Des frontières sans frontières : comment l’UE exporte la surveillance pour tenter d’externaliser le contrôle des frontières

, par Privacy International

Les documents recueillis par Privacy International (PI) détaillent la manière dont les agences européennes « sous-traitent » le contrôle des frontières aux pays limitrophes.

Empreintes digitales derrière des barreaux. Crédit : jurek d. (CC BY-NC 2.0)

L’Union européenne (UE) est le premier donateur d’aide au développement dans le monde. Elle constitue un soutien souvent instrumentalisé aux démocraties et à la paix et une force internationale majeure de contrôle de la technologie et d’autres secteurs coercitifs.
 
Mais depuis la crise migratoire de 2015 et l’arrivée au pouvoir de partis populistes anti-immigration dans des pays de l’Union, cette dernière a orienté cet énorme pouvoir d’influence à l’étranger vers, principalement, la gestion des flux migratoires. Elle a utilisé sa puissance économique, diplomatique et sécuritaire pour externaliser le contrôle des frontières et la gestion des migrations à d’autres pays.
 
En équipant et formant les autorités des pays tiers, en influençant les lois et en développant des bases de données biométriques à grande échelle dans les pays limitrophes, l’Union européenne fournit aux gouvernements des outils de surveillance numérique dans l’espoir qu’ils s’en servent pour empêcher les gens d’atteindre ses frontières.
 
Cependant, ces outils sont utilisés à travers le monde pour instaurer un contrôle politique par le biais du traçage et de la surveillance de populations entières, de militant·es, de journalistes et de mouvements d’opposition.
 
Sans une transformation rapide des politiques et des priorités de l’UE, aujourd’hui documentée par une coalition de militant·es, ce programme d’externalisation finira par écraser les libertés politiques et civiles et saper la démocratie.
 
Un an de démarches auprès des principales agences de l’UE a permis à PI de réunir des documents sur lesquels nous nous appuyons pour résumer ci-dessous ce système de services externalisés des frontières.
 

Équipement

Les pays situés au sud et à l’est de l’Union européenne sont équipés d’instruments de surveillance et de traçage.
 
Au Niger, 11,5 millions d’euros ont été alloués par le Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique, un programme de financement qui utilise l’argent de l’aide au développement pour contrôler les migrations, fournir des drones, des caméras et des logiciels de surveillance, un centre d’écoutes téléphoniques et un IMSI-catcher ou intercepteur d’IMSI (International Mobile Subscriber Identity). Ce dispositif de surveillance sophistiqué permet de capter toutes les communications des appareils téléphoniques situés à proximité. Ce sujet est tellement sensible que le Royaume-Uni refuse même de confirmer ou d’infirmer y avoir recours.
 
Le transfert de cet équipement intervient alors que l’activité militante a récemment été réprimée par le gouvernement nigérien et que le cadre légal de la surveillance ne présente aucune des garanties exigées par les normes internationales, les violant directement.
 
En Bosnie-Herzégovine, un système d’écoutes téléphoniques vendu par Ericsson, le géant suédois de la technologie, a été fourni à l’agence d’État d’investigation et de protection (SIPA, State Investigation and Protection Agency). Un protocole d’accord autorise certains corps des forces de l’ordre à recourir à ce système, notamment la police des frontières.
 
De l’équipement d’enregistrement et des bases de données biométriques sont fournis aux autorités chargées du contrôle des frontières et de la migration : par exemple, le gouvernement de Bosnie-Herzégovine a reçu des capteurs d’empreintes digitales, achetés à l’entreprise électronique NEC ; tandis que des bases de données biométriques à grande échelle sont transmises à de nombreux pays, notamment le Sénégal et la Côte d’Ivoire – une analyse sur ce sujet, réalisée par Privacy International, est disponible ici.
 
Plus à l’est, à la frontière Ukraine-Biélorussie, un projet de l’UE visant à développer un « système de vidéo-surveillance intelligent automatisé » a financé des caméras et un logiciel de reconnaissance des plaques d’immatriculation afin de transmettre des informations aux autorités sur les véhicules approchant et leurs passager·es. De même, un projet de 2018 a fourni aux forces de police surveillant la frontière Ukraine-Moldavie, un système de reconnaissance des plaques d’immatriculation connecté à un centre de surveillance centralisée.
 
Différents projets financés et gérés par plusieurs agences de développement ou autres sont destinés à fournir de l’équipement aux forces de police et de contrôle des frontières à travers l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient.
 
En 2018, un projet d’aide au développement d’un budget de 11 millions d’euros a financé l’« installation et la mise en œuvre de salles d’opérations et d’entités de coordination centrales » au Liban, y compris pour les unités militaires de contrôle des frontières.
 
