Un paradoxe semble peser sur la richesse minérale de l’Inde : ce sont les plus démuni.e.s qui vivent sur les plus gros gisements de minerais. En Inde, ce fossé entre les personnes et les ressources est accentué par la production de charbon et d’énergie thermique. Jusqu’en 1991, l’extraction du charbon et la production d’énergie thermique étaient entre les mains de l’État. Si le peuple luttait déjà contre un État désireux d’accaparer des terres pour les affecter à l’exploitation du charbon ou aux centrales électriques, la libéralisation et l’arrivée de sociétés privées dans ces deux secteurs ont donné une nouvelle dimension à ce combat. Dans l’idéal, ces acquisitions auraient dû s’accompagner d’une indemnisation juste et d’opérations de réadaptation pour les personnes vivant sur ces terres. Des lois sont d’ailleurs censées protéger les personnes concernées par diverses formes d’acquisition de terres, mais elles s’avèrent en réalité inefficaces. Les compagnies minières privées sont en cheville avec les autorités locales et bafouent allègrement ces droits conférés aux personnes délogées par les mines ou les centrales électriques. Depuis 1991, le district de Singrauli (Centre de l’Inde) attire les exploitants miniers privés en raison de ses vastes gisements de charbon et de ses terres boisées faiblement peuplées. Plusieurs communautés indigènes vulnérables qui dépendent des forêts et d’autres ressources naturelles y ont été chassées de leurs terres. Elles se sont vu promettre une aide à la réadaptation et à la réinstallation, ont été déplacées vers des zones semi-urbaines déconnectées de leur mode de vie, et travaillent maintenant comme journaliers sur leurs propres terres, subissant les affres de la paupérisation. Cet article reconstitue l’histoire d’une tribu sylvestre du Centre de l’Inde, les Baiga, qui ont été délogé.e.s par l’une de ces mines dans le district de Singrauli. Les Baiga commencent à reprendre leurs terres aux exploitants de mines en rejetant les hébergements compensatoires que ces derniers leur ont fournis, et dont la promesse d’une véritable réintégration n’a jamais été suivie d’effet.
Singrauli : un peu de contexte
Le Singrauli est une région de 2 200 km² à cheval sur les États d’Uttar Pradesh (UP) et de Madhya Pradesh (MP), dans le Centre de l’Inde. Bordée par les vastes forêts de sals des collines de Maikal et par le plateau de Vindhyas, la région abrite plusieurs tribus indigènes d’Inde, dont certaines sont nomades et dépendent entièrement de la forêt pour subvenir à leurs besoins.
La première mine à ciel ouvert du district de Singrauli a été ouverte en 1857 par le gouvernement colonial britannique. Néanmoins, très peu de gisements de charbon ont été exploités avant la fin des années 1960, en raison des paramètres géographiques de la région, traversée par la rivière Son, un affluent du Gange. La première réalisation d’un gouvernement indien dans la région a été la construction d’un barrage poids en béton en 1966, qui a noyé environ 466 km² de terres arables sous le réservoir de Rihand.
En 1977, la Banque mondiale a prêté 150 millions de dollars à la National Thermal Power Corporation (NTPC), une société publique, pour la construction de la première centrale thermique à charbon de la région, qui compte désormais douze mines à ciel ouvert et sept centrales à charbon. Il est prévu d’en construire dix-sept autres pour une surface totale de 1 800 km². Pour certain.e.s, le district de Singrauli est désormais la « capitale de l’énergie » de l’Inde, avec une capacité maximale de 30 GW d’énergie électrique basée sur le charbon. Étant donné que la production d’électricité prend le pas sur toutes les autres activités de développement de la région, ce district est aussi l’une des zones les plus polluées du pays.
Reliance Power face aux Baiga délogés et non indemnisés
Depuis la construction du barrage de Rihand en 1962, les communautés indigènes du district de Singrauli n’ont cessé d’être délogées et spoliées. En 1987, 200 000 à 300 000 personnes avaient déjà été déplacées « trois à cinq fois en 25 ans » à Singrauli (Dokuzovic, 2012). Cet article s’intéresse à l’une de ces communautés nomades chassées des forêts, les Baiga, qui tentent de récupérer leurs terres acquises par Reliance Power Limited, une multinationale de production d’énergie. L’entreprise a fait l’acquisition de ces terres après avoir loué à bail deux gisements de charbon [1], Amlorhi et Amlohri Extension, qui ont été cédés à Reliance Power Ltd. en 2006 par le ministère du Charbon et sont devenus des mines de charbon exclusivement destinées à « l’ultra méga centrale électrique » (UMCE) de Sasan, le plus grand chantier d’exploitation de charbon et de production d’électricité au monde, et l’une des quatre UMCE que compte développer l’État. Son exploitation a été confiée à une filiale de Reliance Power Ltd.
