La terre est à nous ! Pour la fonction sociale du logement et du foncier, résistances et alternatives

Sommaire du dossier

Terres et ressources à Madagascar : résistances des populations versus nouvelles convoitises

, par RABEHERIFARA Jean-Claude

En novembre 2008, l’entreprise Daewoo Logistics annonçait avoir signé, en juillet de la même année, avec le gouvernement malgache un protocole d’accord portant sur l’exploitatoin, sous un bail emphytéotique de location de 99 ans, de 1.3 million d’hectares de terres arables pour externaliser la production des besoins de la Corée du Sud en maïs et huile de palme. Cette annonce ayant suscité une vive réaction de l’opinion publique malgache, le projet a dû être suspendu même si, par la suite, Daewoo et les autorités malgaches ont multiplié les déclarations contradictoires [1], la multinationale sud-coréenne développant depuis ses activités via un prête-nom local. Le cas Daewoo était devenu dès lors emblématique du phénomène d’acquisition de terres agricoles de grande envergure dans les pays dominés.

Selon le Collectif pour la défense des terres malgaches-Tany, constitué en réaction à l’annonce faite par Daewoo, « plusieurs grands projets déjà en cours démontrent la réalité de contrats dont les termes conjuguent une exploitation drastique des richesses du pays par les investisseurs étrangers avec des bénéfices insignifiants pour la nation et les populations » [2]. Ces transactions opaques, au profit de ce qui est vu comme un néo-colonialisme agraire, spolient des communautés et l’enrichissement personnel d’un petit nombre d’individus au sommet de l’État à l’occasion de ces accords y est entrevu.

Des appropriations coloniales de terres et de ressources aux accaparements néocoloniaux

La mainmise du capital financier à Madagascar remonte à la période ouverte par le traité inique du 17 décembre 1885 concluant la première guerre franco-malgache [3]. L’annexion et la « pacification » ont été les étapes marquantes d’un processus qui allait assurer les conditions de développement de ce capital au début du XXe siècle dans un contexte d’hostilité généralisée des populations soumises. La nécessité de « rationaliser » l’exploitation coloniale se précise vers 1910-1920 avec une amplification de l’accaparement des terres. L’immatriculation de celles-ci, obligatoire à partir de 1911 était la principale agression contre la propriété lignagère. Elle individualisait la propriété, légitimait la délimitation des « périmètres de colonisation », marginalisant les cultures vivrières dans les « réserves indigènes ». Le versement dans le domaine de l’État des terres dites « incultes » ou « non mises en valeur », terres pour les tavy (cultures sur brûlis) ou le lâchage des troupeaux complétait ce dispositif de prédation.

Pour le paysan malgache, cet accaparement colonial des terres était une spoliation : une procédure d’immatriculation d’un terrain s’accaparait son tanindrazana, son patrimoine foncier, qui « ne peut être approprié que collectivement le jus uti importe plus que le jus ab utendi » [4]. Le droit coutumier légitime était « phénoménologique » [5], en ce sens que la propriété y est d’abord un « fait ». Dans les sociétés malgaches précoloniales, la terre n’appartenait à personne avant d’être allouée pour usufruit à un groupe spécifique par le « directeur économique » qu’était le souverain, chef guerrier et religieux [6].

L’imaginaire de l’attachement viscéral des Malgaches au tanindrazana, terre des ancêtres mais aussi lieu d’origine et/ou de vie sociale, se construit dès la naissance de l’individu avec l’enfouissement du tavony, son placenta, dans cette terre même qui l’accueillera une fois mort, donc devenu razana, ancêtre « fréquentant invisible le monde des vivants ». Cet attachement est le pilier de l’opposition à toute vente ou bradage des terres aux « étrangers »... étrangers « oppresseurs », « prédateurs », qui peuvent donc être des Non-Malgaches aussi bien que des compatriotes. D’ailleurs, la première affaire connue d’acquisition controversée de terres de ces dernières années a été en 2005 la répression policière brutale d’une résistance des habitants d’Ankorondrano-Analavory (à 150 kilomètres de la capitale) à leur expulsion au profit du projet de centre de loisirs d’un affairiste malgache. Au bilan : déplacement des habitants, le village rasé, des condamnations à mort (pour « meurtre » d’un policier), d’autres à perpétuité etc. [7].

