Spoliation et résistance en Inde et au Mexique

Infestation hybride, politique et OGM en Inde

, par CHAKRAVARTTY Anupam

En Inde, les OGM sont arrivés en catimini. Dès les années 1980, le pays met en place une structure réglementaire destinée à contrôler les produits génétiquement modifiés, et commence à s’intéresser aux biotechnologies agricoles. C’est au fil de cette décennie que les entreprises de biotechnologie se rendent compte que l’énorme économie agraire du pays représente pour elles une formidable opportunité de croissance. Les premiers essais sur le terrain avec du tabac OGM débutent en 1982 en France et aux États-Unis ; une clique de scientifiques indiens conseille alors au gouvernement de l’Inde, à l’époque mené par Rajiv Gandhi, du Parti du Congrès, de créer un organe chargé de définir un plan à long terme pour les biotechnologies. Le premier OGM introduit en Inde est le coton Bacillus thuringiensis, ou coton Bt. Cet article va d’abord replacer les OGM dans le contexte indien, puis s’intéresser de plus près à la crise agraire conséquente à l’adoption massive du coton Bt dans l’État septentrional agraire et fertile du Pendjab. Nous allons notamment nous pencher sur les répercussions de l’infestation d’aleurodes qui, ces dernières années, se sont attaqués au coton Bt dans l’État, poussant les agriculteurs au suicide et privant des familles entières de leurs moyens de subsistance.

Les OGM en Inde : quelques rappels historiques

Le coton Bt, créé au moyen d’une bactérie libérant des toxines qui agissent contre divers nuisibles, notamment les noctuelles, suscite une controverse dès son introduction en Inde. Monsanto, une multinationale américaine de biotechnologies, se lance dans des négociations avec le gouvernement indien dès 1990 afin de collaborer avec des organismes indiens de recherche agricole, mais le gouvernement n’est pas intéressé. Monsanto s’associe alors avec un fabricant de semences hybrides de l’ouest de l’Inde, Maharashtra Hybrid Seeds Company (MAHYCO) ; le ministère des Biotechnologies leur accorde une licence de commercialisation d’un OGM en 1996. Toutefois, la colère gronde, notamment dans les zones de culture du coton comme l’Andhra Pradesh, aussi le gouvernement en exercice, mené par le Parti du Congrès, décide de ne pas autoriser la culture commerciale du coton Bt. Deux ans plus tard, le parti Bharatiya Janata entre au gouvernement. En 2001, une demande d’autorisation est à nouveau présentée pour la culture commerciale du coton Bt Mahyco-Monsanto. Étant donnée l’opposition farouche des différents courants du parti au pouvoir, le gouvernement rejette d’abord la demande, mais revient sur sa décision un an plus tard : en 2002, il approuve la commercialisation de trois hybrides de coton Bt. Tandis que le conglomérat Monsanto-Mahyco attendait de recevoir l’aval de l’exécutif, une autre entreprise indienne, Navbharat Seeds, vendait déjà des semences de coton Bt hybride depuis trois ans. Malgré les efforts déployés pour enrayer la vente de ces semences « illégales », les agriculteurs commencent à cultiver du coton OGM en Inde.

En 2005, le gouvernement indien approuve de nouvelles demandes. Selon divers rapports, plus de douze multinationales et un certain nombre de sociétés privées indiennes sont intéressées par les biotechnologies agricoles en Inde ou ont déjà investi dans ces technologies, dont des filiales de multinationales telles que Monsanto, Syngenta (Suisse), Bayer/Proagro – PGS (Allemagne), le groupe Tata/Rallis (Inde), Indo American Hybrid Seeds (Inde) et des entreprises indépendantes de plus petite taille comme Rasi Seeds, Navabharat Seeds, Hybrid Rice International, Ankur et Swarna Bharat Biotechnics (Ramanna, 2006).

Les OGM sont réglementés par l’Indian Environment Protection Act 1986 (« Loi indienne de protection de l’environnement de 1986 »). Le cadre réglementaire relatif à la biosécurité se compose des règles de 1989 édictées par le ministère de l’Environnement et des forêts, telles qu’amendées par les orientations de 1990, 1994 et 1998 publiées par le ministère des Biotechnologies (DBT). Des responsables paysan.ne.s et des militant.e.s dénoncent régulièrement l’autorisation des OGM par le gouvernement en invoquant le droit à la protection des variétés de semences indigènes, et les pertes de récoltes subies par des agriculteurs et agricultrices. Malgré cela, des essais en plein champ sont réalisés sur d’autres cultures importantes : maïs, soja, aubergine, moutarde…

L’aleurode du tabac, une bombe à retardement

Avec son envergure d’à peine cinq millimètres, l’aleurode, qui utilisait essentiellement l’envers des feuilles des cotonniers pour se reproduire, était le moindre des soucis des cultivateurs et cultivatrices de coton du sud du Pendjab. Les agriculteurs et agricultrices étaient prêt.e.s à affronter les menaces plus graves qui pesaient sur la culture du coton à travers le monde, comme la noctuelle.

