Vous avez grandi dans l’Aïr, au nord d’Agadez, dans une famille Touareg. Comment votre peuple, fondamentalement nomade, vit-il la relation à la frontière, au quotidien, mais aussi en terme symbolique ? En particulier dans un autre entretien vous dites « Je parle du quotidien des Touaregs, étranglés entre cinq Etats. Rester sur place, c’est l’asile. Partir, c’est l’exil. Les deux solutions sont difficiles. C’est l’état des Touaregs jusqu’à aujourd’hui. » Pouvez-vous nous en dire plus ?
Avant les frontières étatiques, ce que nous, Touaregs, appelons la « frontière » est un espace de l’entre-deux, un lieu d’échanges pas seulement économiques, mais sociaux et culturels où fusionnent le soi et l’alter ego. C’est le lieu du partage avec l’autre – comme l’indique l’étymologie du terme en tamajaght (touareg) –, un lieu situé à la rencontre de plusieurs territoires et où nous installons les puits, les marchés et les villes. Par contre, la frontière qui sépare, qui découpe, qui dissèque – c’est ainsi que nous le ressentons –, c’est la colonisation (turque, française, italienne, anglaise) qui l’a amenée dans notre espace. C’est pourquoi, plutôt que notre terme ancien, nous préférons utiliser, pour désigner la frontière étatique, des termes haoussa ou arabe qui signifient la « limite ». Car dans nos perceptions, notre philosophie ou nos sentiments, la frontière dite « moderne » représente la limite de tout ce qu’on peut faire et vivre, la limite de soi, la fin de soi.
La frontière coloniale s’est démultipliée à partir des années 1960 avec ce qu’on appelle les « indépendances » africaines et la création de micro-Etats sur le modèle centralisé français. Si au début, la frontière sépare votre espace de l’autre espace qui est vital pour vous, ensuite c’est vous-même, votre corps social qu’on écartèle, avec lequel on joue, et aucune articulation ne peut plus se relier aux autres.
Par exemple, la frontière entre le Niger, le Mali et l’Algérie a interdit à une partie de notre corps – celle accaparée par l’Algérie – de respirer, c’est-à-dire d’accéder au poumon de sa vie économique pour échanger ses produits contre du mil, du blé et de l’orge du sud ; il a fallu changer d’alimentation et avaler de la semoule charançonnée et des macaronis pour ne plus avoir à franchir la nouvelle frontière. En dehors de l’État central et de ses circuits mal organisés, aucune activité économique n’était plus possible.
Pour nous, la frontière a signifié la confiscation de tous nos biens d’échanges qui à la frontière ont été détruits sous nos yeux. Elle a rendu impossible notre vie en interdisant toute gestion rationnelle de nos ressources rares et dispersées et en interdisant nos réseaux de coopération. Toutes les passerelles vers l’autre se sont amoindries ou ont été anéanties. Les frontières nous ont étranglés non seulement économiquement – quand une partie de vos pâturages se retrouvent de l’autre côté de la frontière, on ne peut rien faire, on ne peut plus vivre –, mais aussi psychiquement, moralement, politiquement, par le fait de devenir étrangers chez nous, sur notre territoire.
C’est une situation très dure à vivre économiquement et psychiquement, car nous avons une relation avec notre espace qui n’est pas celle qu’on a avec un simple bien permettant de survivre. Entre notre espace et nous, il y a quelque-chose de corporel, de charnel. Ces déchirures et cet écartèlement, on les a ressentis d’une manière terrible, violente, intime.
La frontière à la fin a fait de nous des individus clandestins qui tentent d’échapper à cette chape qui sépare, écartèle et brise. Elle a installé un véritable chaos, innommable, indescriptible. On s’est retrouvés enfermés dans une boite de conserve sans aucune possibilité d’initiative. Notre espace d’autrefois, aux potentialités infinies, est devenu limité, sans horizon ni même rêve. Rien, ça ne vous appartient plus, quelqu’un d’autre intervient sans avoir aucune relation avec cet espace, il ne le fait pas fructifier pour que ses habitants en vivent, non, il le détruit pour commencer. C’est ce que la frontière a fait chez nous : tuer l’économie, tuer toutes les activités régionales et tuer les gens qui tentaient de les poursuivre au-delà de la frontière, ceux qui savaient encore que la frontière n’existait pas avant. Bref, ces États bardés de frontières nous ont montré que nous, nous ne devrions pas exister.
Dans ce même entretien, vous disiez qu’il faut « ouvrir d’autres cadres, imaginer d’autres formes d’organisations politiques, économiques, culturelles. » De quel monde rêvez-vous ? Comment serait-il organisé si les frontières actuelles n’existaient pas, ou si elles étaient différentes ?
