(Dé)passer la frontière

Sommaire du dossier

Liberté de circulation : valeur ou stratégie ?

, par PECOUD Antoine

Introduction

En 1648, le Traité de Westphalie met fin à la Guerre de Trente Ans, qui a déchiré l’Europe au cours de la première moitié du XVIIe siècle, et invente un mode d’organisation du monde, fondé sur l’État souverain : alors qu’auparavant le système politique se caractérisait par des relations complexes d’interdépendance et de rapports de force entre des instances de pouvoir situées à différents niveaux hiérarchiques (autorité centrale, seigneurs locaux), l’État dit « westphalien » jouit d’une autorité incontestée sur son territoire, et s’engage en retour à ne pas intervenir dans les affaires de ses voisins.

La planète est ainsi composée d’États bien identifiés, séparés par des frontières claires, lesquelles ne séparent pas seulement des territoires, mais aussi des populations. À chaque État correspond, dans un rapport exclusif, « son » territoire et « sa » population : de la même manière qu’une parcelle de territoire ne peut appartenir simultanément à deux États, une population ne saurait être partagée entre deux entités étatiques. Mais contrairement aux villes, aux champs ou aux montagnes, les personnes, elles, sont mobiles. Cela pose un ensemble de questions pratiques, politiques et philosophiques : Comment le citoyen d’un État doit-il être traité lorsqu’il n’est pas “chez lui” ? Peut-on appartenir à plusieurs États ?

Dans ce débat, la liberté de circulation désigne le principe selon lequel les êtres humains ont le droit de se déplacer d’un État à un autre, sans être limités par le lien qui les unit à un État en particulier. Ce principe est à distinguer de la liberté d’installation, même si la distinction est délicate. Le plus simple est d’y voir une question de temps : l’étranger circule librement, mais son séjour ne peut excéder une certaine durée, sauf à obtenir le droit de s’installer ; sont alors accueilli·es les touristes, voyageurs d’affaires, étudiant·es – mais à condition qu’ils et elles repartent. Mais cette distinction peut aussi être relative au statut de l’étranger·e, qui circulerait sans limitation de durée mais en conservant un statut d’extério-rité vis-à-vis de l’État où il·elle séjourne (à l’instar des diplomates, expatrié·es ou retraité·es). Seule l’installation permettrait de quitter ce statut d’outsider, voire – à terme – de devenir un membre à part entière de l’État de résidence.

Appel à manifester pour la liberté de circulation à Paris, octobre 2015. @Jeanne Menjoulet (CC BY 2.0)

La libre circulation comme valeur

L’Article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme établit deux droits. D’une part, “toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État” ; d’autre part, “toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien”. Est ainsi posée une distinction entre le national et l’international : la liberté de circulation est un droit à l’intérieur d’un pays, mais non entre les pays. Au niveau international, la sortie d’un pays est reconnue comme un droit humain, mais non l’entrée dans un autre pays, qui relève de la souveraineté de chaque État.

Cela pose un problème logique : il est possible d’envisager un scénario dans lequel une personne serait autorisée à quitter son pays, mais incapable d’exercer ce droit faute d’avoir obtenu l’autorisation d’entrer dans un autre pays. Dans le cas où le départ est une absolue nécessité, le droit d’asile permet d’éviter cette impasse en garantissant au réfugié·e l’entrée dans un autre pays et son non-refoulement. Mais le droit de sortie ne se résume pas aux situations d’urgence : une personne n’a pas à justifier son départ. Il conviendrait alors de compléter le droit de sortie par un droit d’entrée minimal.

Pour d’autres, et notamment pour la philosophie politique d’inspiration “com-munautarienne”, la valeur différenciée de l’entrée et de la sortie se justifie, car les deux aspects de ce mouvement sont “moralement asymétriques” (Walzer 1997) : le droit d’émigrer est fondamental à l’État de droit car il donne aux individus une option de sortie, en l’absence de laquelle le rapport entre gouvernant·es et gouverné·es est contraint, et donc illégitime. Le droit à l’émigration est donc une condition de la démocratie. Il n’en va pas de même du droit à l’immigration, qui est moins central à l’existence même de l’État de droit, et qu’on peut même considérer comme un défi à la démocratie, car il minerait, selon cette approche, l’intégrité des sociétés et les valeurs sur lesquelles se fondent les nations (identité, cohésion, ou mécanismes de solidarité comme l’État-providence).

