Les habitant·es de la vallée de la Roya subissent directement les conséquences du durcissement de la frontière franco-italienne. Contraint·es de vivre sur un territoire militarisé, recueillant des mort·es et des blessé·es dans leurs propres rues, les gens sont en quelque sorte acculés à prendre position sur la question, comme nous l’expliquent beaucoup de personnes interrogées. Dans ce contexte, la vallée est divisée. D’une part, on observe la naissance d’un réseau de citoyen·nes solidaires qui accompagnent les migrant·es à travers un engagement actif qui se manifeste par l’accueil, le soin, le soutien juridique des personnes. D’autre part, une partie de la population, numériquement minori-taire, s’oppose à l’aide apportée aux migrant·es et dénonce la solidarité, arguant qu’elle favoriserait l’immigration clandestine et le terrorisme. Née en juin 2017, l’association Défendre la Roya, liée au Front national, qui comporte une quarantaine de membres, a accusé l’association de soutien aux migrant·es Roya Citoyenne de faciliter l’immigration irrégulière et demandé sa dissolution. Cette requête a été déboutée par le tribunal administratif de Nice en novembre 2017.
Association collégiale réactivée en 2016 après quelques années de pause, Roya Citoyenne est la plateforme centrale du réseau de solidarité avec les migrant·es dans la vallée de la Roya [1]. Ce réseau, composé d’environ 150 familles – soit plus ou moins 10 % de la population – intègre toutes les générations. L’âge moyen est assez élevé : si on compte quelques jeunes entre 20 et 30 ans et des personnes âgées de 30 à 40 ans, les membres sont surtout des personnes d’âge intermédiaire et de nombreux retraité·es. En effet, ce type d’activisme prend beaucoup de temps. La majorité de ces personnes solidaires ne viennent généralement pas des parcours classiques du militantisme politique et on observe l’émergence du débat entre action humanitaire et action politique. La classe sociale la plus représentée est la classe moyenne, aujourd’hui soumise à des processus d’érosion comme dans toute l’Europe. Un autre élément-clé du réseau de solidarité est qu’au moins deux tiers de ses membres sont des néo-ruraux, c’est-à-dire des personnes qui ne sont pas originaires de la vallée, mais généralement de la ville, arrivées au cours des dernières décennies. Dès le départ, l’objectif principal de l’association Roya Citoyenne était d’offrir des soins, de l’hospitalité et du soutien aux migrant·es, afin qu’elles·ils puissent continuer leur parcours. Si l’on parlait, au début, d’une hospitalité généralisée, où beaucoup d’habitant·es accueillaient les migrant·es dans leurs propres maisons – parfois silen-cieusement, voire en cachette – au fil du temps, la plupart des migrant·es arrivant dans la vallée de la Roya étaient hébergé·es sur le terrain de Cédric Herrou, où des tentes de différentes tailles et quelques caravanes ont été installées [2].
- Réfugiés sur le terrain de Cédric Herrou, a Breil-sur-Roya. Photo : Luca Giliberti
Si certaines personnes ont ponctuellement aidé des réfugié·es à franchir la frontière à Vintimille, le rôle des membres de l’association Roya Citoyenne est, dès le début, d’aider les migrant·es qui arrivent seul·es dans la vallée. Les procès et les condamnations portent tant sur le franchissement de la frontière que sur le transport des migrant·es sur le territoire français. L’ambiguïté juridique de ces délits de solidarité est évidente : il serait légal d’accueillir des migrant·es mais il ne serait pas légal de les acheminer, même sans franchir la frontière. Les actions des citoyen·nes, partagé·es entre l’esprit humanitaire et l’action politique, sont criminalisées par ces risques de poursuite pour « aide à l’entrée, au séjour et à la circulation d’étrangers en situation irrégulière » et finissent par s’inscrire dans une dynamique de désobéissance civile.
Roya Citoyenne a été aussi très active à Vintimille depuis plus de deux ans, avec la distribution de repas quotidiens pour les migrant·es en collaboration avec d’autres volontaires, en partie internationaux. Suite à une interdiction par ordonnance du maire de Vintimille, officiellement pour des raisons hygiéniques et sanitaires, la distribution de nourriture a fait l’objet d’une infraction pénale pendant presque deux ans (juillet 2015-avril 2017). Neuf personnes de Roya Citoyenne ont été inculpées pour cette activité.
L’engagement de l’association s’est également développé sur le terrain juridique des demandes d’asile et de la protection des mineur·es en France, en collaboration directe avec un groupe d’avocat·es. La pression de l’association et de ses avocat·es pour que les migrant·es puissent demander l’asile en France sans être d’abord refoulé·es en Italie a permis d’obtenir quelques succès. À quatre reprises depuis 2017, le préfet des Alpes-Maritimes a été condamné pour « entrave au droit d’asile » par le tribunal de Nice, qui statue que « l’administration porte une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté fondamentale que constitue le droit d’asile ». Roya Citoyenne a ainsi réussi à établir une sorte de protocole de demande d’asile à Nice, négocié avec la préfecture et la police, pour que le passage des migrant·es à travers les PPA [3] soit autorisé après l’envoi d’une liste avec les noms des demandeur·ses. Mais cet accord, qui fonctionne lorsqu’il concerne un petit nombre de migrant·es, est bloqué par les pouvoirs publics quand le nombre de migrant·es qui passent la frontière augmente.
La route migratoire de la vallée de la Roya, très fréquentée jusqu’à l’automne 2017, est peu transitée depuis. Les événements de ces dernières années montrent que la situation dans la vallée de la Roya connaît des variations soudaines et extrêmes, en transformation continue. L’avenir de ce chemin migratoire est encore ouvert. La répression envers la solidarité se poursuit, à travers les procès faits aux habitant·es, et les citoyen·nes engagé·es continuent à dénoncer les irrégularités de l’État dans la non-application de ses lois. La criminalisation de la solidarité produit des conséquences opposées qui coexistent sur le terrain des mobilisations. D’une part, la répression de la solidarité avec les migrant·es indigne de nombreux citoyen·nes et alimente ainsi une solidarité nouvelle et plus vigoureuse, pointant le caractère contre-productif de la répression. D’autre part, la criminalisation de la solidarité alimente les discours racistes et xénophobes et avive les conflits sociaux dans les territoires traversés par les migrant·es.