Spoliation et résistance en Inde et au Mexique

« Ils ont acheté ce que nous n’avons pas vendu » : une analyse du tourisme dans la Sierra Tarahumara (Mexique)

, par FUJIGAKI LARES Alejandro, MARTÍNEZ RAMÍREZ Maria Isabel

« Nous sommes nés ici, nous ne venons pas d’ailleurs. Nous vivons ici. Nous sommes nés ici. Nos arrière-grands-parents sont nés ici, tout comme nos ancêtres. Et maintenant c’est nous qui sommes ici.

Auparavant, seuls les Tarahumaras vivaient ici, mais ce n’est plus le cas […].

Nous ne sommes plus les seuls à vivre ici.  »

Teresa Batista, une Rarámuri originaire de Mogotavo

Ce témoignage de Teresa Batista, dont la communauté est touchée par le projet touristique des Barrancas del Cobre (« canyon du cuivre », PTBC), introduit parfaitement cet article qui s’intéresse à la vision qu’ont les Rarámuris du secteur du tourisme. Nous allons tout d’abord voir comment le secteur privé, qui a été le moteur premier de l’arrivée et du développement de l’industrie touristique, n’a pu occuper une telle place et jouer un tel rôle que grâce aux politiques d’État, c’est-à-dire grâce à la collusion systématique entre secteur privé et gouvernement dans l’intérêt des compagnies privées. Nous problématiserons ensuite les notions qui ont été employées par les représentant.e.s de l’État dans le cadre des conflits nourris par le tourisme.

Les Rarámuris, que les hispanophones appellent « Tarahumaras », forment une population de plus de 70 000 personnes qui vivent dans les montagnes, sur les sommets et dans les vallons du Nord-Ouest de la Sierra Madre Occidental (ou Sierra Tarahumara), dans l’État du Chihuahua. Depuis que le gouvernement mexicain est parti en croisade contre la drogue, en 2006, de nombreux Rarámuris ont aussi fui les violences liées au conflit pour s’installer dans les aires urbaines de l’État.

Une spoliation née d’un tourisme privatisé

Le tourisme dans la Sierra Tarahumara se caractérise avant tout par sa diversité. Un tourisme local et informel y coexiste avec des investissements multimillionnaires dans des mégaprojets ciblant de riches consommateurs du monde entier, avec toutes les nuances intermédiaires que l’on peut imaginer entre ces deux extrêmes. Toutes les formes de tourisme altèrent et modifient l’environnement, ainsi que les rapports qu’entretiennent les autochtones avec leur milieu. En 2016, le secteur du tourisme a progressé de 2,9 % à l’échelle du pays, dépassant ainsi la croissance économique nationale (2,6 %), et devrait continuer à progresser pendant au moins dix ans de plus.

Certes, tout ça n’est pas nouveau. Au Mexique, le tourisme en tant qu’activité économique est né avec le projet de reconstruction post-révolutionnaire. Dès 1921, le tourisme apparaît comme une plus-value et gagne une légitimité internationale (grâce aux touristes américains), ce qui lui vaut d’être considéré comme une forme de dialogue diplomatique et un mécanisme de reconstruction nationale et de progrès (González et Aura, 2002). Dans les années 1970, des organisations internationales, les représentant.e.s de l’État et le secteur privé encouragent le tourisme international dans des régions extrêmement marginalisées et très pauvres. On part alors du principe qu’outre la nature pérenne du tourisme, les investissements économiques et les transformations paysagères qui l’accompagnent déboucheront sur l’amélioration des indices de développement humain des habitant.e.s de ces régions. Toutefois, les historien.ne.s et les anthropologues d’aujourd’hui dépeignent une réalité bien différente de ce projet initial dans le cas des Rarámuris de la Sierra Tarahumara.