Suite à l’acquisition de leurs terres pour les mines, les Baiga ont été déplacé.e.s dans la colonie de Krishna Vihar, une colonie de réadaptation créée par Reliance Power Ltd. à 10 kilomètres des mines. Lors de mon passage dans la région en septembre 2016, plusieurs familles Baiga délogées par les mines étaient en train de retourner sur leur lieu d’habitation initial, en invoquant des irrégularités dans le processus d’indemnisation et l’absence d’installations sur le site de réadaptation. Selon les chiffres officiels de l’administration du district de Singrauli, 3 088 personnes issues de cinq villages (Sidhikhurg, Tiyyara, Jhanjhi, Sidhikala et Harrhawa) ont été délogées par le projet, dont 419 ont choisi d’aller vivre dans la colonie de Krishna Vihar. Les autres ont accepté les indemnités qui leur avaient été proposées. Depuis août de l’année dernière, quelque 70 personnes ont quitté la colonie de Krishna Vihar pour retourner vivre en forêt.
Selon un rapport publié par la chercheuse spécialisée dans l’environnement Saumya Dutta (2013), quand la société Reliance Power a remporté l’appel d’offres pour construire l’UMCE de Sasan en 2007, elle s’est aussi engagée à respecter les conditions classiques d’indemnisation, de consultation des parties prenantes et de réadaptation. Dutta et d’autres autochtones affirment aussi que l’administration du district de Singrauli a bafoué les lois spécifiques portant sur le détournement de terres appartenant à des communautés indigènes au profit d’une entité privée ou publique.
En outre, Reliance Power souhaitait également que le projet soit auréolé du label « mécanisme de développement propre » (MDP) adopté par la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, afin de profiter des avantages du marché des crédits carbone. Pour prétendre aux avantages du MDP, Reliance Power devait remplir plusieurs conditions, dont la consultation des populations touchées, la communication des « avantages » du MDP et le développement durable des populations. Il est vite apparu, suite aux enquêtes menées par Dutta et d’autres militant.e.s de la région, que même la consultation publique obligatoire organisée en avril 2008 s’est déroulée en présence de nombreux policiers, d’entrepreneurs fonciers locaux et de personnes venues d’autres régions.
Des autochtones, tel que le jeune militant des droits de la terre Shivam Kumar, affirment que Reliance Power a acheté de vastes parcelles de terre pour une misère à divers endroits avec l’aide d’entrepreneurs privés et de promoteurs insistants. Dans les zones qui relevaient de l’office des forêts, des responsables de Reliance Power ont distribué de l’alcool et des dessous-de-table. Reliance Power réfute ces allégations et affirme que les habitant.e.s de la région ont donné leur plein consentement pour vendre leurs terres, et que l’administration du district a supervisé le processus.
Lorsque j’ai visité la colonie de Krishna Vihar et ses environs en septembre 2016, j’y ai vu précisément ce que décrivaient en 2011 Dutta et les autres enquêteurs et enquêtrices. En théorie, au moins un membre de chaque famille délogée aurait dû se voir proposer un emploi correct chez Reliance Power, et une formation à l’avenant. Or, seules 15 personnes sur les 419 qui vivaient dans la colonie de réadaptation et de réinstallation avaient trouvé un emploi. Elles travaillaient surtout comme journaliers, et n’ont pas retrouvé d’emploi après la phase de construction de la centrale. À en croire les responsables locaux de Reliance Power et les habitant.e.s de la colonie de Krishna Vihar, la situation des Baiga ayant perdu leurs terres était encore pire. « Jusque-là, ils récoltaient ce que la forêt produisait et travaillaient la terre. Il n’y avait rien pour eux à l’usine, et personne ne les a formés » d’après Mahendra Singh, un entrepreneur local.
Singh avait aidé Reliance Power à convaincre les Baiga de vendre leurs terres, et affirme que le processus d’indemnisation a été entaché par de nombreuses irrégularités. Il affronte d’ailleurs Reliance Power devant les tribunaux et soutient que l’entreprise a empiété sur une partie de sa parcelle d’un hectare pour construire la colonie de Krishna Vihar. « Je ne fais qu’aider les familles Baiga à défendre leurs droits. Je sais qu’on les a dupées pour qu’elles abandonnent leurs terres », a-t-il ajouté.
Les Baiga dénoncent le caractère arbitraire et injuste des indemnités. Selon Ramavtar Baiga, qui a intégré la colonie, « les familles relevant de la catégorie générale ont été indemnisées à hauteur de 8 millions de roupies par acre (un acre équivaut à 0,4 hectare), tandis que les Baiga n’ont reçu qu’un million de roupies par acre », ajoutant que seul.e.s les Baiga possédant des documents attestant leur propriété (patta) ont été indemnisé.e.s.
