(Dé)passer la frontière

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Zones frontalières, enfermement et État de droit

, par ANAFE , BLONDEL Laure

Si le droit international proclame le droit de chacun·e de quitter tout pays, y compris le sien, et d’y revenir, il protège également toute personne en migration contre les mauvais traitements et violations de ses droits fondamentaux. Or, la libre circulation à l’intérieur de l’espace Schengen s’accompagne d’une surveillance accrue de ses frontières extérieures. Cela se traduit par l’édification de murs, de barbelés, d’un contrôle militarisé des frontières, de la mise en place de hotspots, du refus de délivrer des visas, du maintien des visas de transit aéroportuaire, de la multiplication des fichiers, de retours forcés, d’enfermements... Étape après étape, le contrôle des frontières se construit de manière à diluer les responsabilités des violations des droits fondamentaux qui sont commises au sein de ces espaces. Plus les règles sont nombreuses, plus les occasions de les enfreindre se multiplient, et plusieurs décennies de réformes n’ont pas permis de mettre fin aux nombreuses violations des droits international et nationaux régulièrement constatées et dénoncées par les associations et instances de protection des droits, bien au contraire.

Se protéger de soi-disant « risque migratoire » et « afflux massif »... Les personnes en migration et en situation d’exil sont présentées comme une crise qu’il faut affronter en développant de façon drastique, depuis les années 2000, la machine législative et politique : donner plus de moyens, y compris militaires, aux garde-frontières ; multiplier les accords de coopération et de réadmission ; multiplier les lieux d’enfermement ; fermer les voies d’accès au détriment des conditions d’accueil et de protection ; fermer les yeux sur la traite des êtres humains et les violences (y compris sexuelles) ; fermer les yeux sur les milliers de morts... La « crise migratoire » mise sur le devant de la scène depuis 2015 est en réalité une crise des politiques migratoires européennes. Cela est notamment mis en évidence par le recours systématique à des pratiques, comme l’enfermement, centrées sur une approche sécuritaire, toujours plus répressive et dangereuse.

En Europe, l’enfermement comme outil normalisé de contrôle des frontières

Pour répondre aux objectifs de fermeture des frontières et d’expulsions du territoire européen, depuis les années 1990, l’enfermement est devenu un instrument central et banalisé de gestion des populations migrantes en Europe et, au-delà, là où l’Union européenne (UE) exporte et délègue ce « modèle ».

De 2011 à 2016, la capacité totale connue des camps recensés [1] au sein de l’UE et de ses États voisins est passée de 32 000 à 47 000 places. Aux côtés de ces lieux de privation de liberté qui ne cessent de se démultiplier, prolifèrent d’autres formes d’enfermement, plus diffuses, moins institutionnelles. Ces évolutions marquent un processus de rationalisation également à l’œuvre dans les dispositifs de tri mis en place depuis 2015 dans le cadre de l’« approche hotspots » [2].

Le seul motif de cette privation de liberté est le non-respect (justifié ou non) des règles relatives au franchissement des frontières et/ou au séjour. Formels ou informels, et quel que soit le nom qu’on leur donne, les lieux d’enfermement sont avant tout utilisés pour des motifs punitifs et avec l’objectif de dissuader les candidat·es au départ. Les logiques à l’œuvre sont généralement les mêmes : rejet et mise à l’écart, invisibilisation, opacité des pratiques, fichage et tri, violations des droits fondamentaux. L’enfermement se double d’une dimension de « tri à l’entrée » qui renverrait à l’idée de prévention associée à l’image de « délinquant·es » placé·es derrière des barreaux, criminalisant chaque fois un peu plus les migrant·es. La souveraineté des États, sous ses formes traditionnelles, apparaît alors questionnée, la logique de contrôle aux frontières et d’enfermement donne l’image d’une tentative de reprise de contrôle sur son propre territoire.

Il est illusoire de penser qu’il serait possible de priver de liberté et d’enfermer des personnes dans le respect de leur dignité et de leurs droits [3]. Le constat, confirmé par les conclusions de toutes les enquêtes et observations de terrain, est celui de pratiques illégales, de détournements de procédures et de violations des droits fondamentaux issus de la privation de liberté elle-même (liberté d’aller et venir, droit d’asile, droit au respect de la vie privée et familiale, protection de l’enfance, droit de ne pas subir des traitements inhumains ou dégradants...).

