(Dé)passer la frontière

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Frontières urbaines : le mur de la honte à Lima

, par RIVAS GUTIERREZ Diana

À l’approche du 30° anniversaire de la chute du mur de Berlin, le « mur de la honte » se dresse au sud de Lima (Pérou) : une muraille ainsi baptisée, car elle sépare la zone paupérisée de Pamplona Alta (district de San Juan de Miraflores) de l’opulent quartier Casuarinas (district de Santiago de Surco), dans la capitale péruvienne. L’histoire, les caractéristiques et la gestion militarisée de cet édifice en font une véritable frontière subnationale. À l’heure actuelle, le mur est long de 10 à 12 km ; aussi, dans cet article, nous nous limiterons à présenter le pan le plus révélateur des inégalités : le quartier fermé de Casuarinas, séparé d’un des multiples faubourgs pauvres de Pamplona Alta.

LE MUR DE LA HONTE

L’histoire du mur débute en 1971 avec le « Pamplonazo » : entre avril et mai de cette année-là, des habitant·es des bidonvilles de Lima essayent d’occuper les terres de la zone de San Luis. Face au constat de l’absence de politiques publiques à même de garantir un logement aux personnes issues des secteurs les plus défavorisés et vulnérables, les occupant·es, originaires pour la plupart des régions rurales pauvres du Pérou, muni·es de bâtons et de drapeaux péruviens, tentent de s’installer avec leurs cahutes sans la moindre permission sur les terres en friche de Pamplona, dans l’espoir d’une vie meilleure et d’un logement décent. Cette entreprise suscite crainte et mépris chez les premier·es résident·es du quartier de San Ignacio de Loyola qui, adjacent à celui de Casuarinas, appartenait alors à la haute société de Lima. Cédant à la peur face à la présence de ces nouveaux·elles voisin·es étranger·es à leur classe, les propriétaires du quartier de San Ignacio de Loyola décident ainsi de faire construire leurs nouvelles demeures en tournant le dos aux nouveaux·elles habitant·es, invoquant la nécessité d’éviter toute nouvelle « invasion » [1] de la zone, de combattre la délinquance, d’atténuer les craintes qui s’étaient répandues et de ne pas avoir vue sur ce paysage urbain nouveau : taudis, bâches, oubli et pauvreté.

Par la suite, dans les années 70 et 80, les résident·es du quartier Las Casuarinas demandent à la Garde Républicaine (institution de l’État chargée de la sécurité aux frontières nationales) de se poster à la limite du quartier, là encore sous prétexte d’éviter de nouvelles invasions et les vols incessants dans le quartier. La présence de ces agent·es de sécurité dans cette zone en proie aux tensions entre classes sociales s’apparente à un mur vivant, qui ne disparaîtra qu’avec la dissolution de l’institution par le gouvernement péruvien.

À partir des années 1980, un conflit armé interne secoue le pays [2] ; l’État péruvien édifie une base militaire au milieu des collines limitrophes de Casuarinas et Pamplona Alta, afin d’enrayer les actes terroristes perpétrés dans la zone et de contrôler l’entrée dans le quartier de Casuarinas. Les actes subversifs finissent par cesser mais la militarisation se poursuit : la base se transforme d’abord en une clôture en bois, puis en un mur de béton.

Plus tard, le Colegio de la Inmaculada (adjacent au quartier de Casuarinas) érige une enceinte autour de la zone contiguë au quartier 12 de Noviembre (Pamplona Alta), sous prétexte de lutter contre les vols dans ses potagers, contre les disputes entre élèves et de maîtriser la présence de groupes subversifs [3] dans le quartier. En conséquence, et pour la première fois, les logiques urbaines de mobilité s’en trouvent chamboulées chez les habitant·es de Pamplona Alta : les plus touché·es sont les habitant·es du quartier 12 de Noviembre qui ne peuvent plus rejoindre directement la Panamericana Sur, l’artère principale qui les relie au reste de la ville, et doivent ainsi contourner l’établissement scolaire pour s’y rendre ; un trajet plus long et plus coûteux.

Affichage public : "Municipalité distritale de Santiago de Surco. Interdit d’entrer et de jeter des poubelles". Photo : Diana Rivas Gutierrez

À la fin des années 80, l’entreprise du bâtiment Villa Sol, chargée d’urbaniser Casuarinas Sur, fait construire un mur en argile à la limite entre Casuarinas Sur et les quartiers 12 de Noviembre et 5 de Mayo (Pamplona Alta), sous prétexte là encore de lutter contre les larcins, d’éviter que des « gens de mauvaise vie » n’investissent Casuarinas Sur et, surtout, pour éviter que les terrains de Casuarinas Sur ne perdent de leur valeur en raison du contraste abyssal entre les deux quartiers : imagine-t-on des manoirs avec vue sur un panorama de déchets, de misère et d’éleveurs de porcs ? Une fois de plus, des conflits éclatent de part et d’autre car les logiques de mobilité urbaine des habitant·es de Pamplona Alta sont ébranlées, et ils et elles se voient refuser le libre accès à la Panamericana Sur.

