L’exemple d’Eurodac est symptomatique de l’évolution actuelle de la numérisation des contrôles aux frontières européennes. Eurodac est un système informatique d’information, de communication et de contrôle, qui repose sur une base de données européenne dans laquelle sont stockées les empreintes digitales des demandeur·ses d’asile et des migrant·es en situation irrégulière. Eurodac est un « système automatisé d’identification des empreintes digitales » (AFIS, Automated Fingerprint Identification System), qui couvre les territoires où s’applique le règlement Dublin III. Ce règlement et Eurodac constituent une réponse à la crise du système d’asile européen, qui s’est accompagnée de l’invention et de l’utilisation de termes pour le moins complaisants et vulgaires, comme celui d’« asylum shopping ». Le règlement Dublin III est basé sur le principe du « pollueur-payeur » : il stipule que l’État membre « responsable » de l’entrée d’un·e demandeur·se d’asile (par exemple en lui accordant un visa, ou en contrôlant mal ses frontières) doit prendre en charge la procédure d’asile. Le règlement Dublin III permet d’identifier l’unique État membre responsable de chaque demande d’asile, et régule ainsi la mobilité au sein de l’UE des non-ressortissant·es de l’UE dépourvu·es d’un visa en règle.
Le premier échelon de classement du système tentaculaire Eurodac range les individus en trois catégories : la Catégorie 1 concerne les demandeur·ses d’asile, la Catégorie 2 les étranger·es ayant traversé clandestinement la frontière extérieure de l’UE, et la Catégorie 3 les migrant·es clandestin·es dans l’espace Schengen. Comme l’a souligné de façon percutante Irma van der Ploeg, ce classement ne permet pas de mieux connaître les ressortissant·es de pays tiers : il aboutit à une « informatisation du corps » visant à figer des corps en mouvement pour qu’ils soient analysables par des machines (Van der Ploeg et Sprenkels 2011).
Les chiffres et leur interprétationdans le cadre de l’instauration de la frontière numérique
Quand nous avons commencé à nous pencher sur Eurodac, nous avons constaté que la crise proclamée en 2011 par les institutions politiques européennes était déjà perceptible à travers les chiffres et les interprétations publiées dans le rapport d’activité d’Eurodac de 2009 (Commission européenne 2010). À l’époque, le nombre de personnes considérées comme ayant traversé clandestinement la frontière extérieure de l’UE avait fortement baissé :
La tendance en ce qui concerne le nombre de personnes appréhendées lors du franchissement irrégulier d’une frontière extérieure (« catégorie 2 ») a changé radicalement en 2009. Après avoir atteint 61 945 en 2008 (une hausse de 62,3 % par rapport à 2007), le nombre de transmissions a chuté de 50 %, pour s’établir à 31 071 en 2009. La Grèce, l’Italie et l’Espagne demeurent les États membres qui ont introduit, de loin, le plus grand nombre de transmissions de ce type. C’est toutefois la Grèce qui a effectué le plus grand nombre de transmissions : 60 % de toutes les transmissions de « catégorie 2 » en 2009 (18 714 contre 20 012 en 2008). (Commission européenne 2010 : 5)
Dès 2009, le protocole Eurodac enregistrait une anomalie record (chiffres à l’appui) à la frontière grecque de l’espèce Schengen. Son activité (à travers les « équipes d’intervention rapide aux frontières ») a été omise du rapport en 2011. De toute évidence, et c’est un point crucial, les chiffres ont changé de statut à la frontière grecque de l’espace Schengen cette année-là : ils ont commencé à mener leur propre vie, sont devenus des signifiants qui donnent un sens et une légitimité aux actions incessantes des équipes d’intervention rapide. En d’autres termes, la réorganisation de ces chiffres sert à justifier les interventions militaires en Méditerranée.