Les personnes, parfois présentes depuis longtemps au sein de l’UE, sont enfermées, très souvent sans information sur leurs droits, pour des périodes pouvant aller jusqu’à 18 mois dans certains pays, parfois dans des conditions indignes, en dehors de toute procédure, sans possibilité d’accéder à un conseil juridique gratuit ou aux soins de santé. La privation de liberté n’est pas soumise au contrôle d’un juge. Face au déni de justice, à l’arbitraire, à la privation de contact avec l’extérieur et au silence des autorités, grèves de la faim, mutilations corporelles, tentatives de suicide sont souvent le seul moyen d’expression des personnes enfermées. Ainsi, si les personnes sont exposées à des risques de violences commises par des agents de la force publique, dans tout lieu d’enfermement, la violence est d’abord institutionnelle.

Les systèmes de détention, les dispositifs législatifs, les conditions dans les centres et les pratiques des administrations sont variables d’un pays à l’autre, voire d’un centre à l’autre. Dans de nombreux pays, la possibilité pour la société civile d’avoir accès aux lieux d’enfermement pour produire une information indépendante demeure limitée, voire inexistante. Et lorsque cette possibilité existe, elle ne suffit pas pour pouvoir faire la lumière sur tout ce qui s’y passe. L’absence de transparence et d’accès à l’information laisse donc craindre des violations des droits fondamentaux plus graves encore que ce que l’on sait déjà.

Dénoncer le principe même de la privation de liberté des étranger·es à la frontière revient à contester les effets néfastes et répressifs des moyens mis en place par les États pour contrôler leurs frontières et refuser l’idée que les lieux d’enfermement seraient un mal nécessaire.

"Ennemis d’Etat". Photo de l’oeuvre de Sania (www.sania-art.com)

En France, mise en place d’un droit dérogatoire dans les zones d’attente

En France, c’est en 1992 que le Législateur est venu donner un cadre légal à l’enfermement aux frontières : un régime juridique particulier a donc été mis en place dans ces « zones frontières ». Les règles qui encadrent le refus d’entrée, le maintien en zone d’attente et le renvoi (en principe vers la dernière ville de transit) donnent à l’administration une marge de manœuvre importante. La loi applicable est mise au service du tri, de l’enfermement et du renvoi le plus rapide possible à la prérogative des fonctionnaires et sans encadrement légal réel, en contradiction avec plusieurs jurisprudences et dispositions légales européennes et internationales. Les zones d’attente – comme tous lieux d’enfermement – sont marquées par l’opacité des pratiques administratives et policières et par des violations récurrentes des droits des personnes qui y sont privées de liberté [4]. En effet, l’introduction d’un cadre légal n’a pas permis de mettre fin (ou a même rendu plus systématiques) les violations des droits, malgré les recommandations régulières des instances de protection des droits humains [5]. En effet, les violations des droits ne sont pas des phénomènes isolés, mais un problème chronique et structurel résultant des textes en vigueur et des pratiques. Les zones d’attente sont aussi des lieux qui se caractérisent par une disparité des pratiques, preuve qu’aucune norme ne balise le cadre dans lequel ces pratiques s’exercent.

Y sont enfermées [6], sous la contrainte, notamment dans les aéroports et les ports, pour une durée maximale de 20 jours en principe, les personnes qui parviennent à atteindre les frontières françaises par les voies dites régulières pour entrer dans l’espace Schengen et auxquelles l’accès est refusé parce que la police aux frontières estime qu’elles ne remplissent pas les conditions d’entrée et/ou les suspecte d’être un « risque migratoire ». Y sont également enfermées les personnes qui demandent l’asile à la frontière.

Parce qu’elles sont un sas entre l’extérieur et l’intérieur du territoire, et parce qu’y est mis en place ce droit dérogatoire du droit applicable sur le territoire, les zones d’attente sont révélatrices du caractère aléatoire et arbitraire, c’est-à-dire contraire à l’État de droit, des règles qui régissent les frontières européennes, alors même que les règles de droit devraient apporter de la sécurité juridique à quiconque se trouve confronté aux dispositifs mis en place par l’État, mais aussi de lui permettre de voir ses droits fondamentaux respectés. Par exemple, contrairement à ce qui est en vigueur sur le territoire, en zone d’attente il est possible d’enfermer puis de renvoyer un·e mineur·e isolé·e. C’est une procédure en totale contradiction avec les recommandations internationales et nationales en la matière et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Non seulement la loi laisse une place trop mince aux droits des personnes en mobilité, mais encore la pratique administrative s’affranchit trop souvent du droit, ce qui, sans réel garde-fou, a pour résultat de les réduire presque totalement au silence.