Les effets du cours néocolonial se sont ajoutés aux traumatismes induits par les violences coloniales pour finir d’apprêter Madagascar à l’assaut actuel du capital financier transnational. L’indépendance confisquée de 1960 a maintenu l’essentiel du système de domination hérité mais, depuis la fin des années soixante, Madagascar est l’objet de réorganisations tendancielles du procès néocolonial. D’abord un régime « révolutionnaire » déclamatoire a instrumentalisé les revendications populaires (indépendance nationale, malgachisation, décentralisation, réforme agraire etc.) pour les dévoyer dans un socialisme administratif ouvrant la voie au libéralisme et aux plans d’ajustement structurel et, in fine, à la faillite de l’État. [8] Les 25 dernières années de surenchères libérales et de faillite de l’État ont installé le présent chaos propice aux « affaires juteuses » sur le dos des populations.

État des lieux

L’ONG Grain inventoriait dans ses données du 22 mars 2012 quatre nouveaux investisseurs étrangers accapareurs de terres. En juin 2013, la base de données indépendante Land Matrix a identifié douze entités étrangères. La plateforme de société civile SIF (Solidarité des intervenants du foncier) vient, de son côté, de mettre en évidence « quelques cas illustrant l’accaparement de terre à Madagascar » [9]. D’autres firmes apparaissent dans d’autres publications. [10]

Il s’agit, selon le cas, de projets soit d’agrobusiness pour des cultures énergétiques ou pour des produits alimentaires destinés à l’exportation soit d’investissements dans les industries extractives, dans les aires protégées de conservation de la nature, dans les constructions d’infrastructures touristiques etc. Dans le contexte actuel, la « feuille de route de sortie de crise » du 20 janvier 2011 (en son point 6) interdit au gouvernement de transition d’union nationale de conclure de nouveaux engagements à long terme. Les projets actuels des multinationales à Madagascar sont en général sous baux emphytéotiques de durées diverses, couverts par des accords pour exploration qui débordent parfois insidieusementsur de la quasi exploitation.

Les communautés riveraines des projets sont vite flouées, parfois disloquées dans un rapport de forces très inégal : pas ou peu de consultations, pressions intenables, promesses pour diviser, etc. Par exemple, des occupants traditionnels des terres sur lesquelles ont été déployés, dans l’est du pays, les 220 kilomètres de pipelines du projet Ambatovy d’exploitation de nickel et de cobalt de Sherritt International [11] ont été expulsés, les ressources en eau et pour l’apiculture notamment ont été impactées. Autre exemple, s’agissant du projet ilménite de QMM Rio Tinto [12] à Taolagnaro (pointe sud-est de l’Île), des communautés vivant sur le périmètre d’extraction ou à proximité immédiate ont été affectées par l’installation et le développement de l’entreprise [13], ont perdu leurs terres et ont été déplacées. Mais des communautés s’opposent de façon déterminée à QMM et aux autorités locales depuis deux ans pour défendre leur terroir et leur patrimoine, réclamant des compensations plus justes : ce qui leur vaut tracasseries judiciaires, répression voire emprisonnements. [14]

Les expulsions auxquelles sont confrontées les populations des surfaces convoitées voire accaparées mettent particulièrement en péril la petite agriculture familiale nourricière et donc la sécurité alimentaire des régions, du pays. Les kijana, pâturages d’herbes vertes et/ou parcours de troupeaux dans les systèmes d’élevage extensif, deviennent inaccessibles. Écosystèmes alentour et nappes phréatiques sont menacés par l’exploitation de certains minerais [15]... Le patrimoine culturel (tombeaux, lieux de culte traditionnel) des populations de ces zones est parfois bafoué, détruit.

