Spoliation et résistance en Inde et au Mexique

L’élargissement de l’autoroute La Pera-Cuautla et ses liens avec le Proyecto Integral Morelos : un exemple de spoliation territoriale encouragée par l’État

, par BENCIOLINI Maria

Voilà quelques années que le Nord et l’Est de l’État de Morelos (Mexique) attisent la convoitise des capitaux privés et de certaines agences gouvernementales, qui souhaitent y promouvoir des projets industriels, touristiques et immobiliers à fortes répercussions sur les territoires et les communautés qui y vivent. Bien que différents, ces projets sont souvent liés les uns aux autres, et font parfois intervenir d’autres États comme ceux de Puebla et de Tlaxcala : c’est le cas du Proyecto Integral Morelos, soutenu depuis 2011 par le gouvernement fédéral par le biais de la Comisión Federal de Electricidad (« Commission fédérale d’électricité », CFE)  [1].

À l’aube du 19 mai 2017, en guise de riposte suite aux actions en justice intentées par des comuneros pour défendre le parc national, des sous-traitants du SCT ont abattu des milliers d’arbres. Suite à cela, des habitant.e.s de la région ont organisé des manifestations spontanées avec en point d’orgue le blocus, pendant plusieurs jours, de l’autoroute et des accès à la ville.

Il est ainsi prévu de construire deux centrales thermiques dans les environs de la commune de Huexca (municipalité de Yecapixtla) dans l’État de Morelos, un gazoduc partant de l’État de Tlaxcala et traversant l’État de Puebla pour acheminer le gaz vers l’une des centrales thermiques, un aqueduc pour transporter l’eau de la ville de Cuautla vers les centrales thermiques, et une ligne de transmission de l’électricité. Dans le cadre de ce projet, le Secretaría de Comunicaciones y Transportes (« Secrétariat des communications et des transports », SCT) soutient également la construction d’une autoroute Cuautla-Amecameca et l’élargissement de l’autoroute La Pera-Cuautla.

En parallèle, des campagnes de promotion et de consolidation du tourisme ont été lancées dans certaines localités, comme le programme fédéral « Pueblos mágicos » (« villages de rêve »), tandis que des centres d’hébergement (à Temixco, Tepoztlán et dans d’autres municipalités) et des parcs d’attractions sont en cours de développement.

Le gouvernement fédéral et les gouvernements fédérés avancent que tous ces projets vont stimuler la croissance économique et industrielle de la région et contribuer à l’amélioration des infrastructures destinées à la circulation des biens et des personnes au niveau local, tout en renforçant les liaisons entre les différentes régions du pays.

Des projets à l’origine de conflits

Les projets susmentionnés vont empiéter sur des terres communales, des cultures, les conurbations de certaines villes et villes moyennes, et même des réserves naturelles protégées comme le parc national El Tepozteco, le corridor biologique de Chichinautzin et le parc national Izta-Popo. La majorité de ces projets a été lancée en court-circuitant les populations vivant dans les zones concernées, en les maintenant dans l’ignorance et sans qu’elles aient été consultées  [2]. L’État a parfois eu recours à la force pour imposer la présence des engins et des ouvriers.

Ces divers projets ont suscité un mécontentement et sont à l’origine de conflits socio-environnementaux dans plusieurs communautés de la région, notamment Tepoztlán, Huexca et Temixco. Ces conflits présentent chacun des particularités en raison du passé, de l’organisation sociale et de la vocation des communautés concernées, mais des traits communs les unissent. Ainsi, toutes ces communautés luttent non seulement pour la possession et l’utilisation de certaines ressources qu’elles jugent être les leurs, mais aussi au nom d’un mode de vie communal et paysan qui tranche avec le modèle néolibéral et urbanistique qu’incarnent les mégaprojets qui prolifèrent dans l’État de Morelos.

Les conséquences sociales et environnementales du Proyecto Integral Morelos et des projets afférents sont très complexes : elles vont des menaces liées à la construction d’oléoducs et de centrales thermiques dans la zone à risque autour du volcan Popocatépetl à la destruction de terres communales, en passant par des dégâts écologiques dans des espaces protégés, la perte de champs cultivés et de sites sacrés, la dissolution des communautés, etc.

Bien que les répercussions et les risques liés à ces mégaprojets soient généralement faciles à identifier, le dénouement des conflits socio-environnementaux portant sur l’accès à un territoire ou une ressource, ou sur leur contrôle ou leur gestion, est impossible à prédire comme le remarque Paz (2014). En réalité, le résultat de ces conflits est modelé par leur évolution. J’ai donc voulu décrire le conflit portant sur l’un des projets liés au Proyecto Integral Morelos : la résistance opposée par les habitants de Tepoztlán à l’élargissement de l’autoroute La Pera-Cuautla.