Ainsi, dans ce cadre normatif exceptionnel, les garanties minimales d’exercice des droits fondamentaux ne sont pas données aux personnes privées de liberté. Elles ne sont pas informées, ou du moins pas suffisamment, sur les procédures complexes et leurs droits. Elles ne bénéficient pas d’un·e interprète dans leur langue maternelle, et pas nécessairement dans une langue qui leur permette de comprendre suffisamment les tenants et aboutissants de la procédure. L’accès au juge n’est pas garanti, la loi ne permet pas un examen systématique de la situation des personnes et des décisions et agissements de l’administration. L’accès à la santé n’est pas non plus garanti. En zone d’attente, les personnes qui parviennent à y demander l’asile ne peuvent pas prétendre à une protection mais seulement demander leur entrée sur le territoire au titre de l’asile.

Le but du maintien en zone d’attente est d’organiser le départ, qui peut intervenir à tout moment et peut être générateur de risques dans le pays de provenance ou d’origine pour les personnes concernées : renvois sans documents d’identité/de voyage, incarcérations, renvois en cascade jusqu’au pays d’origine où des craintes pour leurs vies sont invoquées, etc.

"Detention No More". Photo de l’oeuvre de Sania (www.sania-art.com)

Droit dérogatoire, zones de non-droit et pratiques illégales aux frontières : les exemples du Maroc, de Mayotteet de la frontière franco-italienne

L’exemple des zones d’attente en France et au Maroc est révélateur de l’effet miroir que l’on peut observer des deux côtés des frontières de l’Union [7] et des effets de l’externalisation des politiques migratoires. En effet, la loi marocaine a été calquée sur la loi française. Constaté dans les zones d’attente françaises, le déséquilibre des forces entre migrant·es et autorités publiques est d’autant plus lourd de conséquence au Maroc où les zones d’attente ne sont pas véritablement reconnues, faisant ainsi de ces zones de transit de véritables zones de non-droit.

Au Maroc, elles ont une double fonction : refuser l’entrée sur le territoire marocain et servir de lieu de transit pour les personnes refoulées depuis les frontières d’autres pays, et notamment européens, ou empêchées de poursuivre leur voyage. Comme dans la loi française, selon la loi marocaine, toute décision de maintien en zone d’attente doit être motivée et notifiée par écrit aux concerné·es. En pratique, les personnes ne reçoivent aucune notification écrite et motivée. L’absence de communication de la décision fait alors du maintien en zone d’attente une mesure illégale, voire arbitraire, et rend toute possibilité de recours impossible. Tout l’enjeu de l’accès et de l’exercice des droits se situe donc sur le terrain de la pratique du principe de privation de liberté amputé de son cadre légal. Concernant l’outre-mer, le régime d’exception mis en œuvre par la France donne un autre éclairage aux mécanismes de suspension de l’État de droit lorsqu’il s’agit du contrôle des frontières. Si l’on prend l’exemple de l’île de Mayotte [8], depuis 2014, le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) s’applique également dans ce département mais de façon dérogatoire, en violation du principe d’égalité qui prévaut sur l’ensemble du territoire national. S’il est vrai que l’on ne peut détacher Mayotte de son contexte, cette différenciation – encore appelée « exception mahoraise » – est bien trop souvent utilisée par l’administration aux niveaux local et national pour justifier les violations des droits fondamentaux de la population en général et des étranger·es en particulier.

Au prétexte d’un « afflux massif » et d’une « pression migratoire importante », le droit applicable aux personnes en migration à Mayotte fait l’objet de dérogations au droit commun sans équivalent dans les autres départements (atteintes au droit d’asile, à l’intérêt supérieur de l’enfant, au droit d’accès à la justice, procédures dérogatoires pour faciliter l’enfermement et les renvois, traitement accéléré des procédures...). C’est également ce prétexte qui est avancé par l’administration pour justifier le renforcement toujours croissant des contrôles aux frontières grâce à un arsenal quasi-militaire pour « limiter l’afflux massif » depuis les Comores : renforcements réguliers des effectifs des forces de l’ordre, déploiements de navires militaires et d’hélicoptères qui patrouillent dans le lagon mahorais, de radars et bateaux intercepteurs... Les services de police, des douanes, de gendarmerie et l’armée se relaient sans relâche pour intercepter les kwassas (bateaux). Les entraves des voies de circulation traditionnelles entre les îles de l’archipel ont entraîné la multiplication des prises de risques pour parvenir jusqu’à Mayotte. En 20 ans, plus de 10 000 personnes sont décédées au cours de leur voyage.