Terres malgaches / Crédit photo : Creative Commons

Documents officiels et droits (coutumiers) légitimes

Le déploiement de multinationales à travers l’île se fait sous couvert des dispositifs libéraux mis en place en leur faveur par les gouvernements de ces dix dernières années sous la pression des institutions financières internationales. L’État ne reconnaît que la propriété privée attestée par des documents officiels : ceux mis en place par la colonisation et ceux gérés par des guichets fonciers communaux dans le cadre de la mise en œuvre de la réforme foncière de 2005 (d’ailleurs au ralenti du fait de l’arrêt des subventions internationales en raison de la crise politique en cours). Environ 10 % seulement des parcelles sont munies de titres. Ainsi, des familles vivent dans l’insécurité par rapport à une possible attribution de leurs terres à des investisseurs nationaux ou étrangers.

Cette réforme de 2005, que les réseaux de société civile poussent pour sécuriser progressivement le droit des paysans à exploiter leurs parcelles, a transformé la présomption de domanialité (supposant l’appartenance des terres non titrées à l’État) en une présomption de propriété des occupants. Mais, si elle a reconnu les droits d’occupation et de jouissance comme une forme de propriété, favorisé la décentralisation de la gestion des terres non titrées au niveau des communes (« pour se rapprocher des usagers »), admis la nécessité d’établir un plan local d’occupation foncière et donné (pour « légaliser le légitime »), un pouvoir de décision à une « commission de reconnaissance locale » composée des anciens du village, du maire et des voisins sur les parcelles non titrées, la demande de certificats fonciers par des paysans déjà très appauvris (et soupçonnant a priori toute politique foncière de mystificatrice) n’a pas été massive. Par ailleurs, si le Code foncier interdit toujours la vente de terres aux étrangers, la loi 2003-028 fixant l’organisation et le contrôle de l’immigration puis la loi sur les investissements 2007-036 ont autorisé puis facilité la vente de terres à des sociétés à capitaux majoritairement étrangers qui ont un associé malgache.

L’ensemble de ces textes n’est donc pas favorable à la petite paysannerie, la majorité de la population. La volonté de favoriser l’acquisition de terres par les investisseurs étrangers figure même dans la Constitution controversée de novembre 2010, dans son article 1er : « Les modalités et les conditions relatives à la vente de terrain et au bail emphytéotique au profit des étrangers sont déterminées par la loi ».

Les sommes (redevances, rentrées fiscales etc.) versées à l’État, aux régions et aux communes restent inconnues du fait de l’opacité des dossiers, réalité alimentant la suspicion de corruption. « Dans certains contrats sont évoquées des contreparties telles que la construction de routes, d’écoles, de puits, quelquefois de centres médicaux que les investisseurs fournissent à la place de l’État. Dans d’autres dossiers, rien n’est écrit et les contreparties sont seulement formulées oralement avec les autorités locales ! Ces contreparties pour l’État et les populations doivent faire l’objet d’études concrètes et minutieuses pour vérifier leur impact. C’est en effet, le principal argument avancé par les autorités et les défenseurs des investisseurs dont la préoccupation n’est pas la souveraineté du pays ni l’indépendance alimentaire des générations malgaches futures. » [16]

Gestion en bien commun

L’actuelle multiplication relative des conflits fonciers à Madagascar est inhérente au fait que des communautés paysannes refusent de plus en plus d’être dépossédées de leur territoire naturel de vie au nom d’intérêts capitalistes transnationaux qui les nient dans leur existence même. Une sortie sérieuse du chaos malgache doit impliquer ces communautés. La plateforme SIF [17] me semble avoir bien intégré cet enjeu quand elle propose la mise en place d’un « dispositif d’échange et d’orientation sur les grands investissements fonciers » pour « améliorer la transparence des grandes acquisitions foncières : [...] inciter la population à contribuer dans l’identification et dans le suivi des grands investissements fonciers, favoriser les échanges entre les investisseurs, l’administration centrale et locale et la population, contribuer à la mise en place d’une “Charte sur les grands investissements fonciers” [...] promouvoir les investissements fonciers durables tout en protégeant les droits des populations locales »21.