La volonté d’exploiter l’« attrait » de cette région à des fins touristiques remonte au milieu du XXe siècle. En 1957, Glenn Burgess, journaliste et correspondant pour la construction du chemin de fer Chihuahua-Pacifique, qualifie les montagnes de la Sierra et de la côte pacifique de « Mecques du tourisme » (Burgess, 1957)  [1]. La construction de cette ligne ferroviaire se traduit par l’expropriation de terres initialement octroyées par l’État mexicain aux Rarámuris par le biais de la Ley agraria (« Loi agraire »). Pour justifier cette expropriation, le gouvernement invoque l’utilité publique de ces terres. De la même manière, en 1992, le gouvernement de l’État du Chihuahua tente de construire un complexe écotouristique à San Ignacio de Arareco en saisissant par la force le réservoir artificiel du lac d’Arareco et les terres environnantes. Les autorités soutiennent que les terrains sont abandonnés depuis plus de deux ans, ce qui constitue un motif d’expropriation au titre de la Loi agraire. Les Rarámuris, après avoir négocié avec le gouverneur de l’État en exercice, Fernando Baeza Meléndez, et après avoir proposé un projet alternatif, décident alors de créer le mouvement de solidarité sociale Kuri Sinéwi Busuréwami (« Nous nous éveillons »).

Le PTBC est emblématique de ces processus. Menacé par ce projet, le village rarámuri de Mogotavo se bat actuellement pour la reconnaissance de son territoire menacé par un fonds de développement du tourisme constitué du Fonds national pour la promotion du tourisme (FONATUR), du gouvernement de l’État du Chihuahua et d’investisseurs privés. Le fonds et les investisseurs sont bien décidés à déloger les Rarámuris, « en outrepassant leurs droits dans le but de construire des parcs de loisirs, des casinos, des hôtels et des terrains de golf » (Tierra Nativa, 2014).

En somme, pour bien comprendre le rôle du secteur privé dans l’émergence et l’essor du tourisme dans la Sierra Tarahumara, il nous faut éclaircir ses rapports avec l’État mexicain et, notamment, avec les politiques et lois foncières qui enfreignent les droits fondamentaux des populations indigènes. Lirio Caraveo, un Rarámuri de Mogotavo, résume cette relation complexe en ces termes : «  Ils ont acheté ce que nous n’avons pas vendu ».

Rappelons que dans le cas des Rarámuris, la propriété des terres est antérieure à l’existence de l’État mexicain. L’utilisation des terres et les titres de propriété sont régis par les liens avec les proches vivant.e.s et décédé.e.s et avec des entités non-anthropomorphes, qui constituent un élément crucial de la vie en collectivité. La logique d’exploitation et de gestion promue par l’État mexicain est donc entrée en contradiction avec ces usages. En effet, là où certains Rarámuris possèdent, par exemple, des droits d’usufruit sur les terres, l’État mexicain se réserve les droits de propriété sur ces terres et le droit de déterminer leur utilisation publique et privée. Les expropriations et délogements motivés par la construction de chemins de fer et de routes en témoignent, de même que la transformation des terres des Rarámuris en « terres nationales », ultérieurement adjugées à des intérêts privés et exploitées par le secteur du tourisme. Résultat : les procédures de commercialisation de ces terres semblent désormais légales, puisque la spoliation initiale est légalisée et entérinée par l’État.

Le tourisme et ses conséquences

Les investissements, les politiques et les processus de mise en marche du tourisme ont chamboulé le quotidien et les espaces naturels de la Sierra Tarahumara. Des représentant.e.s de l’État mexicain en ont porté aux nues les vertus. Ainsi, Héctor Valles, l’ancien secrétaire du tourisme de l’État du Chihuahua (2004-2011), s’est engagé à ce que « ce développement ne nuise en aucune façon à l’habitat naturel des Tarahumaras […] ; au contraire, il doit intégrer ces communautés et leur fournir des emplois » (El Siglo de Torreón, 2008). De même, lors de l’inauguration du funiculaire du PTBC, le gouverneur de l’État du Chihuahua en exercice, José Reyes Baeza Terrazas (2004-2010), a déclaré que « l’objectif est d’impliquer les peuples indigènes de la Sierra dans ces projets, qui leur apporteront richesse et prospérité. Nous n’allons pas les priver des bénéfices mais, au contraire, les intégrer et leur permettre d’être les principaux bénéficiaires de ces grands projets d’infrastructures » (Ibavem, 2012).