La résistance s’organise à Tepoztlán

Le projet d’agrandissement de l’autoroute La Pera-Cuautla a été annoncé au début de l’année 2012 par Felipe Calderón, le président de la république d’alors. La même année, le projet a obtenu les permis environnementaux et les autorisations de modification de l’affectation des terres nécessaires. L’autoroute traverse notamment le parc national El Tepozteco, créé par décret du président Lázaro Cárdenas en 1937, et les terres communales de la municipalité de Tepoztlán, dont les habitant.e.s sont les héritiers et héritières d’une longue histoire faite de luttes sociales motivées par la défense du territoire et des ressources. Dans le passé, les habitant.e.s de Tepoztlán ont fait preuve d’une grande capacité d’organisation et de riposte face aux mégaprojets qui leur étaient imposés sur leur territoire. L’épisode le plus célèbre est peut-être leur combat victorieux contre la construction d’un terrain de golf (avec hôtels de luxe et centres de convention), en 1994 (Salazar, 2014).

Depuis l’annonce de l’élargissement de l’autoroute, les habitant.e.s de Tepoztlán cherchent à nouveau à s’organiser pour combattre le projet, en optant pour diverses formes de lutte juridique et politique. Il convient de préciser que la composition sociale de la population de Tepoztlán est particulière : la ville réunit, depuis des décennies, des indigènes et des immigré.e.s venu.e.s du reste du Mexique et du monde. Tepoztlán se présente comme une sorte de melting-pot où, malgré des tensions occasionnelles entre les tepoztecos (indigènes) et les tepostizos (immigré.e.s), dans un contexte de lutte contre les mégaprojets, une vaste coalition politique s’est formée et rassemble de multiples acteurs et actrices aux racines politiques, environnementales et même religieuses différentes, mais qui œuvrent dans un même but. Enfin, parmi ces acteurs et actrices divers.e.s, le Frente Juvenil en Defensa de Tepoztlán (« Front de la jeunesse de défense de Tepoztlán ») se charge de collecter des renseignements sur le projet et de coordonner et d’organiser les actions politiques et juridiques, et tente de nouer des alliances avec d’autres organisations sociales qui s’opposent à des mégaprojets dans l’État de Morelos.

La bataille juridique contre l’autoroute a démarré en 2013, lorsqu’un groupe de comuneros [3] a dénoncé des irrégularités dans l’octroi des permis environnementaux et des autorisations de modification de l’affectation des terres, en amont des travaux, et ont attaqué le projet en justice. Dans un premier temps, cette stratégie juridique a porté ses fruits : les entreprises mandatées par le SCT pour réaliser l’élargissement de l’autoroute ont dû suspendre les travaux à plusieurs reprises sur ordre du tribunal. Au fil des ans, le SCT et les opposants au projet ont continué de s’affronter devant les tribunaux en gravissant les échelons du système judiciaire mexicain, jusqu’à parvenir à la Cour suprême de justice fédérale. En avril 2017, cette dernière a considéré que les comuneros ne pouvaient se porter partie civile dans cette affaire, affirmant qu’ils n’avaient aucun intérêt légitime à s’opposer au projet.

En parallèle aux actions en justice, les opposant.e.s à l’autoroute ont engagé des actions politiques et organisé des manifestations, affirmant ainsi ouvertement leur désaccord avec les gouvernements fédéral et fédéré, et notamment avec le gouverneur de l’État de Morelos, Graco Ramírez. Leur coup de force est peut-être l’organisation, en mars 2013, du camp « Caudillo del Sur » sur des terres affectées à la construction de l’autoroute. En juillet de la même année, la police a évacué le camp de force. Depuis, les détracteurs et détractrices du projet ont organisé des manifestations et des sit-ins, et ont mené des campagnes d’information de la population à Tepoztlán et dans la capitale de l’État. Outre ces opérations de résistance, les militant.e.s ont formé des brigades indépendantes qui interviennent régulièrement pour éteindre les incendies qui se déclenchent dans la Sierra del Tepozteco du fait des sécheresses prolongées, et ont engagé d’autres actions de promotion et de défense du territoire.

Malgré les efforts déployés par les habitant.e.s de Tepoztlán contre l’élargissement de l’autoroute La Pera-Cuautla, la lutte contre la spoliation territoriale n’a pas atteint sa cible cette fois-ci. Les causes de cet échec sont plurielles : certaines sont inhérentes à la transformation de la communauté et, en partie, à l’accélération subite du tourisme ces dix dernières années ; d’autres sont liées à la nature du projet et à la complicité de plusieurs institutions nationales, qui ont activement soutenu ce projet.

Les opposant.e.s estiment que l’élargissement de l’autoroute de deux à quatre voies, outre la spoliation de terres communales qui va l’accompagner, engendrera des dégâts écologiques irréversibles, particulièrement dans la région du parc national El Tepozteco, avec à la clé un appauvrissement de la faune et de la flore, une surexploitation des ressources en eau lors de la phase de construction et une reconstitution moindre des aquifères pendant la saison humide, du fait d’une couverture végétale réduite.