Dans un contexte où s’opposent celles et ceux qui veulent détruire ou reconstruire le mur, entre manifestations, rassemblements au milieu du mur, courriers officiels adressés au comité administratif de Casuarinas et aux institutions de l’État, les deux parties décident de créer une « porte secrète » au milieu du mur, avec des horaires d’ouverture prédéfinis. Dans le cadre de ce même accord, des emplois de personnel de maison (aides à domicile, jardinier·es, ouvrier·es du bâtiment ou encore concierges) sont créés à l’intention des résident·es de Pamplona Alta, en échange de quoi les habitant·es de Pamplona s’engagent à « respecter » l’existence du mur (autrement dit, à ne pas l’ébruiter) et à s’assurer que la zone limitrophe n’est pas fréquentée par des inconnu·es ou des délinquant·es et reste propre.

Finalement, la municipalité du district de La Molina fait construire, début 2013, un mur adjacent de plus de 8 km de long au milieu des collines contiguës aux districts de San Juan de Miraflores (Pamplona Alta) et Villa María del Triunfo. Actuellement, ce mur comporte deux portes ouvertes de 5 h à 23 h, et est protégé tout du long par des rottweilers dressés par la municipalité de La Molina elle-même.

Un mur en béton sépare le quartier riche de Las Casuarinas de celui, pauvre, de Pamplona Alta, en plein coeur de Lima, la capitale péruvienne. Photo : Diana Rivas Gutierrez

Frontières (dés)unies : à quoi sert le mur ?

Par frontière, nous entendons une séparation, une démarcation ou un obstacle ; en ce sens, étant donné que les limites des districts de Lima sont toujours contestées [4], le mur fait office de frontière, qui impose le maintien d’un certain ordre social. Toutefois, le mur représente aussi, à l’instar d’une frontière, l’existence de réseaux faits d’interconnexions : il ne représente pas uniquement l’isolement ou la séparation. Ainsi, les relations de codépendance et de coexistence entre les voisin·es situé·es de part et d’autre du « mur de la honte » sont restées vivaces depuis le début de sa construction. Néanmoins, ces relations ont un caractère à la fois pragmatique et hiérarchique : les habitant·es de Pamplona Alta travaillent comme employé·es de maison pour leurs voisin·es de Casuarinas, et la main-d’œuvre des premier·es a souvent été mise à contribution pour ériger le mur qui protège les second·es. Ce faisant et paradoxalement, certain·es préparent le petit-déjeuner, entretiennent les résidences et accomplissent mille autres tâches afin que d’autres puissent jouir d’un quotidien confortable. Cette situation de codépendance hiérarchique a survécu jusqu’à aujourd’hui, car certain·es ont besoin d’un emploi tandis que les autres ont besoin d’avoir recours à leur travail. Ainsi, dans le Pérou classiste moderne, le mur n’est plus un marqueur uniquement géographique : il sert également à définir la place qu’occupent sur l’échelle sociale les voisin·es de part et d’autre du mur, et à la leur rappeler.

BIBLIOGRAPHIE
2002

  • Anderson, Jeanine
    Leoncio Prado : su historia, su palabra. SINCO Editores.
  • Diesbach de Rochefort, Nicole M.
    Frontera : ¿Muro Divisorio Tejido de Relaciones ?, in Estudios fronterizos vol. 3 n° 5 Mexicali jan/juin.

2000

  • GRIMSON, Alejandro
    Introducción : ¿Fronteras políticas versus fronteras culturales ?, en Fronteras, naciones e identidades : la periferia como centro. Buenos Aires : Ediciones Ciccus / La Crujía. PP. 9 -40

Notes

[1Au Pérou, le terme « invasión » désigne un mouvement d’occupation illégale et collective d’un terrain, souvent par des personnes sans terres issues des campagnes.

[2Voir le dossier qu’a consacré Ritimo à ce sujet https://www.ritimo.org/Perou-justice-et-developpement-pour-tous

[3On entend par « groupes subversifs » les groupes terroristes très actifs dans le Pérou des années 1980-90, tels que Sentier lumineux ou le mouvement révolutionnaire Túpac Amaru.

[4À la fin des années 2000, divers∙es citoyen∙nes sans véritable foyer se sont inscrit·es, moyennant paiement, auprès du COFOPRI (« Organisme de formalisation de la propriété informelle ») dans l’espoir de réaliser leur rêve : posséder un logement digne et ne plus être locataire. Cependant, plus de 150 inscrit∙es ont été trompé∙es car l’établissement n’avait pas pour but d’octroyer des logements, mais de régulariser ceux qui existaient déjà. Les victimes ont alors décidé d’occuper, dans un
premier temps, les terrains destinés au cimetière municipal Señor de los Milagros, puis d’occuper des terrains adjacents au mur (situés au-dessus du quartier 5 de Mayo), et ont fondé dans la foulée une association pour le droit au logement, Fronteras Unidas. Cette association est actuellement partie à un contentieux, qui oppose les héritier·es des véritables propriétaires des terrains et l’entreprise La Cumbre de las Casuarinas. Cette situation a poussé les héritier·res des terrains et les responsables de l’association à conclure un contrat de location, en vertu duquel les résident∙es de Fronteras Unidas s’engagent à payer 2 $ par mois pour avoir le droit d’utiliser chaque terrain sur lequel se trouve un logement.

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Diana Rivas Guiterrez est anthropologue spécialisée dans l’anthropologie de la ville, de l’espace, du territoire, du genre et de la discrimination. Courriel : a20133289@pucp.pe