Notre enquête et, notamment, nos entretiens avec des responsables des points d’accès nationaux d’Eurodac de divers pays, ont révélé une instrumentalisation stratégique et politique des différentes catégories via l’enregistrement, par les responsables, de la présence de ressortissant·es non-européen·nes à la frontière. Nous avons discuté avec un officier de police du point d’accès national d’Eurodac à Athènes, qui nous a donné une explication non orthodoxe du fonctionnement d’Eurodac. Il nous a ainsi dit, en désignant un message s’affichant sur l’écran de son ordinateur :
Par exemple, cette personne a fait une demande d’asile en Grèce, mais ses empreintes digitales ont d’abord été enregistrées en Suède. Donc a priori, c’est à la Suède d’examiner le dossier. La personne devrait être envoyée en Suède. Mais cela pourrait aussi être une erreur, car comment cette personne aurait-elle pu arriver directement en Suède ? Il est très probable qu’elle soit d’abord arrivée en Grèce, mais qu’elle n’ait pas été enregistrée ou qu’elle ait été enregistrée dans la catégorie 2 lorsqu’elle est arrivée. Son entrée dans l’UE a été effacée, ce qui fait que ses empreintes digitales apparaissent pour la première fois en Suède.
Au-delà du fait que cet officier de police a admis implicitement que les personnes arrivant clandestinement en Europe par la Grèce ne sont pas forcément enregistrées, son constat est intéressant à deux autres égards.
D’une part, cet officier de police nous communique implicitement l’existence d’une route migratoire vers l’Europe, que cible désormais la police. Toutefois, ladite route ne se caractérise pas tant par sa nature géographique que par un cadre temporel : étant donné que selon le règlement de l’Eurodac, les données relatives aux empreintes digitales enregistrées au titre de la catégorie 2 (entrée clandestine aux frontières extérieures de l’UE) seront supprimées au bout de 2 ans, il est fort probable que cette personne soit parvenue à échapper aux contrôles pendant 2 années (le temps que l’enregistrement de son entrée clandestine disparaisse d’Eurodac) et ait ensuite fait sa demande d’asile ailleurs.
D’autre part, la Grèce reste considérée comme un pays de transit pour les migrant·es, de sorte que les responsables grec·ques ne cherchent pas forcément à faire la distinction entre les diverses formes clandestines d’entrée dans l’espace Schengen, liées soit à une frontière (catégorie 2), soit à un territoire (catégorie 3). La subtilité de cette distinction est ainsi noyée dans le terme générique « Europe », de même que l’Europe voit la Grèce comme la frontière européenne. Malgré tout, l’objectif avancé, à savoir générer des chiffres et des enregistrements qui aident la Grèce à se débarrasser des demandeur·ses d’asile, reste réalisable.
Le continuum de l’information et du contrôle
Il convient également de souligner que la subjectivité des migrant·es enregistré·es dans Eurodac, c’est-à-dire les stratégies d’échange de connaissances et d’informations des migrant·es à propos des routes migratoires, joue un rôle central dans l’élaboration des frontières numériques de l’UE.
Au printemps 2011, nous sommes allé·es pour la première fois à Igoumenitsa, la dernière ville portuaire grecque avant l’Italie, près de la frontière avec l’Albanie. Là-bas, nous nous sommes rendu∙es dans le camp informel où se trouvent quasi exclusivement des migrants hommes en transit. Peu de temps après notre visite d’Igoumenitsa, ce camp situé en bordure de la ville, sur le flanc d’une colline juste au-dessus de la route qui mène au port, et que les locaux appellent « la montagne », a été brutalement rasé par la police. Le jour, les migrants en transit arpentaient les rues de la ville à la recherche d’un emploi et de quoi se nourrir. Le soir et la nuit, ils erraient près du port à la recherche d’une chance à saisir. Un rasta est venu nous demander une cigarette et nous a raconté son périple. Originaire du Soudan, il avait traversé la Syrie, le Liban, la Turquie avant d’arriver, en novembre 2009, sur l’île grecque de Lesbos. À Mytilène, il a été interpellé au bout de quelques jours puis incarcéré dans la prison de Pagani pendant environ une semaine. Comme tout le monde, il a été questionné, photographié et « fingered » : on lui a pris ses empreintes digitales. « Fingered », c’est un terme employé en anglais pidgin par les migrant·es fraîchement arrivé·es, dans ce sabir qu’ils et elles utilisent pour communiquer entre eux et elles ou avec nous. D’après ce rasta, on prenait les empreintes digitales de toutes celles et tous ceux qui passaient par Pagani, y compris sur du papier. Il ignorait pourquoi, se disait que ses empreintes n’étaient peut-être pas assez lisibles. Il avait quand même dû appuyer le bout de ses doigts sur une petite machine dotée d’une plaque en verre. Il a dit savoir que les empreintes digitales ne posent pas nécessairement un problème. À « la montagne », il avait rencontré deux Soudanais censés avoir traversé la mer Adriatique puis avoir rejoint l’Allemagne une semaine plus tôt. Leurs empreintes digitales ne poseraient évidemment pas de soucis en Allemagne, et il savait, grâce à de multiples récits et conversations, que les grec·ques n’étaient pas trop regardants vis-à-vis des empreintes digitales. Ce rasta voulait se rendre en Angleterre, où l’attendaient des amis et de la famille. Ses yeux étaient rivés sur le port. Il attendait le moment adéquat. Il y a toujours des gens qui réussissent leur coup.