En Libye, plus de 42 millions d’euros ont été alloués en 2019 par le Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique, dans le cadre d’un projet de contrôle des frontières, avec la fourniture de bateaux de surveillance, de postes informatiques pour SUV, de systèmes de communication par satellites et d’autres équipements, destinés aux garde-côtes libyens ainsi qu’à la Direction libyenne de lutte contre la migration illégale (DCIM, Directorate for Combatting Illegal Migration).
 
Un autre projet d’aide au développement de 2018, d’une valeur 11 millions d’euros, a permis à la Jordanie d’équiper les postes frontaliers de « matériel opérationnel, d’outils informatiques [et] de logiciels » et de fournir de l’équipement aux agents pour la mise en place de « techniques d’investigation spécialisées ». L’accord stipule que le matériel, qui s’étend a priori des simples dispositifs de communication à des systèmes de surveillance hautement intrusifs, doit être « défini au moment de la phase de démarrage », c’est à dire que le financement a été approuvé avant même de savoir ce qu’il recouvrait.
 

Formation

De nombreux organes de l’UE favorisent ou organisent la formation des forces de surveillance des frontières, comme le CEPOL (European Union Agency for Law Enforcement Training), une agence chargée de la formation des agents des services répressifs, qui fait l’objet d’une autre étude publiée aujourd’hui.

Un programme similaire, mené par le gouvernement italien mais financé par le Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique, est destiné à former et équiper les autorités libyennes. Un document de 2018 donne le détail du programme de formation dispensé par l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes FRONTEX à l’administration générale libyenne pour la sécurité côtière (GACS, General Administration for Coastal Security).

FRONTEX a appris aux participant·es à recueillir « des preuves à des fins de poursuites pénales et de renseignement », notamment grâce à des dispositifs électroniques, à recueillir des empreintes digitales, y compris celles « des enfants et des personnes vulnérables », ainsi que des « techniques de self-défense de base, susceptibles d’accompagner l’arrestation des suspects à bord, notamment l’usage de la force et ses limites ».

Une évaluation des risques réalisée pour la formation n’envisage à aucun moment qu’elle pourrait favoriser la violation des droits humains ou porter atteinte à la réputation de l’UE, malgré les mauvais traitements avérés des autorités libyennes à bord des bateaux et les rapports qui détaillent les conditions de détention dans des camps surpeuplés, où les circulent des maladies et les migrants subissent des traitements brutaux, notamment le viol et la torture.

En 2017, un projet baptisé « EU4Border Security », mis en œuvre par FRONTEX, a reçu 4 millions d’euros d’aide pour « améliorer la collecte, le partage et l’analyse des données » des gardes-frontières à travers des formations, des visites d’étude et des échanges de personnel avec certains pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient.

FRONTEX met également en place des formations auprès d’États balkaniques membres ou non de l’UE. En 2019, en Croatie, les participant·es à une formation devaient s’entraîner à contrôler « les flux de migration illégale vers le territoire » des États membres de l’UE. Un des exercices pratiques consistait par exemple à déployer des gardes le long de la « frontière verte » d’un pays-membre de l’UE limitrophe d’un pays non membre, traversée par des personnes migrantes. 

Les participant·es, issu·es de pays membres dont 15 de Croatie et un d’Albanie, pays non membre de l’UE, apprennent, entre autres, le fonctionnement du matériel technique de surveillance des frontières terrestres, la radiocommunication et des techniques de repérage de personnes et de véhicules.

D’après les documents que PI a pu obtenir et étudier, un enseignement des bases de la législation sur les droits humains est dispensé, mais sa portée est limitée et il n’a visiblement pas permis de juguler le nombre de rapports établis par les militant·es et les observateurs qui font état, preuves à l’appui, des violations graves et des pratiques illégales, dont se rendent responsables les autorités de certains États membres ou non parmi les pays des Balkans. Les autorités croates, notamment, ont été accusées d’emprisonner illégalement et violemment des personnes ayant tenté de traverser la « zone verte » de la frontière entre la Croatie et la Bosnie-Herzégovine et de les avoir expulsées, ce qui contrevient à la législation qui les oblige à donner accès à des procédures de demande de protection internationale.
 
Le Conseil danois pour les réfugiés (DRC, Danish Refugee Council) a récemment apporté des preuves que les autorités croates « frappent, volent et abusent sexuellement » des personnes qui traversent la frontière avec la Bosnie-Herzégovine.
 