Ce débat est particulièrement saillant dans la modernité démocratique, qui se caractérise par un processus continu de progression des libertés. Les discriminations fondées sur le genre, la race, la religion ou l’orientation sexuelle sont ainsi devenues illégitimes. Mais il est encore admis que le franchissement d’une frontière dépende de la nationalité ou du lieu de naissance : si les caractéristiques de naissance d’une personne (couleur de la peau, sexe, etc.) ne doivent pas influencer le traitement qui lui est réservé, alors il faut admettre que personne ne décide de son lieu de naissance ou de sa nationalité et que ces facteurs ne devraient pas influencer la faculté de circuler ou de s’installer (Carens 2013).

La libre circulation comme moyen

À ce débat éthique s’ajoute un débat de nature stratégique, au sein duquel le droit de se déplacer ne constitue pas une valeur, mais un moyen. L’État westphalien se construit certes sur des frontières bien identifiées, mais doit sa prospérité à son insertion dans une économie qui déborde ces frontières et exige la mobilité des biens, du capital – et des personnes. La libre circulation relève alors de considérations utilitaristes. Du point de vue de l’économie néoclassique, la mobilité des personnes serait la seule manière de permettre la parfaite mobilité du travail, laquelle devrait être régulée non par les États, mais par le marché. Même sans aller jusqu’à cet extrême, la libre circulation peut se justifier non en tant que valeur fondée sur la liberté et l’égalité entre les êtres humains, mais en tant que stratégie économique. Cela suppose qu’elle puisse être interrompue à tout moment, de même que les gou-vernements sont libres de renoncer aux politiques commerciales de libre-échange s’ils estiment que ces dernières ne produisent pas l’effet positif escompté.

En matière de politiques publiques, les États ont le plus souvent recours au double argumentaire : la lutte contre le réchauffement climatique, par exemple, est à la fois un impératif moral (fondé sur le respect de la nature et la solidarité avec les générations futures) et une nécessité économique (destinée à éviter le coût du dérèglement climatique) ; les mesures en faveur des pauvres se justifient par des raisons morales, mais sont aussi utiles en termes de cohésion sociale, de productivité, de santé publique, etc. Il n’en existe pas moins une tension évi-dente entre ces deux conceptions de la libre circulation : s’il s’agit d’une valeur fondée sur des principes fondamentaux, elle devrait être mise en œuvre quelles que soient ses conséquences pratiques ; en revanche, s’il s’agit d’une stratégie, elle n’a de sens que si elle est porteuse d’une amélioration économique.

Du régional à l’international : discontinuités et contradictions

La libre circulation des personnes entre États constitue un objectif politique dans de nombreuses régions du monde. L’Union européenne (UE) représente l’exemple le plus connu, mais il y en d’autres : la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) ambitionne depuis les années soixante-dix d’instaurer une zone de libre circulation pour les citoyen·nes de ses États-membres ; en Amérique du Sud, le Marché commun du Sud (MERCOSUR) affiche plus ou moins les mêmes objectifs. En revanche, l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) réunit trois pays (Canada, États-Unis et Mexique) unis par des accords de libre-échange mais séparés – dans le cas des États-Unis et du Mexique – par une des frontières les plus militarisées au monde (Nita et al. 2017). Ces différents cas de figure illustrent la complexité des dynamiques à l’œuvre dans la mise en place de la libre circulation.

Celle-ci relève en partie d’une appartenance commune à une entité supranationale : sans aller jusqu’à l’horizon cosmopolite qui fonde la notion de citoyen·nes du monde, les processus d’intégration régionale reconnaissent que les habitant·es d’une région ne relèvent pas uniquement de leur État, mais partagent une identité commune – laquelle fonde en conséquence une forme de citoyenneté commune. Mais cet argument se double d’un autre raisonnement, centré sur la volonté de faciliter les déplacements des personnes jugées cruciales pour le développement économique d’une région.

En Europe par exemple, la libre circulation ne concernait à l’origine que les travailleur·ses qui pouvaient certifier de l’obtention d’un emploi dans le pays de destination ; il s’agissait avant tout de favoriser la croissance en permettant aux entreprises de recruter dans l’ensemble des six pays fondateurs de l’Union. Ce n’est que progressivement que la libre circulation s’est élargie à l’ensemble des citoyen·nes (familles des travailleur·ses, chômeur·ses, inactif·ves, retraité·es, etc.). Dans plusieurs régions, cette approche de la libre circulation comme un moyen de favoriser le développement économique a débouché sur une liberté “sur mesure” qui ne concerne que certaines catégories de personnes. L’ALENA facilite par exemple la mobilité des investisseur·ses, des entrepreneur·ses et des employé·es des entreprises présentes dans les différents pays de la région. La ‘libre’ circulation ne concerne donc que les individus qui contribuent à l’intégration économique de la région, et ce dans une acceptation très limitée puisque seules les personnes qualifiées et ‘entrepreneuriales’ sont prises en compte. Dans un tel cas, l’intégration régionale est avant tout centrée sur le libre-échange et la circulation des personnes n’est libre que dans la mesure où elle permet d’approfondir le libre-échange.