Nous avons maintes fois entendu dire que le verre était dangereux. Une affirmation qui semble être communiquée d’un·e migrant·e à l’autre, et dont le bien-fondé n’a pas forcément été démenti par nos nombreux entretiens avec des expert·es. Actuellement, les autorités italiennes ou grecques sont accusées publiquement, par exemple par des représentant·es de la police allemande, de ne pas prendre correctement les empreintes digitales des demandeur·ses d’asile. Les récits des migrant·es concernant le verre semblent confirmer que la migration est un élément auto-réflectif du régime frontalier. C’est ce que nous entendons par « continuum de l’information et du contrôle » : tout va très vite, la frontière semble changer jour après jour. La complexité interne de la frontière numérique et les conflits qui l’entourent nous apparaissent toujours, dans un premier temps, sous l’angle de la migration. La migration vient toujours en premier. Le mouvement précède son contrôle : la frontière est remodelée suite aux déplacements des migrant·es, et évolue parallèlement à l’évolution des stratégies migratoires.
Reconstituer les routes migratoires
C’est la façon dont diverses « anomalies » sont traitées qui cristallise le mieux le conflit entourant Eurodac et les frontières externes de l’UE. Les expert·es de l’Eurodac parlent de « résultats positifs omis » (missed hits) pour désigner les concordances entre la catégorie 1 (demandeur·ses d’asile) et la catégorie 2 (entrée clandestine), qui servent généralement à reconstituer l’itinéraire des migrant·es une fois qu’ils et elles ont pénétré dans l’espace Schengen. Exemple typique : une personne demande l’asile en Allemagne, mais est ultérieurement contrôlée et enregistrée par des gardes frontalier·es grec·ques, si l’on suit la chronologie des saisies dans Eurodac. En 2013, 202 des 206 « résultats positifs omis » concernaient la Grèce, autrement dit 206 personnes étaient parvenues à éviter les contrôles en Europe pendant plus de deux ans après que leurs empreintes eurent été prises en Grèce, puis avaient disparu de la base de données d’Eurodac, et étaient réapparues dans un autre pays, dont les autorités avaient repris leurs empreintes digitales.