Par ailleurs, l’élargissement de l’autoroute est vu par ses détracteurs et détractrices comme une tentative d’imposer un modèle urbanistique et néolibéral qui veut faire de la ville un pôle de consommation pour les touristes (venus principalement de la capitale), et l’offrir en pâture aux grandes enseignes commerciales et aux sociétés immobilières qui, jusque-là, n’avaient pu s’établir dans la municipalité à cause de l’opposition des autochtones. Les opposant.e.s au projet défendent ainsi un autre mode de vie, plus respectueux de la nature et qui resterait basé sur la tradition paysanne caractéristique de ces communautés depuis des siècles, dans le droit fil de la tradition révolutionnaire de la région et de son passé indigène. À ce sujet, mentionnons la présence de sites archéologiques majeurs dont la fameuse pyramide de Tepozteco, qui reçoit régulièrement la visite de touristes et qui renvoie à la légende de Tepozteco, l’une des principales sources d’inspiration des luttes sociales des communautés locales. Citons également Tlaxomolco, qui risque d’être détruit par les travaux d’agrandissement de l’autoroute.

Conclusion

Malgré le travail accompli par le Frente Juvenil en Defensa de Tepoztlán, le chantier d’agrandissement de l’autoroute progresse et ne se heurte plus à aucun obstacle juridique. Comme nous l’avons vu, ce conflit oppose deux visions et deux interprétations contradictoires du territoire ; une division qui sépare aussi la communauté : certain.e.s rejettent le projet, tandis que d’autres le soutiennent dans l’espoir de faire venir plus de touristes. Soulignons que toutes les agences gouvernementales se sont associées pour promouvoir ces activités et le développement des infrastructures.

Tout ceci montre bien qu’il est nécessaire d’étudier la façon dont d’importants flux de capitaux peuvent fragmenter les intérêts collectifs et diviser les communautés, en privilégiant l’individu au détriment du collectif. L’exemple de Tepoztlán est emblématique : outre l’exploitation de l’eau et les problèmes écologiques, l’élargissement de l’autoroute nuira à l’ensemble de la communauté en déchirant son tissu social. Les vendeurs et vendeuses de matériaux de construction et les propriétaires d’infrastructures touristiques souhaitent imposer l’autoroute au nom de leurs intérêts personnels et matériels, et sèment la zizanie pour mettre fin à l’opposition au projet.

Depuis le début du contentieux, les opposant.e.s au projet ont dû composer avec les entorses aux règles commises par le SCT et les entreprises en charge des travaux, avec les campagnes de diffamation à leur encontre (notamment de la part des pouvoirs publics) et avec la complicité dont font preuve les institutions qui, en théorie, devraient protéger le territoire et son patrimoine. C’est par exemple le cas de l’Instituto Nacional de Antropología e Historia (« Institut national d’anthropologie et d’histoire »), qui est censé protéger et promouvoir le patrimoine historique et archéologique du pays, mais a pourtant apporté son soutien au projet d’autoroute et omis de reconnaître l’importance de certains sites archéologiques à proximité du tracé de l’autoroute.

Le cas de l’État de Morelos, où des mouvements d’opposition ont vu le jour pour défendre leurs ressources et leur territoire contre des mégaprojets, est particulièrement intéressant du fait de sa complexité : il se caractérise par une diversité d’acteurs et d’actrices qui s’opposent, dont les intérêts sont multiples, et par une diversité de projets contestés par les mouvements d’opposition.

Traduit de l’anglais vers le français par Adrien Gauthier.

Notes

[1Cette agence gouvernementale est également responsable d’autres projets controversés, dont la centrale hydroélectrique de Las Cruces, qui entraînera la perte de lieux sacrés dans l’État de Nayarit et d’une des plus grandes mangroves de la côte pacifique du Mexique.

[2En 1990, le Mexique a ratifié la convention n° 169 de l’OIT qui exige la consultation préalable, libre et éclairée des communautés indigènes avant le lancement de tout type de projet ou d’activité sur leur territoire.

[3Les comuneros sont des personnes détenant des droits agraires sur des terres que possèdent les collectivités.

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Références

  • Paz, María Fernanda. (2014). Conflictos socioambientales en México : ¿qué está en disputa ? In María Fernanda Paz et Nicholas Rsidell (dir.), Conflictos, conflictividades y movilizaciones socioambientales en México : problemas comunes, lecturas diversas (13-58). Mexico : Universidad Nacional Autónoma de México-Centro Regional de Investigaciones Multidisciplinarias & Editorial Porrúa.
  • Salazar, Ana María. (2014). Tepoztlán movimiento etnopolítico y patrimonio cultural : Una batalla victoriosa ante el poder global. Mexico : Universidad Nacional Autónoma de México-Instituto de Investigaciones Antropológicas.