Ces débats sur la libre circulation au niveau régional ne s’accompagnent d’aucun débat du même ordre au niveau international. Notons par exemple que l’ONU, pourtant peu avare en objectifs ambitieux (qu’il s’agisse d’un monde sans conflits, de l’éradication de la pauvreté ou du respect des droits humains), n’aborde jamais la libre circulation, même pas comme un idéal certes inatteignable mais tout de même reconnu comme moralement ou politiquement pertinent. Par exemple, le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières, adopté par l’ONU en décembre 2018, “réaffirme le droit souverain des États de définir leurs politiques migratoires nationales et leur droit de gérer les migrations relevant de leur compétence”. Il n’existe donc aucun consensus, même superficiel ou de principe, sur la libre circulation au niveau mondial. Cette discontinuité entre échelles régionales et mondiale est problématique : en principe, un objectif valable dans une région devrait l’être également sur le plan mondial et il est difficile de comprendre pourquoi ce qui est désirable à l’échelle d’une région est impensable à l’échelle du monde.

Deux arguments sont généralement avancés pour confiner la libre circulation au seul niveau régional. Le premier concerne l’importance des flux migratoires internes aux espaces régionaux ; il est vrai que, contrairement à certaines représentations qui décrivent les migrations comme une invasion du « Nord » par le « Sud », une part importante (voire majoritaire) des déplacements de personnes se déroule entre pays limitrophes, et au sein d’une même région. De ce point de vue, la libre circulation régionale faciliterait la mobilité des très nombreux migrant·es qui ne quittent pas leur région. Bien qu’apparemment sensé, cet argument néglige les liens entre migrations régionales et interrégionales, ainsi que les répercussions des premières sur les secondes. Il est en effet faux d’opposer circulation « régionale » et « interrégionale » dans la mesure où les études empiriques soulignent l’effet cumulatif de ces déplacements ; on migre de la campagne à la ville, de la ville à un pays limitrophe, et de ce pays limitrophe vers une autre région – dans un processus qui peut parfois se déployer sur plus d’une génération. De plus, en instaurant la libre circulation au sein d’espaces régionaux, sans autoriser la circulation entre ces deux espaces, on accroît mécaniquement la tension aux endroits où ces deux espaces entrent en contact.

Le second argument en faveur de la libre circulation régionale concerne la convergence socio-économique entre les pays d’une même région. Alors que les flux Sud-Nord impliquent des pays aux niveaux de développement très inégaux, cela n’est pas le cas au niveau régional, ce qui devrait réduire la pression migratoire, et donc les craintes des gouvernements quant au « déferlement » de migrant·es que provoquerait l’ouverture des frontières. Il faut cependant noter que les flux migratoires régionaux s’ins-crivent dans des différentiels de développement qui, bien que certes moins importants qu’entre régions, n’en sont pas moins considérables. En Afrique, des pays comme l’Afrique du Sud ou le Nigéria représentent des pôles d’attraction pour les migrations de travail en provenance des autres pays de la région. De même, en Europe, ce sont ces inégalités entre États-membres de l’UE qui ont motivé les périodes de transition, durant lesquelles la libre circulation était limitée afin de permettre le « rattrapage » économique des pays en question (depuis le cas de l’Espagne et du Portugal dans les années quatre-vingt, jusqu’à celui de la Bulgarie ou de la Roumanie aujourd’hui).

Conclusion : liberté de circulation, égalité et solidarités

L’argument éthique en faveur de la libre circulation concerne, on l’a vu, l’égalité de tou·tes à l’égard de la mobilité. Cet argument présuppose que la mobilité est corrélée à des opportunités auxquelles tous les êtres humains, quel que soit leur pays de naissance ou leur nationalité, devraient avoir accès. Dans un monde hautement inégalitaire, il apparaît en effet que seule la mobilité permet aux personnes de ne pas voir leur destinée déterminée par leur origine géographique ; le contrôle des frontières apparaît de ce point de vue comme une stratégie égoïste d’empêcher une large part des habitant·es de la planète d’avoir accès aux richesses qui, pour des raisons historiques et souvent injustes, se sont concentrées dans certaines régions du monde. Sur la base de ce constat, il existe trois manières d’envisager le rapport entre liberté de circulation et égalité des chances.