Enfin, depuis quelques années, les stigmates d’un contrôle militarisé des frontières et attentatoire aux droits se retrouvent également à l’intérieur de l’espace Schengen. Rétablir les contrôles aux frontières revient en pratique à ne plus reposer uniquement sur le système commun de contrôle des frontières extérieures. L’État membre concerné ne s’y soustrait pas mais le complète avec une reprise de la gestion en interne de ses frontières nationales. La situation instaurée dans certaines parties de l’Europe depuis 2014, et renforcée dès 2015 notamment en France, met en péril l’un des fondements majeurs de l’acquis européen : la liberté de circulation au sein de l’espace Schengen. D’autant que le rétablissement des contrôles aux frontières internes (encadré par le code frontières Schengen) est surtout utilisé à des fins de contrôle migratoire, comme le montre notamment la situation à la frontière franco-italienne.

Les contrôles aux frontières internes sont rétablis en fonction des besoins ou intérêts politiques. Ainsi, en France ils ont été réintroduits, initialement du 13 novembre au 13 décembre 2015, en vue de l’organisation de la COP21 (Conférence des Nations Unies pour le climat). Les attentats du 13 novembre 2015 ont conduit à leur prolongation. Depuis 2015, le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures a été prolongé [9] jusqu’à ce jour (la 12 e prolongation par la France court jusqu’au mois d’avril 2019), au motif notamment de la prégnance de la menace terroriste, alors que cette menace est désormais de nature endogène [10]. Cette justification détournée du maintien des contrôles aux frontières internes de l’Europe témoigne du manque d’un fondement respectueux de l’État de droit.

À la frontière franco-italienne [11], les contrôles aux frontières internes sont utilisés comme un outil de gestion des migrations. Les personnes en situation d’exil font quotidiennement l’objet de pratiques illégales de l’administration française qui ne respecte pas les procédures et la législation applicable, met en œuvre des procédures expéditives, violant les droits humains et les conventions internationales que la France a ratifiées (principalement la Convention de Genève relative au statut des réfugiés et
la Convention internationale des droits de l’enfant) : contrôles systématiques et discriminatoires, non prises en charge des mineur·es, refoulements illégaux, atteintes au droit d’asile... Bien souvent, ces personnes peuvent être privées de liberté illégalement, dans des conditions inhumaines. Elles sont pourchassées dans les montagnes ou sur les chemins de randonnées, ou encore traquées dans les bus et les trains par les forces de l’ordre mais aussi par des groupes d’extrême-droite. Ces pratiques ont parfois eu pour conséquence la perte de vies humaines des deux côtés de la frontière. Les autorités françaises n’ont qu’un seul but, empêcher coûte que coûte les arrivées sur le territoire français, faisant des zones frontalières, même internes à l’espace Schengen, de véritables zones grises en termes d’application de l’État de droit.

Conclusion

Comme on l’a vu, paradoxalement, la frontière est à la fois le lieu où s’affirme la puissance publique d’un État qui se réclame démocratique et respectueux de l’État de droit, et à la fois celui où ni ses lois ni les garanties des droits humains ne s’appliquent véritablement.

Face à ces situations, des personnes et des associations travaillent des deux côtés des frontières pour restaurer la solidarité et la fraternité, en exigeant le retour à l’État de droit et la garantie des droits fondamentaux. Certaines de ces personnes militantes pour le respect des droits font l’objet de plus en plus de pressions quotidiennes, de poursuites judiciaires et de condamnations. Partout en Europe, des militant·es sont surveillé·es, fiché·es, subissent des pressions, sont convoqué·es à des auditions, placé·es en garde à vue, poursuivi·es, condamné·es pour ce que l’on appelle le « délit de solidarité ».

La traversée des frontières par des personnes étrangères est en effet un « outil » politique et médiatique, utilisé pour faire accepter à la population toutes les mesures attentatoires aux libertés individuelles, au nom par exemple de la lutte contre le terrorisme. Le prétexte sécuritaire est érigé en étendard, et si le fichage est utilisé pour bloquer les personnes sur leur parcours migratoire, il est aussi de plus en plus utilisé pour entraver les déplacements à l’intérieur de l’Union et l’action de militant·es européen·nes qui entendent apporter leur soutien aux personnes exilées. En stigmatisant les migrant·es comme des personnes indésirables, le racisme et la xénophobie sont alimentés, et l’Europe déploie un véritable arsenal contre un ennemi qu’elle s’est inventée, mais aussi et de plus en plus vis-à-vis des acteur·rices de la solidarité.

Sans rupture nette avec les logiques aujourd’hui à l’œuvre au profit d’un impératif sécuritaire à géométrie variable, la crise morale et politique qui en découle ne fera que s’enliser, entraînant avec elle l’État de droit et la société démocratique européenne.