Les fokonolona (communautés locales traditionnelles de base) savent mettre en œuvre cette tradition malgache séculaire de relative auto-organisation par les dina (contrats sociaux) à travers quoi les citoyens pourront se défendre, se soutenir et construire. Déjà, dans plusieurs régions, des dina sont appliqués pour que les communautés ne soient pas disloquées par quelques avantages dérisoires promis par les multinationales. Dans cette cohérence, l’aménagement du territoire rural et péri urbain peut procéder d’une gestion en commun du patrimoine communal avec réservation pour la sécurité alimentaire des habitants, pour les activités de développement, pour la préservation et la gestion des ressources et pour les générations futures d’espaces communaux à définir inaliénables [18]. Cette légitimation du lien des communautés paysannes avec leurs territoires naturels, alternative pacifique au désastre actuel, ne prend toutefois tout son sens que si elle devient nationale, inscrite comme loi de la République.

Notes

[1« L’approbation n’est pas encore effective », Madagascar Tribune, 14 janvier 2009.

[2Site du Collectif pour la défense des terres malgaches
www.terresmalgaches.info/spip.php?article2

[3Boiteau P. (1958-1962) : Contribution à l’histoire de la nation malgache, Paris, Éditions sociales / Antananarivo, MCAR, 445 p.

[4Rakotondrabe D.T. (1980) : Problèmes agraires, exploitation coloniale et évolution des sociétés malgaches dans le Nord-Ouest de 1910 à 1930, Antananarivo, Université de Madagascar, EESL, p.67.

[5Rarijaona R. (1967) : Concept de propriété en droit foncier de Madagascar, Paris, Cujas, p.8.

[6Boiteau P. (1974) : « Les Droits sur la terre dans la société malgache précoloniale. Contribution à l’étude du 118 mode de production asiatique », in Centre d’études et de recherches marxistes, 1974, Sur le mode de production asiatique, Paris, Editions sociales, pp.135-168.

[8Rabeherifara J.-C. (2010) : « Madagascar. Le socialisme ratsirakien entre illusions révolutionnaristes et réorganisation néocoloniale », in Arzalier F. (dir.), Expériences socialistes en Afrique. 1960-1990 , Paris, Le Temps des Cerises, pp.180-207.

[9www.farmlandgrab.org/post/view/22388. Sont cités dans cet inventaire « des descendants de colons revendiquant des terres prises par leurs ancêtres » puis l’Italienne Tozzy Green (jatropha), la Malgache Bionnexx (artémisia), l’Anglo-australo-canadienne-malgache QMM, contrôlée à 80 % par Rio Tinto, la Chinoise Mainland Mining et l’Australienne Toliara Sands (ilménite).

[10La Chinoise Wisco ou Wuhan Iron and Steel Corporation (or), l’Italienne Delta Petroli (jatropha), la joint venture Canada-Corée du Sud-Japon Sherritt International (cobalt et nickel), la norvégienne Mada Woodland (reforestation), etc.

[11Les Amis de la Terre, Madagascar, nouvel eldorado des compagnies minières et pétrolières, France, novembre 2012.

[12Seul contrat significatif signé avant la présente crise politique.

[13Voices of Change, ONG Andrews Lees Trust et Panos, Londres.

[14Je veux ma part de terre Madagascar, documentaire de Lambolez Fred et Jean Marie Pernelle.

[15Comme les menaces sur les ressources en eau des populations mikea : www.lexpressmada.com/5595/toliara-sands-madagascar/45509-les-ressources-en-eau-des-mikea-menacees.html

[17Le S.I.F (Sehatra Iombonana Ho’an’ny Fananantany) est une plate-forme de la société civile œuvrant dans le domaine du foncier, ayant pour objectif de faciliter l’accès à la propriété foncière de la population.

Commentaires

Jean-Claude Rabeherifara, sociologue, enseignant-chercheur (CILDA, Centre international des industries de la langue et du développement Afrique, Amérique, Asie), membre du comité éditorial de la revue Aujourd’hui l’Afrique.