Le marché étant submergé par toute une panoplie de semences hybrides et notamment transgéniques, aussi appelées organismes génétiquement modifiés, un cocktail de pesticides mortels et d’engrais, les cultivateurs et cultivatrices de coton de la région de Malwa, dans le sud du Pendjab, ne s’attendaient pas à une telle invasion en 2015. « Nous aurions dû lire plus attentivement la note du gouvernement », regrette un agriculteur de Mansa qui souhaite rester anonyme. « C’était écrit en tout petit. La note sur le coton Bt précisait bien que cette semence ne pouvait nous protéger que de la noctuelle ». La note ne mentait pas. À la fin du mois de septembre, l’attaque d’aleurodes sur le Pendjab avait déjà endommagé plus de 75 % des récoltes. Les dégâts causés aux récoltes de coton (à 95 % du coton Bt) ont été estimés à 45 milliards de roupies (560 millions d’euros). La culture du coton représente environ 430 000 hectares. Selon l’étude diligentée par le gouvernement du Pendjab en 2015 à la suite de l’invasion d’aleurodes, le rendement est passé de 543 kg de fibres de coton par hectare en 2014 à 197 kg en 2015, tandis que la production a chuté de 1 342 000 à 393 000 ballots (un ballot équivaut à 170 kg). Ces deux dernières années, 18 agriculteurs ne pouvant faire face aux pertes subies se sont suicidé (Sabesh, 2006).

À l’approche des élections régionales, la coalition Shiromani Akali Dal-Bhartiya Janata Party (SAD-BJP) alors au pouvoir a bien tenté d’indemniser les agriculteurs et agricultrices, mais la politique de compensation du gouvernement de l’État s’est avérée catastrophique. Bon nombre d’agriculteurs et d’agricultrices ont reçu la maigre somme de 11 roupies [1], alors que le gouvernement de l’État avait annoncé que le propriétaire de l’exploitation et les ouvriers agricoles seraient indemnisés. En réponse aux récriminations des syndicats agricoles locaux, l’exécutif du Pendjab a également arrêté un haut fonctionnaire du ministère de l’Agriculture pour avoir fourni de faux pesticides et insecticides, ce qui n’a fait qu’aggraver la crise (Singh, 2015). La campagne électorale du suffrage régional organisé en 2016 dans le Pendjab a largement tourné autour des moyens de subsistance volatilisés des agriculteurs et agricultrices. Près d’un an après l’arrivée au pouvoir du Parti du Congrès dans cet État, le nouveau responsable de l’exécutif n’avait toujours pas indemnisé les agriculteurs et agricultrices. Au lieu de cela, M. Singh a déclaré que l’association de pluies saisonnières et des bons pesticides mettrait fin aux attaques d’aleurodes. Il est néanmoins peu probable que sa prophétie se réalise.

On sait que l’aleurode du tabac (Bemisiatabaci) est porteur d’un virus mortel, le virus de la frisolée du cotonnier (CLCV), découvert pour la première fois au Rajasthan en 1993. Selon un article publié par des entomologistes de l’Université agricole du Pendjab (PAU), en 2004, le CCLV avait déjà contaminé l’ensemble des régions de culture du coton du Nord-Ouest de l’Inde, où les infestations d’aleurodes du tabac étaient fréquentes (Gopal, 2015), mais dont l’impact avait jusque-là été négligeable. En 2015, le Pendjab a connu une inversion climatique. Mars et avril, deux mois normalement secs, ont été extrêmement pluvieux, ce qui a retardé l’ensemencement dans plusieurs régions (les cultivateurs et cultivatrices de coton de cet État terminent généralement leurs semis en avril). En juin, un mois normalement caractérisé par un mercure atteignant 47 °C et par des vents chauds (le fameux loo) qui balayent la région, la température n’a même pas atteint 40 °C. C’est à peine s’il a plu en juillet et août, les mois de la mousson. Même scénario au cours des trois premières semaines de septembre, seule la fin du mois ayant connu des précipitations abondantes.

Les experts de la PAU rappellent que les aleurodes s’éveillent en mars et restent actifs jusqu’à l’arrivée de l’hiver. « Généralement, c’est un ravageur mineur qui s’attaque à la plupart des cultures, ses effectifs sont contenus par le loo puis les pluies. En revanche, en 2015, les précipitations ont été faibles malgré des cieux toujours couverts, ce qui, associé à des températures relativement basses et une humidité relativement élevée, a créé des conditions propices à l’émergence précoce des aleurodes », pouvait-on lire dans un article traitant de l’infestation de 2015 (Gupta et al., 2010). D’où la propagation massive du virus. Au comble de l’infestation, on comptait six ravageurs par feuille dans le district touché, c’est-à-dire plus que le seuil de rendement économique (la densité de ravageurs au-delà de laquelle des mesures de gestion sont nécessaires pour éviter une prolifération des ravageurs néfaste pour l’économie).