Les spécialistes emploient un autre terme spécialisé, « résultat positif faux » (wrong hit), pour désigner un accident similaire dû au décalage entre la date de prise des empreintes digitales et leur envoi à l’unité centrale d’Eurodac. En 2013, 258 cas ont été relevés : ils concernent les concordances « catégorie 1 comparée à catégorie 1 » dues à l’existence de plusieurs demandes d’asile. [1] Selon le rapport de 2013, un « résultat positif faux » survient quand
un∙e ressortissant∙e d’un pays tiers dépose une demande d’asile dans l’État membre (A), dont les autorités prennent ses empreintes digitales. Tandis que ces empreintes digitales sont dans l’attente d’être transmises à l’unité centrale (transmission de catégorie 1), la même personne peut d’ores et déjà se présenter dans un autre État membre (B) et faire une nouvelle demande d’asile. Si cet État membre B est le premier à envoyer les empreintes digitales, les empreintes digitales envoyées par l’État membre A sont susceptibles d’être enregistrées dans la base de données centrale plus tard que les empreintes digitales envoyées par l’État membre B ; ce seront donc les données envoyées par l’État membre B, et non celles envoyées par l’État membre A, qui donneront un résultat positif. L’État membre B sera alors considéré comme responsable à la place de l’État membre A, où la demande d’asile avait été déposée en premier. (Rapport annuel de 2013 sur les activités d’Eurodac : 18)
Le même rapport sur Eurodac nous apprend également qu’un résultat positif faux est un résultat positif « dans un sens erroné ». De toute évidence, cette erreur renvoie à une orientation territoriale et donc à la chronologie d’un parcours migratoire depuis une périphérie européenne (A) vers un centre européen (B). Selon la terminologie du système Eurodac, on parle aussi de trajectoire temporelle « délibérée ». Il nous faut donc reconnaître la dimension temporelle immanente d’Eurodac et de la frontière numérique que le système incarne, et la dynamique conflictuelle qui en résulte entre, d’un côté, la mobilité contrariée des projets d’immigration des migrant·es, et de l’autre la circulation sans accrocs des données les concernant qui est préconisée. Autrement dit, il semblerait que la frontière numérique peine notamment à se concrétiser à cause d’une course entre des corps mobiles et des technologies visant à réguler leur mobilité, et à transformer la migration en un mouvement discipliné et organisé, et non dicté par le bon vouloir et l’autonomie des migrant·es.
Les empreintes digitales des personnes de catégorie 3 (migrant·es clandestin·es au sein de l’espace Schengen) ne sont généralement pas stockées, ce qui tranche avec les deux autres catégories. Elles sont donc en quelque sorte un instantané de la fugacité fluide et illégitime de corps en mouvement sur le territoire de l‘espace Schengen, qui sont soupçonnés d’avoir fricoté avec des voies migratoires douteuses. Une concordance « catégorie 3 comparée à catégorie 1 » permet de reconstituer une route migratoire et d’empêcher qu’elle soit empruntée par les migrant·es, car alors ils et elles tendent à disparaître de l’écran. Ces résultats positifs ne sont pas liés à l’agencement temporel de l’immigration clandestine en Europe, mais plutôt à son agencement spatial : maintenant que vous êtes là, votre présence détermine la distance parcourue depuis l’endroit où vous avez un jour été enregistré∙e, traversé la frontière ou déposé une demande d’asile avant de disparaître. Ceci vient alimenter un cycle de « déportabilité numérique » (Papadopoulos et al. 2008), dans le sens d’une généralisation des risques de la mobilité liée à la traversée de la frontière (argent, persévérance, durée de l’itinérance, voire survie) à toute la zone couverte par les frontières de l’espace Schengen et au-delà. Lorsque l’on pénètre dans le cadre spatio-temporel de Schengen en transitant, en disparaissant et en réapparaissant sur des écrans d’ordinateur, la déportabilité numérique est susceptible d’étendre l’omniprésence de la frontière européenne par le biais de la liquéfaction numérique de sa spatialité : la frontière n’est plus une ligne mais la totalité de l’espace Schengen.
Cependant, comme nous l’avons vu plus haut, cette frontière censée être partout est tributaire d’un ordre temporel, en d’autres termes d’une chronologie de l’espace européen. Les données d’Eurodac se présentent sous forme de profils d’empreintes digitales converties par des algorithmes, qui rendent visibles et projettent des individus et leurs itinéraires dans l’espace Schengen. Ce n’est pas tout : grâce à ces profils, les corps mobiles et fugaces des migrant·es deviennent analysables et vérifiables par des machines puisque leurs empreintes digitales sont prises et qu’elles sont associées aux données qui leur correspondent.
Conclusion
La frontière européenne est sans cesse externalisée et deterritorialisée par les technologies de contrôle, mais elle est aussi repoussée par les mouvements migratoires. Les migrant·es portent la frontière avec elles et eux, car ils et elles incarnent la frontière (plus précisément à travers leurs doigts), mais ne peuvent totalement la traverser. En revanche, ils et elles transgressent la frontière tout en l’intégrant. Ce n’est qu’ainsi (en méprisant ou en foulant Schengen sous leurs pieds) qu’ils et elles reterritorialisent la frontière et la repoussent toujours plus loin à l’intérieur du territoire européen, comme nous l’observons aujourd’hui. Ce faisant, ils et elles remettent en cause les limites de l’Europe.