(Dé)passer la frontière

Sommaire du dossier

Conclusions

, par CHARLES Emmanuel, WEILL Caroline

Avant d’être une réalité imposée par des institutions et des pratiques, la frontière est une invention qui, par l’éducation et la culture, s’est incrustée dans les esprits au fil du temps, servant des intérêts bien identifiables. Avec cette publication, nous avons tenté de jeter de la lumière sur les conditions particulières qui ont permis l’émergence et la normalisation de la situation inique que l’on connaît aujourd’hui : points de passage et de communication bloqués, contrôle diffus et permanent des mouvements, atteintes graves à la dignité humaine et aux droits fondamentaux.

La mystification de cette représentation de la souveraineté nationale entraîne diverses conséquences, relativement similaires d’un endroit à l’autre de la planète. Parfois, l’imposition de la frontière est une véritable dissonance vis-à-vis des traditions et du vécu des populations : dans les Alpes, le col – aujourd’hui symbole de la frontière – a toujours été le point de passage et de communication avec celles et ceux qui, parlant la même langue et préparant les mêmes aliments, habitent de l’autre côté ! À d’autres endroits, au contraire, ces territoires frontaliers cristallisent des hiérarchisations sociales de classe, de race et de genre, en reproduisent et démultiplient les violences. Dans ces conditions, ce sont les intérêts politiques et économiques des acteurs les plus puissants de ce monde qui en régissent les évolutions, les faisant subrepticement admettre par les populations. Comprendre la frontière aujourd’hui permet de mieux saisir les rouages de notre réalité, et de commencer à appréhender ses alternatives.

Car, aussi étrange que cela puisse paraître, à oppression grandissante, résistance grandissante. Il ne s’agit pas seulement d’aider à passer la frontière, mais, ensemble, de la dépasser : car, puisque la frontière est une construction, elle peut également être déconstruite. Dépasser la frontière, c’est voir que l’Autre n’est pas un Autre exo-tique : c’est se rendre à l’évidence que, de façon croissante, les mêmes réalités nous lient, les mêmes combats nous traversent, avec d’autres langues, d’autres regards, d’autres histoires. Celles et ceux qui passent la frontière, par leur rencontre, nous permettent de la dépasser : d’identifier ce qui fait notre humanité commune, par delà-même notre diversité. Ils nous permettent, par la même occasion, d’identifier avec la plus grande clarté les forces sociales et politiques qui imposent la frontière, hiérarchisent les vies et renient cette humanité commune, pour mieux les combattre.

« Par dessus la frontière ». Illustration sur un mur de la rue d’Aubervilliers, Paris. @Jeanne Menjoulet (CC BY 2.0)

Or, on l’a bien vu : redéfinir la frontière implique nécessairement de redéfinir la communauté humaine dans laquelle nous vivons, le pacte social qui nous lie, le type de mondialisation, de monde hyperconnecté et interdépendant, que nous souhaitons construire. Cette re-définition, nous en sommes conscient·es, ne pourra pas venir depuis « en haut », depuis une posture idéologique fixe qui imposerait des solutions pré-fabriquées à des réalités extrêmement variées. Au contraire, ce sont les expérimentations concrètes, les multiples manières d’objecter, les réponses hétérogènes de personnes très différentes qui se pré-sentent aux frontières et tissent les fils d’un autre type d’humanité, même dans un contexte sur-militarisé, qui créent la mosaïque d’un autre monde possible, en co-construction permanente.

Dans cet effort de redéfinition de nos modes d’organisation collective pour dépasser la frontière, documenter ces expérimentations relève alors d’une grande nécessité. En effet, pour beaucoup, la résistance et l’alternative à la frontière relèvent d’un sentiment d’évidence, car le contraire serait absurde : ne pas porter assistance à la personne à moitié morte de froid devant sa porte n’est pas imaginable. Mais sans trace écrite, sans diffusion, ces gestes restent limités à un espace-temps particulier, ponctuel, et ne prennent pas toute la dimension politique et humaine qu’ils pourraient avoir. En effet, c’est l’accumulation, l’articulation, la multiplication de ces pratiques et initiatives qui peuvent, ensemble, dessiner un autre monde. Savoir les transmettre et les diffuser est la condition sine qua non pour qu’elles servent d’inspiration, de base de discussion, d’élément de réflexion pour décoloniser nos esprits de la notion de frontière. Ce numéro de la collection Passerelle ne prétend ici que participer à cet effort de documentation, de réflexion et de mise en débat, et nous espérons vivement voir encore fleurir les échanges de pratiques, de résistance et de construction d’alternatives.