres expériences, par-tager leurs stratégies de survie, de lutte, d’interpellation et d’accompagnement.

À l’occasion du Sommet, les mères centraméricaines ont discuté de l’importance de créer des réseaux d’écoute, d’entraide et de force collective au sein de différents groupes d’une même région, afin qu’ils puissent mener leur combat tout en aidant d’autres familles qui traversent des épreuves similaires. Des femmes venues du nord et de l’ouest de l’Afrique ont évoqué la nécessité de se battre sur deux fronts complémentaires, à la fois au niveau local, national et international : d’une part, en manifestant, et, d’autre part, en faisant appel à la justice. Des familles mexicaines de personnes disparues ont présenté le travail incroyable qu’elles mènent sur le terrain dans leur quête des dépouilles de leurs proches dans des fosses clandestines.

Ces réunions ont fait ressortir le rôle primordial que jouent les femmes dans l’édification des infrastructures humaines nécessaires pour interpeller les gouvernements et en exiger un changement radical. Elles ont aussi permis de diffuser les stratégies adoptées par les femmes pour survivre à des expériences traumatisantes et s’organiser face à des situations de violence et d’oppression.

Bien qu’issues de contextes et de pays différents, les participantes au Sommet partageaient un même amour pour leurs êtres chers disparus, ainsi qu’une même douleur et une même colère face aux injustices qui ont poussé des milliers de personnes à fuir leur foyer, jusqu’à perdre la vie sur leur route migratoire. Toutes les mères présentes venaient de pays ravagés par le colonialisme, dont les effets se manifestent aujourd’hui encore sous le couvert du néolibéralisme. Les migrant·es et leurs familles, ces victimes des politiques de sécuritarisation et de criminalisation, sont aussi des agent·es du changement social, en cela qu’ils et elles contestent les frontières et braquent les projecteurs sur la violence structurelle qui expulse de chez elles des millions de personnes et que beaucoup continueront de subir en chemin [1]. Les familles de migrant·es disparu·es du monde entier, en écho au mantra des familles latinoaméricaines de personnes disparues (« Ils les ont emmené·es vivant·es, nous les voulons vivant·es »), exigent que leurs proches leur soient rendu·es vivant·es. Les collectifs de migrant·es et les Caravanes de mères de migrant·es disparu·es représentent une alternative aux politiques de mort qu’appliquent majoritairement les États dans leur réponse au phénomène migratoire.

En conclusion du Sommet, les participantes ont rédigé un manifeste collectif et une liste d’actions concrètes pour la création d’un Réseau mondial des mères de migrant·es disparu·es. Les revendications les plus radicales des mères de migrant·es disparu·es portent sur la prévention de nouvelles disparitions. Le document qui synthétise les actions du Réseau mondial des mères stipule que leur objectif est de combattre la déshumanisation des migrant·es, afin d’éviter de nouvelles disparitions et de créer un monde en paix. Ce document implique la reconnaissance de l’humanité des migrant·es, de la valeur de leur vie et de la tragédie que représente leur perte [2]. Le combat contre leur déshumanisation passe par le bouleversement des systèmes symboliques et économiques qui rendent certaines populations particulièrement vulnérables, dont les migrant·es. C’est aussi un combat contre les politiques de militarisation et de sécuritarisation des frontières, qui instrumentalisent à des fins de « dissuasion » la mort et la disparition des migrant·es.

Les Caravanes des mères ont déjà mis en place des stratégies pour atteindre cet objectif. En exposant, sur les places publiques des zones de transit au Mexique et en Europe, les photos de leurs êtres chers disparus, les femmes ne font pas que montrer combien de migrant·es disparaissent : elles leur redonnent aussi leur humanité et représentent la souffrance que leur disparition a causée. Lors de conférences de presse et d’entretiens, les mères racontent l’histoire de leurs proches, leur rendent leur qualité de personnes qui comptent, qui méritent d’être protégées et retrouvées. Leur exigence de vérité et de justice forme le socle de leur combat : elles exigent de savoir ce qu’il est advenu de leurs proches, et accusent les gouvernements d’être responsables des souffrances que les migrant·es et leurs proches subissent.

La prévention des disparitions passe aussi par la transformation radicale des conditions matérielles qui obligent certaines personnes à fuir leur communauté. À travers le manifeste, les mères défendent le droit de tous les êtres humains à migrer, mais aussi à ne pas migrer, exprimant ainsi leurs préoccupations à l’égard des jeunes de leurs communautés et des générations futures, qui devraient pouvoir choisir librement entre rester vivre dans leur foyer dans des conditions dignes et sûres ou partir chercher d’autres opportunités ailleurs. Les participantes ont plaidé pour que l’on accorde l’importance qu’elles méritent aux vies des autochtones, des paysan·nes, des femmes et des habitant·es de nos pays dans toute leur diversité, en érigeant des économies qui profitent à tout le monde.

La lutte que mènent les mères de migrant·es disparu·es est bien plus qu’une lutte personnelle : c’est un combat pour le droit humain fondamental à la vie et à des conditions de vie dignes permettant de s’épanouir pleinement. Ces mères sont des agentes du changement social qui exigent que l’on remédie aux causes de ces migrations forcées et qui rêvent d’un avenir dans lequel les disparitions appartiendraient au passé. Leur premier manifeste, elles l’ont conclu en ces termes, rejetant la politique mortifère actuelle et imaginant d’autres pistes pour que chacun puisse vivre décemment :

Migrer est un Droit. Ne pas migrer en est un aussi. Par conséquent, nous tenons les États du monde entier responsables de la douleur qui nous a rassemblées lors de ce Sommet, et revendiquons le droit de toutes et tous à une vie digne, indépendamment du lieu de vie. Les Caravanes de mères à la recherche de leurs enfants ne sont pas qu’une réponse au refus des États de mener ces recherches : ces Caravanes sont elles-mêmes un moyen de rechercher des personnes et d’exiger la vérité et la justice ; de créer d’autres mondes possibles, opposés aux géographies de la terreur.

Nous sommes les mères du monde entier et leurs allié·es résolu·es et infatigables. Nous avons remplacé nos larmes par la mobilisation et l’espoir de retrouver nos enfants. Notre combat se nourrit d’un amour intarissable, qui nous pousse à créer un autre monde où régneraient le partage et la compassion, où nous sèmerions la vie et non la mort. [3]