La première consiste à mettre de côté la question de la circulation et à favoriser une meilleure répartition des richesses. C’est l’argument classique du développement comme alternative à la migration : plutôt que d’autoriser les habitant·es des régions défavorisées à se déplacer, on transférerait des richesses vers eux. Moralement, cet argument est en partie recevable : s’il était acquis que chacun·e, partout dans le monde, a accès aux mêmes opportunités sans quitter son pays, on pourrait considérer que la libre circulation n’est pas essentielle en termes de justice. Le problème, évidemment, est que ce scénario est irréaliste et que, même s’il venait à se réaliser à très long terme, il n’apporterait aucune solution dans l’immédiat. Par ailleurs, cet argument est en contradiction avec l’organisation géopolitique et économique de la planète, qui se caractérise depuis des siècles par les relations asymétriques et inégales entre régions du monde.

La seconde option consiste à dissocier mobilité et opportunités. Les personnes se voient alors accorder une certaine liberté de circulation, mais sans que cette dernière ne soit corrélée à une amélioration de leur sort ou de leurs chances. C’est hélas un scénario qui s’observe, par exemple dans les programmes de migration de travail qui voient un nombre important de migrant·es quitter leur pays, mais pour travailler dans des conditions d’exploitation qui perpétuent leur subordination plutôt que de la remettre en cause. Ce scénario pose la question de la manière dont on définit la “frontière” : les débats sur la libre circulation tendent à se concentrer sur les frontières entre États, mais l’égalité des chances est évidemment affectée par d’autres frontières, de nature légale, sociale et culturelle (droit du travail, discrimination, racisme par exemple). Le franchissement d’une frontière interétatique risque alors de déboucher sur d’autres frontières qui entravent la mobilité socio-économique ou politique des migrant·es. L’emploi de migrant·es en situation irrégulière illustre ce déplacement des frontières : ces dernier·es ont disposé d’une liberté implicite de circulation, puisque leur mobilité n’a pas été empêchée ; une fois dans le pays de destination, ils constituent une population active, mais privée de nombreux droits par des frontières juridiques, administratives et socio-économiques.

La troisième option est la plus ambitieuse, sans doute la plus désirable d’un point de vue normatif, mais aussi la plus difficile. Elle consiste à donner à la mobilité toute sa capacité d’émancipation tout en conservant la solidarité et les droits qui fondent les communautés nationales. En termes de principe, il est facile d’y voir une utopie sans avenir : toute solidarité implique la création d’une communauté au sein de laquelle elle s’exprime et la mobilité représente donc un défi structurel à l’exercice de cette solidarité et aux sentiments auxquels elle fait appel (cohésion sociale, partage d’une histoire et d’une identité). Il existe des alternatives, cependant : ce n’est pas un hasard si l’Église catholique, sur la base de son idéal universel de fraternité, a historiquement été un acteur clé de la solidarité envers les migrant·es. Les pratiques d’hospitalité qui se développent dans le contexte actuel de crise des migrations montrent aussi que la solidarité et les droits garantis par les États ne sont pas les seuls disponibles : les “villes refuge”, par exemple, ambitionnent de protéger les migrant·es au niveau local, même si elles ne disposent pas du pouvoir souverain de leur procurer un statut légal.

Émerge de la sorte une forme de liberté de circulation par le bas, qui voit des migrant·es se glisser dans les interstices de la souveraineté des États et s’installer de facto, non grâce aux États mais plutôt contre eux, et grâce à différents acteur·rices de la société civile (associations de solidarité, Églises, mais aussi employeur·ses). À première vue, il ne s’agit pas là d’une véritable liberté de circulation, puisque les États font au contraire tout pour empêcher la mobilité des personnes. Mais c’est oublier que les nouveaux droits émanent rarement des États eux-mêmes : ils résultent de rapports de force et il n’est pas rare que les militant·es des droits nouveaux passent une bonne partie de leur vie dans l’illégalité, comme beaucoup de migrant·es aujourd’hui (et comme celles et ceux qui leur viennent en aide). La liberté de circulation par le haut, celle voulue par les États au nom de considérations utilitaristes, est ainsi à la fois remise en cause et complétée par des pratiques informelles. C’est de ce double mouvement, et de cette contradiction, qu’émergent de nouvelles manières de faire, et de nouvelles manières de penser l’État et la solidarité.

Bibliographie :

  • CARENS, Joseph (2013) The Ethics of Immigration, Oxford : Oxford University Press.
  • NITA, Soja, PECOUD, Antoine, DE LOMBAERDE, Philippe, NEYTS, Kate et GARTLAND, Josuhua (2017) Migration, Free Movement and Regional Integration, Paris/Bruges : UNESCO & United Nations University.
  • TORPEY, John (2000) The Invention of the Passport. Surveillance, Citizenship and the State, Cambridge : Cambridge University Press.
  • WALZER, Michael (1997) Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité. Paris : Seuil