Comment libérer les constructions politiques, économiques, sociales, et même l’imaginaire, de la notion de « limite » comme barrière étanche qui fragmente au lieu d’associer ? Il faut que ces espaces deviennent non pas des hachoirs mais des carrefours qui émanent de cercles d’action d’en bas, et faire respirer tous ceux qui sont sous la chape de la pyramide qui étrangle les volontés et les rêves. Il faut démonter ce système pesant et désincarné et laisser l’initiative à de petits cercles d’action qui se complètent et se fédèrent : j’ai en tête le modèle fédéraliste touareg et plus largement amazigh, qui a d’ailleurs inspiré les conceptions révolutionnaires de Rosa Luxemburg. Dans ce modèle, l’essentiel est de refuser d’annihiler l’autre et de le considérer comme un corps étranger à exclure, à éradiquer.
Prenons l’obsession actuelle de la question des immigrés. C’est normal que les gens émigrent à partir du moment où la vie est devenue impossible chez eux. Est-ce que le fait d’accueillir ces individus – on en est loin – peut résoudre le problème ? Bien sûr, on ne peut pas laisser des êtres humains mourir ni se faire détruire, mais sur le long terme il faut chercher à trouver une solution ailleurs, prendre en compte le lieu d’où ils viennent. S’ils fuient leur chez soi, c’est qu’il y a un incendie qui brûle leur maison et leur vie. Il faut l’éteindre pour que des hommes et des femmes ne soient pas jetés hors de chez eux. Les flux actuels de migrants ont un rapport direct avec les États en place et leurs politiques extérieures et intérieures. Quand vous tuez les parents de quelqu’un, vous confisquez son espace, ses rêves, pour mettre les vôtres à la place, alors c’est normal, s’il ne lui reste plus une branche pour se poser, qu’il coure vers celui qui le détruit. Ce ne sont pas des immigrés, ce sont des orphelins qu’on accueille, qui viennent demander d’être adoptés par l’assassin ou le protecteur de l’assassin de leur maison. Si l’assassin pense que c’est un problème, qu’il lui raccommode au moins un semblant de soi et de chez soi.
À la fin, le problème n’est même plus la confiscation de votre chez soi, c’est la frontière qui s’installe entre le soi étatisé et le soi fragmenté. Les pauvres qui ont perdu leur chez soi, ont maintenant une frontière entre leur raison d’exister et eux-mêmes. C’est pourquoi, certains payent pour mourir plutôt que de rester dans l’endroit où ils ont été témoins du massacre de leur vie. Nous sommes tous hantés par cela, tous ceux qui ont émigré. Le pire n’est pas d’affronter la méfiance, les injures ou l’humiliation des pays « d’accueil », mais de se souvenir d’une vie qui a été gâchée, c’est cela le pire de la souffrance.
Alors, comment l’individu peut-il se reconstruire en se libérant de tous ces sentiments de souffrance, faire le dosage entre douleur et bien être ? Face au chaos et pour sortir du chaos, il n’y a que le chaos, je pense ! Le chaos de résistance que je mobilise, c’est l’art et la poésie qui permettent de rompre les entraves et les chaînes qui ont pénétré dans nos têtes. C’est un travail spécial que j’ai appelé la furigraphie : tous ces fragments, tous ces tessons de soi, je les réactive et je les recycle, et ils créent un espace et un temps à eux. Il ne s’agit pas de fabriquer une humanité débridée ni déréglée, mais de prendre les blessures et les traces qui nous séparent de nous-mêmes pour les mettre dans une nouvelle problématique, pour trouver le langage qui pourrait les décrire : comment nommer le visage de celui qui a été défiguré par l’exil, par l’expropriation, par l’humiliation ? Et comment celui qui est dans cet état, voit-il les autres ? Ce sont les questions que je me pose.
La poésie et l’art forcent l’imaginaire, c’est un travail de transfiguration, de transgression et de dépassement des formes établies. L’action poétique travaille à la transformation et à l’élargissement de l’imaginaire, des émotions, des utopies, tout un univers métaphorique où temps et espace sont sans frontière, où l’impossible peut voir le jour. Il n’y a rien que l’imaginaire poétique ne puisse dessiner.
Cet entretien pose un certain nombre de questions qui sont reflétées dans l’article d’Hélène Claudot-Hawad "Nomadisme touareg : la remise en mouvement d’un monde qui s’emmure", paru dans le n°19 de la collection Passerelle intitulé "(Dé)passer la frontière", disponible en français et en anglais sur le site de la Coredem.