LE MUR DE LA HONTE
L’histoire du mur débute en 1971 avec le « Pamplonazo » : entre avril et mai de cette année-là, des habitant·es des bidonvilles de Lima essayent d’occuper les terres de la zone de San Luis. Face au constat de l’absence de politiques publiques à même de garantir un logement aux personnes issues des secteurs les plus défavorisés et vulnérables, les occupant·es, originaires pour la plupart des régions rurales pauvres du Pérou, muni·es de bâtons et de drapeaux péruviens, tentent de s’installer avec leurs cahutes sans la moindre permission sur les terres en friche de Pamplona, dans l’espoir d’une vie meilleure et d’un logement décent. Cette entreprise suscite crainte et mépris chez les premier·es résident·es du quartier de San Ignacio de Loyola qui, adjacent à celui de Casuarinas, appartenait alors à la haute société de Lima. Cédant à la peur face à la présence de ces nouveaux·elles voisin·es étranger·es à leur classe, les propriétaires du quartier de San Ignacio de Loyola décident ainsi de faire construire leurs nouvelles demeures en tournant le dos aux nouveaux·elles habitant·es, invoquant la nécessité d’éviter toute nouvelle « invasion » [1] de la zone, de combattre la délinquance, d’atténuer les craintes qui s’étaient répandues et de ne pas avoir vue sur ce paysage urbain nouveau : taudis, bâches, oubli et pauvreté.
Par la suite, dans les années 70 et 80, les résident·es du quartier Las Casuarinas demandent à la Garde Républicaine (institution de l’État chargée de la sécurité aux frontières nationales) de se poster à la limite du quartier, là encore sous prétexte d’éviter de nouvelles invasions et les vols incessants dans le quartier. La présence de ces agent·es de sécurité dans cette zone en proie aux tensions entre classes sociales s’apparente à un mur vivant, qui ne disparaîtra qu’avec la dissolution de l’institution par le gouvernement péruvien.
À partir des années 1980, un conflit armé interne secoue le pays [2] ; l’État péruvien édifie une base militaire au milieu des collines limitrophes de Casuarinas et Pamplona Alta, afin d’enrayer les actes terroristes perpétrés dans la zone et de contrôler l’entrée dans le quartier de Casuarinas. Les actes subversifs finissent par cesser mais la militarisation se poursuit : la base se transforme d’abord en une clôture en bois, puis en un mur de béton.
Plus tard, le Colegio de la Inmaculada (adjacent au quartier de Casuarinas) érige une enceinte autour de la zone contiguë au quartier 12 de Noviembre (Pamplona Alta), sous prétexte de lutter contre les vols dans ses potagers, contre les disputes entre élèves et de maîtriser la présence de groupes subversifs [3] dans le quartier. En conséquence, et pour la première fois, les logiques urbaines de mobilité s’en trouvent chamboulées chez les habitant·es de Pamplona Alta : les plus touché·es sont les habitant·es du quartier 12 de Noviembre qui ne peuvent plus rejoindre directement la Panamericana Sur, l’artère principale qui les relie au reste de la ville, et doivent ainsi contourner l’établissement scolaire pour s’y rendre ; un trajet plus long et plus coûteux.
À la fin des années 80, l’entreprise du bâtiment Villa Sol, chargée d’urbaniser Casuarinas Sur, fait construire un mur en argile à la limite entre Casuarinas Sur et les quartiers 12 de Noviembre et 5 de Mayo (Pamplona Alta), sous prétexte là encore de lutter contre les larcins, d’éviter que des « gens de mauvaise vie » n’investissent Casuarinas Sur et, surtout, pour éviter que les terrains de Casuarinas Sur ne perdent de leur valeur en raison du contraste abyssal entre les deux quartiers : imagine-t-on des manoirs avec vue sur un panorama de déchets, de misère et d’éleveurs de porcs ? Une fois de plus, des conflits éclatent de part et d’autre car les logiques de mobilité urbaine des habitant·es de Pamplona Alta sont ébranlées, et ils et elles se voient refuser le libre accès à la Panamericana Sur.
Dans un contexte où s’opposent celles et ceux qui veulent détruire ou reconstruire le mur, entre manifestations, rassemblements au milieu du mur, courriers officiels adressés au comité administratif de Casuarinas et aux institutions de l’État, les deux parties décident de créer une « porte secrète » au milieu du mur, avec des horaires d’ouverture prédéfinis. Dans le cadre de ce même accord, des emplois de personnel de maison (aides à domicile, jardinier·es, ouvrier·es du bâtiment ou encore concierges) sont créés à l’intention des résident·es de Pamplona Alta, en échange de quoi les habitant·es de Pamplona s’engagent à « respecter » l’existence du mur (autrement dit, à ne pas l’ébruiter) et à s’assurer que la zone limitrophe n’est pas fréquentée par des inconnu·es ou des délinquant·es et reste propre.
Finalement, la municipalité du district de La Molina fait construire, début 2013, un mur adjacent de plus de 8 km de long au milieu des collines contiguës aux districts de San Juan de Miraflores (Pamplona Alta) et Villa María del Triunfo. Actuellement, ce mur comporte deux portes ouvertes de 5 h à 23 h, et est protégé tout du long par des rottweilers dressés par la municipalité de La Molina elle-même.
Frontières (dés)unies : à quoi sert le mur ?
Par frontière, nous entendons une séparation, une démarcation ou un obstacle ; en ce sens, étant donné que les limites des districts de Lima sont toujours contestées [4], le mur fait office de frontière, qui impose le maintien d’un certain ordre social. Toutefois, le mur représente aussi, à l’instar d’une frontière, l’existence de réseaux faits d’interconnexions : il ne représente pas uniquement l’isolement ou la séparation. Ainsi, les relations de codépendance et de coexistence entre les voisin·es situé·es de part et d’autre du « mur de la honte » sont restées vivaces depuis le début de sa construction. Néanmoins, ces relations ont un caractère à la fois pragmatique et hiérarchique : les habitant·es de Pamplona Alta travaillent comme employé·es de maison pour leurs voisin·es de Casuarinas, et la main-d’œuvre des premier·es a souvent été mise à contribution pour ériger le mur qui protège les second·es. Ce faisant et paradoxalement, certain·es préparent le petit-déjeuner, entretiennent les résidences et accomplissent mille autres tâches afin que d’autres puissent jouir d’un quotidien confortable. Cette situation de codépendance hiérarchique a survécu jusqu’à aujourd’hui, car certain·es ont besoin d’un emploi tandis que les autres ont besoin d’avoir recours à leur travail. Ainsi, dans le Pérou classiste moderne, le mur n’est plus un marqueur uniquement géographique : il sert également à définir la place qu’occupent sur l’échelle sociale les voisin·es de part et d’autre du mur, et à la leur rappeler.
BIBLIOGRAPHIE
2002
- Anderson, Jeanine
Leoncio Prado : su historia, su palabra. SINCO Editores. - Diesbach de Rochefort, Nicole M.
Frontera : ¿Muro Divisorio Tejido de Relaciones ?, in Estudios fronterizos vol. 3 n° 5 Mexicali jan/juin.
2000
- GRIMSON, Alejandro
Introducción : ¿Fronteras políticas versus fronteras culturales ?, en Fronteras, naciones e identidades : la periferia como centro. Buenos Aires : Ediciones Ciccus / La Crujía. PP. 9 -40