Cependant, des enquêtes spéciales (Almanza, 2015) ont montré que l’essor du tourisme dans la région a entraîné toute une série de conséquences écologiques et sociales pour la plupart néfastes et irréversibles, à la fois pour les peuples indigènes et non-indigènes. Il ressort ainsi du processus que l’État et les acteurs privés ont ostensiblement voulu placer les Rarámuris dans une position de faiblesse, en entérinant des injustices structurelles basées sur la spoliation et le délogement. Les Rarámuris sont rarement consulté.e.s à l’occasion des initiatives soutenues par l’État, comme le PTBC, n’ont pas leur mot à dire en amont du lancement d’énormes chantiers d’infrastructures sur leurs propres terres, et ne sont même pas invité.e.s à participer à la formulation de ces initiatives. À leur grand dam, les Rarámuris se retrouvent embrigadé.e.s dans ces projets par un État aux positions ambiguës. Les campagnes touristiques font la promotion de territoires litigieux, et relèguent l’identité et le quotidien des Rarámuris à un folklore réducteur. Malgré cela, ce n’est pas à eux que va la majorité des profits. L’essor et le développement du secteur du tourisme repose donc fortement sur une relation asymétrique qui rabaisse les modes de vie rarámuris, ce qui aboutit à une dépolitisation, à des spoliations et au délogement des Rarámuris ; tout le contraire de la richesse et de la prospérité promises par les représentant.e.s de l’État mexicain. Les indices de développement humain n’ont d’ailleurs nullement progressé dans la région.

Les Rarámuris, qu’un institut statistique définirait comme une « population à fort taux de marginalisation », relèvent d’un vaste groupe héritier des luttes contre les violents assauts menés depuis plus de 400 ans par « ceux qui sont venus, ceux qui n’étaient pas là avant ». Ils et elles se sont insurgé.e.s contre des abus croissants et un progrès effréné que des projets et politiques de la trempe du PTBC ont normalisé, légalisé et institutionnalisé. Comme nous l’avons vu, pour « tirer les Ráramuris de leur pauvreté » (elle-même alimentée par un long processus historique de spoliation), ces derniers sont contraints à quitter leur territoire et/ou à se soumettre à ceux qui exploiteront leurs terres, ainsi qu’à abandonner leur mode de vie. Or, comme le dit Nazareno Ramírez, de Mogotavo : « Que se passera-t-il quand le tourisme aura disparu ? À mon avis, ils n’auront plus rien à manger, car ils ne sauront pas comment travailler la terre, faire pousser du maïs, laisser la terre se reposer ou s’occuper du maïs ». Il y a véritablement lieu de se demander s’il est imaginable de dépasser les propositions d’investissements privés et publics focalisés sur la rentabilité, pour créer un modèle de développement humain dans lequel les Rarámuris et les autres habitants de la Sierra Tarahumara (pauvres ou non) conserveraient leur dignité, leur mode de vie et leur droit à la différence et à disposer d’eux-mêmes.

Conclusion

On constate que le rôle de l’État mexicain est de rassembler les conditions propices à l’intervention du secteur privé. Par ailleurs, le discours des représentant.e.s de l’État, qui met en avant les avantages sociaux et écologiques de l’essor du tourisme, tranche singulièrement avec une réalité marquée par la spoliation et le délogement. Il est donc important, dans ce contexte, de donner la parole aux Rarámuris, dont le mode de vie est antérieur à l’existence d’un État mexicain formel et à ses officiers et programmes de développement. De par son antériorité vis-à-vis de l’État, le peuple rarámuri est le véritable propriétaire de ces terres ; un constat dont découlent des problématiques juridiques, et qui remet en cause la présence d’une administration étatique très jeune au regard de la longue histoire des Rarámuris, qui demeureront bien après l’effondrement du tourisme. Concluons en affirmant que s’il souhaite améliorer l’indice de développement humain des habitant.e.s de la région à coup de millions de pesos, l’État mexicain va devoir remiser ses politiques historiques et formuler de nouvelles stratégies symétriques et collaboratives qui soient vraiment en faveur des indigènes.

Commentaires

Alejandro Fujigaki Lares – Ancien titulaire d’une bourse postdoctorale à Rio de Janeiro, Brésil. Il travaille avec les Rarámuris du Mexique depuis 2002. Ses domaines de recherche sont la représentation, la mort, le sacrifice, les rituels, l’épistémologie et le cosmopolitisme.

María Isabel Martínez Ramírez – Chercheuse basée à l’Instituto de Investigaciones Históricas de l’UNAM, Mexico. Elle travaille sur un projet portant sur les rapports entre l’État-nation et les peuples indigènes à travers le regard des Rarámuris du Mexique.

Traduit de l’anglais vers le français par Adrien Gauthier