Spoliation et résistance en Inde et au Mexique

Identifier les structures de la spoliation en Inde et au Mexique

, par BASTIAN DUARTE Angela Ixkic, JAIRATH Vasundhara

Spoliation et expulsion sont deux des problèmes majeurs auxquels le monde d’aujourd’hui est confronté, plus particulièrement dans les pays du Sud. Ce que l’on appelle aussi le Sud global ou les pays en développement rassemble grossièrement les pays post-coloniaux où la question du « développement » joue un rôle de premier plan dans la formulation de leurs projets d’avenir. Toutefois, cette question du développement est, comme nous allons le voir, intimement liée à la dynamique du capital et aux forces contradictoires qu’il exerce sur l’économie politique mondiale. Dans cet article, nous allons nous attarder sur divers cas de spoliation en Inde et au Mexique qui vont nous aider à identifier dans les grandes lignes les formes et les mécanismes de la spoliation.

Contexte historique

Les racines de la spoliation en tant que phénomène systématique et systémique remontent à la période coloniale, lorsque les terres devinrent une forme de propriété absolue ainsi qu’une ressource précieuse et stratégique dans l’économie coloniale. Cette transformation déboucha sur un processus d’accumulation et de concentration des terres d’une ampleur alors inédite. Les contextes mexicain et indien ont chacun leurs particularités, même si les régimes de la propriété foncière restent marqués par un passé colonial, quelque peu atténué par l’État post-colonial. Si le passé colonial du Mexique et de l’Inde sont différents, il est normal que leurs périodes post-coloniales le soient autant, si ce n’est plus. Près de cinquante années d’indépendance des pays du Nord séparent ces deux États. Au Mexique, le régime post-révolutionnaire, et notamment la présidence de Lázaro Cárdenas (1934-1940), a opéré une refonte majeure du système foncier et agraire officiel du pays, en institutionnalisant un régime de propriétés communales, paysannes et indigènes, respectivement sous forme d’ejidos et de bienes comunales. À l’inverse, en Inde, les réformes foncières appliquées par l’État post-colonial ont mis un terme au système féodal des zamindari et plafonné la superficie des terrains, mais le pays n’a pas véritablement tranché avec la structure agraire coloniale dont il a héritée. Il a fallu attendre la Forest Rights Act 2006 (« Loi sur les droits forestiers de 2006 ») pour que la propriété collective soit reconnue pour la première fois.

Ce contexte historique est fondamental car il permet de mieux cerner comment les deux grands principes d’acquisition et d’accaparement de terres, l’expropriation et l’utilité publique, se sont enracinés dans ces deux pays. Le pouvoir d’expropriation d’un État désigne le droit qu’il possède, en dernier recours, sur l’ensemble des propriétés foncières relevant de son domaine. Ce principe remonte aux structures coloniales grâce auxquelles l’État pouvait s’approprier ou « acquérir » des terres de force s’il le jugeait nécessaire. Au Mexique, les origines de ce principe sont plus complexes car le régime post-révolutionnaire l’a quelque peu modéré en instaurant des mesures de « protection », afin d’éviter que des acteurs étrangers ne puissent s’emparer des ressources nationales, dont le contrôle incombait alors à l’État-nation mexicain. Néanmoins, dans les deux cas qui nous intéressent, ce contrôle a été repris à ceux qui travaillaient, possédaient ou vivaient sur les terres, pour l’octroyer à l’État. C’est ce même État qui a façonné les contours du concept d’« utilité publique », en s’accordant le monopole de la définition et de l’interprétation de ce concept.

L’État post-révolutionnaire au Mexique et l’État post-colonial en Inde ont été façonnés par le modèle de l’État-providence hégémonique pendant presque toute la seconde moitié du XXe siècle. Concrètement, les secteurs essentiels au projet de « développement » (comme l’électricité ou les mines) et les industries cruciales (comme l’acier) ont été réglementés et placés sous le contrôle exclusif de l’État. Certains des plus gros projets de développement à avoir vu le jour en Inde datent de cette époque, et notamment des années 1960 et 1970, et se sont traduit par l’expulsion de nombreuses personnes de leurs terres, signifiant ainsi la perte de leurs moyens de subsistance. La Land Acquisition Act 1894 (« Loi de 1894 sur l’acquisition des terres »), alors incontournable, a grandement facilité ce transfert de terrains orchestré par l’État « pour le bien de la nation ». Selon Walter Fernandes (2008), 60 millions de personnes ont été expulsées de 25 millions d’hectares de terres entre 1947 et 2004. L’ampleur de ces délogements a explosé avec l’avènement de la libéralisation, après 1991 : plus de la moitié des personnes délogées l’ont été en l’espace de quinze ans (ibid).