Au fil de mes entretiens avec des habitant.e.s de la colonie de réadaptation et de réinstallation, j’ai compris qu’ils et elles étaient en colère que les promesses n’aient pas été tenues. « Il y avait un collège dans notre hameau, qui fait partie de Tyyara, mais il a fermé. Quand Reliance Power est arrivée ici, on nous a promis des emplois, un système de santé et des établissements scolaires dans les colonies de réadaptation. Mais rien de tout ça ne s’est concrétisé », d’après Nandlal Baiga. On lui a attribué une parcelle et une maison dans la colonie de Krishna Vihar, où il a vécu deux ans, mais il est rentré chez lui, près de la mine, en février de l’année dernière. « Je suis agriculteur avant tout, et je dépends aussi des produits de la forêt » m’a-t-il dit, montrant du doigt une rizière qui poussait sur une parcelle, près de son domicile. Son voisin, Sanatram Baiga, n’avait pas eu droit à une maison dans la colonie de réadaptation car il n’avait pas de patta ; il affirme avoir travaillé comme journalier après avoir été expulsé, mais est retourné dans la forêt l’an dernier.
Ramavtar, qui possédait environ 1,2 hectare à Tiyyara avant de déménager pour la colonie de Krishna Vihar, se sent à l’étroit dans la colonie de réadaptation car il n’a jamais vécu dans une petite maison de béton. Dans la colonie, un bâtiment à deux pièces est construit sur une parcelle de tout juste 485 m². « Tous les matins, les gens se retrouvent dans une épicerie et parlent de retourner vivre en forêt. Ici, on doit payer pour l’électricité, mais en forêt on avait des besoins moindres, et la forêt les satisfaisait pour la plupart », m’a confié Ramavtar.
Reliance Power, au-dessus des lois à Singrauli
En août 2016, Reliance Power a hypothéqué les mines auprès de ses investisseurs, dont SBI Capital Markets Ltd et Export-Import Bank of the United States, afin de contracter de nouveaux emprunts. C’est la première fois que le gouvernement autorisait un acteur privé à hypothéquer des mines ; difficile de déterminer, à l’heure actuelle, les répercussions futures de cette décision. Selon plusieurs expert.e.s, elle pourrait avoir un impact sur la responsabilité sociale de l’entreprise. Mahendra Singh, qui a pris en charge la question du délogement des Baiga et d’autres catégories de personnes, a eu accès à une ordonnance du gouvernement montrant que le ministère de l’Environnement et des forêts de l’Union (devenu le ministère de l’Environnement, des forêts et du changement climatique) avait imposé une condition à l’entreprise.
Cette ordonnance stipule ainsi qu’« une allocation d’au moins 25 millions de roupies par an sera affectée à des activités liées à la responsabilité sociale de l’entreprise jusqu’à la cessation d’activité de la mine. Le montant est susceptible d’être revu à la hausse avec le temps en fonction de la situation. Le promoteur du projet réalisera une enquête socioéconomique pré-exploitation sur la base des indices clés énumérés dans le Rapport sur le développement humain du PNUD, et surveillera l’évolution du statut socioéconomique des communautés déplacées et des villages environnants tous les trois ans jusqu’à la fin du projet ». « Ces conditions seront-elles respectées par les propriétaires de la mine maintenant que celle-ci est hypothéquée ? », se demande Singh. Ses inquiétudes sont justifiées, car même les responsables du ministère du Charbon de l’Union disent ne pas savoir précisément quel est le statut des terres tribales qui ont été acquises par Reliance Power puis hypothéquées.
Conclusion
L’extraction minière se poursuit à Sasan et dans d’autres mines, tandis que de nouvelles zones du district de Singrauli sont cartographiées dans le but de les transférer à des acteurs privés. Les décideurs et décideuses politiques du gouvernement n’ont nullement l’intention de modifier le statut des « ultra méga centrales électriques » d’exploitation privée (comme Sasan). Dans le district de Singrauli, les communautés délogées par les mines sont éparpillées ; leurs membres sont devenu.e.s des journaliers qui travaillent sur les terres que ces communautés possédaient jadis. Le gouvernement de l’État de Madhya Pradesh continue de fermer les yeux malgré les efforts déployés par des militants locaux, l’exode de masse des habitant.e.s des forêts vers les abords des mines, et le travail de plaidoyer des représentant.e.s des familles Baiga qui tentent d’interpeller le Collector (haut responsable administratif) du district au sujet de la situation dans la colonie de Krishna Vihar.
Commentaire
Anupam Chakravartty – Journaliste indépendant basé à Assam, il est l’auteur de nombreux reportages sur les délogements et l’environnement.