Assistance juridique

 
Différents projets et organismes européens fournissent de l’aide à des pays tiers pour promouvoir des lois spécifiques ou des amendements en matière de contrôle des frontières. Une aide de ce type est en capacité d’exercer une forte influence sur la régulation des pouvoirs en matière de sécurité ou la promotion de l’État de droit, en particulier dans les pays en situation de post-conflit ou vulnérables.
 
Par exemple, un guide de rédaction de projets de loi destiné à des missions civiles européennes postées dans des pays non membres de l’UE, montre que certains pays ne disposent pas d’un arsenal législatif de base, et certaines lois ne sont jamais accessibles au public ou diffusées.
 
Une annexe donne des exemples de projets de loi soutenus par des missions européennes et relève notamment plusieurs lois relatives à la surveillance et au renseignement, dont un projet de loi sur la police en Palestine, une loi sur la police en Afghanistan, la loi sur l’interception des télécommunications ainsi que la loi sur la protection des données personnelles au Kosovo et une loi contre la traite d’êtres humains au Niger.
 
De même, un projet d’aide de 2016 visait en partie à lutter contre les réseaux de traite d’êtres humains dans des pays situés au sud de l’Union européenne (Algérie, Égypte, Israël, Jordanie, Liban, Libye, Maroc, Palestine, Syrie, Tunisie) et à « contribuer à élaborer des politiques et une législation harmonisée et efficace » pour lutter contre la cybercriminalité.
 

 Partage des données

 
S’ils permettent de mettre en place des systèmes d’identification biométrique, de former les agents à leur utilisation et d’influencer les lois dans les pays bénéficiaires, ces systèmes peuvent aussi être utilisés pour renforcer les processus d’expulsion hors de l’Europe et partager des données avec les gouvernements de l’UE.
 
Les arguments du projet de mise en place d’un système d’identification biométrique en Côte d’Ivoire par exemple, l’expriment très clairement : un but avoué de son développement est de faciliter l’identification des personnes de nationalité ivoirienne en Europe et de faciliter leur retour.
 
Au Niger, bien que les autorités européennes n’ont pas directement accès aux bases de données du gouvernement, l’article 36 de la loi 2015-036, qui criminalise la traite des êtres humains et a été établi avec l’aide de l’UE, stipule que si les autorités d’un État étranger (comme un pays de l’UE) exige de vérifier l’authenticité ou la validité d’un document d’identité ou d’un titre de circulation, supposé avoir été délivré au Niger, les autorités nigériennes sont dans l’obligation de leur fournir les informations afférentes.
 
Un projet de 2019 financé par l’IAP II, l’Instrument d’aide de pré-adhésion, vise à fournir aux pays des Balkans occidentaux un « système d’enregistrement interopérable sur le plan régional [Balkans occidentaux] » dans l’objectif de parvenir « à terme à une interopérabilité avec les systèmes d’informations de l’UE relatifs aux frontières et à la gestion de la migration », tels que la base de données Eurodac, une base de données d’empreintes digitales paneuropéenne pour les demandeurs d’asile.
 

Réformes nécessaires

 
Ces activités sont financées par un imbroglio d’organismes et d’instruments européens poursuivant des objectifs différents. Parmi ces derniers, l’Instrument contribuant à la stabilité et à la paix (IcSP), un fond de plusieurs milliards d’euros, a vocation à soutenir des actions en dehors de ses frontières ; l’Instrument d’aide de préadhésion apporte son soutien aux pays candidats à l’adhésion à l’Union Européenne ; et l’Instrument européen de voisinage et de partenariat apporte de l’assistance aux pays voisins.
 
Tandis que l’UE finalise son prochain budget qui définira ses priorités pour la période de 2021 à 2027, certains de ces différents instruments seront regroupés sous une seule bannière, celle de l’Instrument de voisinage, de coopération au développement et de coopération internationale.
 
Privacy International et des ONG partenaires demandent à la Commission européenne de travailler de concert avec le parlement et les États membres et de saisir l’opportunité de cette centralisation d’instruments disparates pour répondre aux dangers que posent ces régimes.
 
Nous demandons notamment à la Commission de faire meilleur usage de son devoir de diligence, de renforcer les évaluations des risques et d’aller vers davantage de transparence, de contrôle parlementaire et de supervision publique et donc de rediriger les ressources vers le soutien aux capacités des institutions judiciaires, sécuritaires et réglementaires à protéger les droits avant que d’allouer des ressources et de l’équipement technologique qui, en l’absence d’une supervision adéquate, risque très vraisemblablement d’aboutir à des violations des droits humains fondamentaux.

Plus de détails (en anglais) ici.

Voir l’article original en anglais sur le site de Privacy International