La situation actuelle est caractérisée par un nouveau « régime de spoliation » (Levien, 2013) fondé sur le capitalisme néolibéral, le démantèlement de l’État-providence, la suprématie des multinationales et du capital financier et un État coercitif qui le cache de moins en moins, et qui s’est débarrassé de ses oripeaux populistes pour révéler au grand jour ses liens avec les entreprises capitalistes. La pression sur les terres et les ressources naturelles a grimpé en flèche pour une multitude de raisons : extraction minière, construction, infrastructures touristiques, agro-industrie, production d’énergie, parcs nationaux et réserves naturelles, routes et autoroutes, projets immobiliers et lotissements privés, ports et aéroports… D’où de graves conflits socio-écologiques portant sur l’accès aux ressources naturelles et leur utilisation, la privatisation de l’utilisation collective des ressources, l’expulsion de populations, la pollution des sols, de l’air et de l’eau, etc. L’agro-industrie mérite une attention particulière, car elle s’exprime souvent à travers des formes de spoliation nouvelles et aux répercussions considérables. Sans forcément déplacer physiquement les communautés agraires, les projets agro-industriels les spolient malgré tout en leur ôtant la maîtrise des ressources productives et de leurs moyens de production, qui se retrouvent entre les mains de grandes entreprises. Comme le souligne Navarro (2015), ces formes de spoliation s’accompagnent aussi d’une « spoliation politique », dans le sens où l’État prive des personnes de leur droit à disposer d’elles-mêmes, autrement dit de leur autonomie. Ces formes de spoliation produisent en quelque sorte des groupes, personnes et populations « superflu.e.s » et sacrifiables, qui n’ont guère d’intérêt pour le capital.

Les différents visages de la spoliation

Dans ce contexte néolibéral, le protagoniste central et incontournable de ce processus de spoliation, c’est le capital privé. On assiste à la prolifération de projets industriels ou commerciaux qui prennent le relais de l’État et sont désormais les principaux responsables de l’accaparement de terres et de la spoliation. Même lorsqu’un projet est porté par un gouvernement, il est presque toujours sous-traité à des acteurs privés, brouillant ainsi la séparation qui existait entre le public et le privé. L’État est tenu de fournir le cadre institutionnel et d’aider les capitaux à accéder aux terres et aux ressources en adoptant des lois, des ordonnances créant des exemptions, en dévoyant les règles pour faciliter le transfert des ressources et, si nécessaire, en faisant intervenir les forces armées. Si la question du démantèlement de l’État dans le contexte néolibéral mérite d’être posée, il reste néanmoins incontournable dans le contexte de l’accaparement de terres et de ressources. Et bien que les grandes entreprises dépendent fortement des États sur ce point, elles conservent leurs avantages en tant qu’actrices privées du fait qu’elles n’ont aucun compte à rendre.

En témoigne d’ailleurs le fait que les populations déplacées ou spoliées n’obtiennent jamais réparation pour les dommages qu’elles subissent. On peut certes en dire de même dans le cas des projets publics, mais l’absence d’un mécanisme institutionnel qui obligerait les sociétés privées à rendre des comptes ne fait que compliquer les choses pour les communautés touchées. Chaque expulsion s’accompagne de promesses d’emploi, de juste compensation, de réinstallation, de services de santé et d’éducation corrects et de logements décents… qui ne sont jamais tenues. Les promesses non tenues sont la norme, entérinant ainsi le caractère structurel de la spoliation et ses ramifications.

Bien que l’on constate une transition d’un État-providence vers un État capitaliste et dépouillé, le développement reste un concept prédominant : c’est le socle moral qui justifie les expulsions de masse, quand bien même il faille redéfinir ce qu’est le développement et l’affubler d’interprétations nouvelles et, parfois, « créatives » pour qu’il satisfasse les besoins des multinationales. La nécessité du développement s’expliquerait justement par la nécessité de combattre la pauvreté, d’aider les communautés marginalisées et d’améliorer le quotidien des populations vulnérables. C’est pour apporter le développement aux communautés marginalisées que leurs ressources sont ciblées par des projets de développement ; des ressources dont elles sont alors spoliées. Ceci explique pourquoi les États restent au cœur de ce processus : ils fournissent une légitimité à ce discours de développement et justifient l’« utilité publique » de telles initiatives. Ce discours de développement sert donc à « brider » l’imagination, à paralyser ou détourner l’imagination de la société en la persuadant que ces mégaprojets de développement, et la spoliation qui les accompagne, sont inévitables et mêmes souhaitables.