Des cultivateurs et cultivatrices criblé.e.s de dettes

Les familles paysannes du Pendjab dépendent fortement des commissionnaires, qui leur fournissent semences, pesticides/insecticides et acheteurs, mais facturent une commission élevée. Ces agents jouent le rôle d’intermédiaires avec les semenciers et les fabricants de pesticides. Ils proposent aussi des prêts aux agriculteurs et agricultrices, car le coût des intrants pour le coton OGM est nettement supérieur au coût des intrants pour les variétés de coton classiques (Rajshekhar, 2015). Le gouvernement du Pendjab affirme que de faux pesticides ont été vendus lors de l’infestation d’aleurodes, tandis que les agriculteurs et agricultrices, voulant résorber leurs dettes et réticent.e.s à payer les tarifs exorbitants facturés par les commissionnaires, sont allé.e.s jusque dans l’État du Gujarat pour y acheter des semences de coton Bt qui, en réalité, n’en étaient pas. Selon de nombreux journalistes qui suivaient l’affaire de près dans le Pendjab, dont Mohammad Ghazali, du district de Mansa, bon nombre de foyers de cultivateurs et cultivatrices se sont retrouvés dans une situation insupportable, qui a poussé 18 agriculteurs au suicide dans la région de Malwa, dans le même État.

De leur côté, des militant.e.s opposé.e.s aux organismes génétiquement modifiés mettent en cause les multinationales et le gouvernement qui ont introduit les semences dans des États comme le Pendjab. Vandana Shiva, qui critique avec virulence la relation étroite qui unit le gouvernement au géant des OGM Monsanto, rappelle que l’aleurode est un nuisible commun, connu dans le Pendjab depuis des générations. Or, cet aleurode, qui jusque-là ne s’attaquait pas au coton, infeste désormais les régions où du coton Bt a été planté (Damodaran, 2016).

Pour Mme Shiva, le climat, qui a été défavorable pour la culture du coton mais aussi du riz pendant les deux années suivantes, n’est pas le principal coupable. Dans une interview, l’économiste Sukhpal Singh, de l’Université agricole du Pendjab, a confirmé son analyse (Shiva, 2016) : il rappelle que le coton Bt est arrivé au Pendjab en 2004, en réponse aux infestations de noctuelles que connaissait l’État depuis 1997. Or, si la résistance aux noctuelles a duré 7 à 8 ans, ce sont les ravageurs mineurs qui ont fini par prendre le relais. En parallèle, le coût des intrants a augmenté, en même temps que les subventions desdits intrants diminuait, d’après Singh. En 2017, le gouvernement fédéral a annoncé que l’utilisation de semences de coton Bt ferait l’objet de restrictions, car certains courants agricoles du BJP (dont Bharatiya Kisan Morcha) y sont opposés. Toutefois, le gouvernement a étonnamment décidé d’ignorer la mouvance agricole du parti au pouvoir en autorisant des essais sur le terrain pour la moutarde, ce que dénoncent fermement des militant.e.s comme Vandana Shiva.

Conclusion

Les dégâts causés par l’aleurode montrent bien, même en tenant compte des effets du changement climatique, qu’un organisme génétiquement modifié est incapable de s’adapter à son milieu. Selon Devinder Sharma, un agroéconomiste basé à Chandigarh, 18 villages de la région de Malwa, dans le Pendjab, ont opté pour des variétés de coton locales et utilisé un pesticide biologique, un insecte qui consomme des aleurodes. Résultat : leurs récoltes de coton ont été sauvées malgré l’infestation qui ravageait l’État. En mettant l’accent sur les biotechnologies, de façon quelque peu hasardeuse et malgré le mécontentement des paysan.ne.s, et notamment en autorisant le coton Bt, le gouvernement indien a plongé l’économie agraire dans une crise inextricable. Bien qu’ils et elles soient les premiers producteurs et productrices de coton au monde, les cultivateurs et cultivatrices indien.ne.s arrivent à peine à vivre de leur labeur.

Les cultures transgéniques nous réservent encore plusieurs décennies de débats sur les subtilités de leurs rouages scientifiques. Pendant ce temps-là, sur le terrain, des agriculteurs et agricultrices sont petit à petit dépossédé.e.s de leurs moyens de subsistance dans le Pendjab, à mesure que leurs cultures se volatilisent. Les familles de cultivateurs et de cultivatrices subissent de plein fouet l’instabilité du climat et le développement de la résistance des insectes aux différents traitements. Il est grand temps d’écouter les agriculteurs et agricultrices et de faire le nécessaire pour les aider à s’adapter.