Les mécanismes de la spoliation

Dans ces conditions, l’État joue un rôle de premier plan en mettant les institutions (plus particulièrement la sphère juridique et les organismes civiques et autres entités officielles) au service du processus de spoliation. La résistance et l’opposition de longue date au délogement et à la spoliation dont font preuve les mouvements sociaux organisés du monde entier l’ont obligé à assortir le processus d’acquisition de terres de procédures obligatoires, d’exigences minimales et de garanties : obligation de réaliser des études sur les conséquences sociales et environnementales des projets, consultation des populations touchées, consentement préalable, libre et éclairé des personnes déplacées ou encore exposé préalable, transparent et précis du projet et de ses ramifications. Bien que ces exigences obligent les gouvernements et les grandes entreprises, ces procédures sont régulièrement contournées en définissant des exemptions juridiques ou officielles pour des projets donnés. Le champ d’application de ces exemptions est souvent si large que les garde-fous acquis au fil des luttes en sont neutralisés.

En Inde, la Right to Fair Compensation and Transparency in Land Acquisition, Rehabilitation and Resettlement Act 2013 (« Loi de 2013 sur le droit à une indemnisation équitable et à la transparence en cas d’acquisition de terres, de réadaptation et de réinstallation ») en est un bon exemple. Cette loi tranche singulièrement avec la Loi de 1894 sur l’acquisition de terres, qui date de l’époque coloniale, et fait suite à une série de concertations avec diverses parties prenantes, dont des mouvements pour les droits fonciers des quatre coins du pays. Elle a modifié le droit en profondeur pour lui adjoindre certaines des mesures que nous avons vues plus haut. Cependant, cette même loi a défini des exceptions à l’obligation de réaliser des études d’impact social et à l’obligation de consentement éclairé, notamment pour les projets d’extraction minière, les chemins de fer, l’électricité ou encore les autoroutes. Le gouvernement actuel tente, depuis son arrivée au pouvoir en 2014, d’élargir un peu plus la palette des exemptions. On assiste ainsi à une stratégie consciente visant soit à légaliser la spoliation, soit, en cas d’échec, à contourner les lois en créant des exemptions arbitraires et souvent au cas par cas. L’octroi d’exemptions est souvent lié à la notion d’« utilité publique », que l’on invoque pour justifier ces exemptions.

Quand, malgré tout, ces tentatives de distordre, détourner ou contourner la loi échouent, l’État fait intervenir l’armée ou la police pour acquérir des terres par la force. De même, quand les audiences ou consultations publiques obligatoires sont organisées, la police est souvent là, armée, pour encadrer le processus, ce qui va à l’encontre de l’idée de processus consultatif libre, juste et transparent. Ce climat de coercition, de peur et de répression est accentué par la criminalisation de la résistance : il est fréquent que les meneurs ou les participants les plus actifs des mouvements d’opposition se voient condamner à la prison en vertu de chefs d’accusation souvent fallacieux. Enfin, dernière stratégie couramment employée lors d’une expulsion : l’infiltration sournoise de communautés villageoises pour créer des groupes d’intérêt en faveur de la proposition de projet ; la corruption de certains membres de la communauté ; l’octroi d’avantages personnels ; et le recours à des agents extérieurs à la communauté pour vendre un projet. Semer la zizanie au sein d’une communauté, remettre au goût du jour les vieilles pommes de discorde ou en créer de nouvelles : voilà comment rendre une communauté plus vulnérable aux offensives sur ses ressources. L’objectif est de démanteler les collectivités, de détruire les solidarités et de diviser les communautés, les voisins et mêmes les familles en jouant sur leurs visions contradictoires d’un même projet. C’est là l’une des stratégies les plus pernicieuses et destructrices pour faciliter l’acquisition de terres et la spoliation.

Conclusion

La dépossession des communautés marginalisées de leurs terres et de leur accès aux ressources (et, par voie de fait, à une vie digne) n’est pas un phénomène nouveau, particulièrement dans les pays du Sud. S’il plonge ses racines dans la période coloniale, les États post-coloniaux ont eux aussi participé activement au processus de spoliation, quand bien même leur rôle a changé avec la mondialisation et l’évolution du capitalisme. La dernière étape en date de ce processus est marquée par l’émergence d’énormes capitaux privés sous forme de multinationales, qui sont les principales actrices de ce processus d’accaparement de terres. En parallèle, on constate que les États des quatre coins du monde deviennent de plus en plus répressifs et violents, et n’hésitent guère à afficher leur puissance. Le processus de spoliation est en train de s’accélérer en s’appuyant sur la force brute, le pouvoir institutionnel et une culture de l’impunité, le tout au nom du développement.

Traduit de l’anglais vers le français par Adrien Gauthier

Commentaires

Références

Fernandes, Walter. (2008). Sixty years of development-induced-displacement in India : Scale, impacts, and the search for alternatives. India Social Development Report 2008, pp. 89-115.

Levien, Michael. (2013). Regimes of dispossession : From steel towns to Special Economic Zones. Development and Change 44(2) : pp. 381-407.

Navarro, Mina Lorena. (2015). Luchas por lo común : Antagonismo social contra el despojo capitalista de los bienes naturales en México. Puebla : BUAP & ICSYH.