Spoliation et résistance en Inde et au Mexique

Identité et résistance dans l’isthme de Tehuantepec, Oaxaca

, par GARCÍA BELTRÁN Yolanda Mexicalxóchitl

Cet article synthétique traite de la résistance naissante qu’opposent les peuples de l’isthme de Tehuantepec, dans l’État d’Oaxaca (Sud du Mexique), aux compagnies éoliennes qui ont, à ce jour, implanté 27 parcs [1] pour produire de l’énergie éolienne. Il abordera aussi superficiellement le rôle que joue l’identité indigène dans ce conflit.

MEX / Tehuantepec. Photo : Hermenegildo Santamaria

Commençons par replacer cette problématique dans son contexte. Il convient d’abord de préciser que seuls deux parcs éoliens appartiennent à la Comisión Federal de Electricidad (« Commission fédérale d’électricité », CFE) ; ce sont donc les deux seuls parcs « mexicains ». Tous les autres parcs appartiennent à des sociétés privées aux capitaux étrangers, dont Vestas (Danemark), Iberdrola, Gamesa, Gas Fenosa et Acciona (Espagne), EDF (France) et Enel Green Power (Italie). L’énergie ainsi produite est ensuite vendue à diverses entreprises telles que Bimbo, Soriana, Walmart Group, Femsa Group, Cervecería Cuauhtémoc-Moctezuma, Cementos Mexicanos et la CFE, ce qui suscite l’indignation et le mécontentement des communautés de la région, qui ne bénéficient pas directement de ces infrastructures.

Les villages concernés sont Juchitán de Zaragoza, Santa María Xadani, Unión Hidalgo et Álvaro Obregón, où vivent des Zapotèques ; San Dionisio del Mar, San Mateo del Mar, San Francisco del Mar et Santa María del Mar, où habitent des Huaves [2] ; et La Venta, La Ventosa, Santo Domingo Ingenio, El Espinal, Asunción Ixtaltepec et Ixtepec, qui sont des villages mestizos [3]. La construction des parcs a entraîné diverses conséquences à la fois écologiques, économiques, sociales, culturelles et politiques. Les autochtones se plaignent des éoliennes dont les vibrations, le bruit et les lumières nocturnes ont des répercussions aussi bien sur leurs revenus quotidiens que sur leur alimentation, leurs interactions sociales (dans le sens où ces parcs suscitent des divergences) et leurs traditions pluriséculaires.

Les enjeux

Le nœud du problème réside dans le fait que ces éoliennes sont construites sur des ejidos [4], ce qui engendre des tensions intracommunautaires entre les sympathisant.e.s aux projets et leurs opposant.e.s. Certain.e.s se plaignent même d’irrégularités, de menaces et de stratagèmes illicites visant à faire pression sur les habitant.e.s pour qu’ils et elles renoncent à leur bail sur leurs terres. C’est ce que j’ai constaté au fil de mes entretiens avec des copropriétaires et des propriétaires d’ejidos selon qui les entreprises ont recours à la violence et aux intimidations, profitant du fait qu’ils et elles sont indigènes et, parfois, ne parlent pas espagnol.

En d’autres occasions, les sociétés ont eu recours à une stratégie différente : elles tentent de corrompre les habitants avec des cadeaux (téléviseurs, ordinateurs, etc.) ou leur promettent un niveau de vie à l’européenne si les éoliennes sont construites [5]. Les compensations financières proposées en contrepartie du bail sur les terres sont faibles, comme le montrent les contrats : le prix est fixé à environ 230 € par hectare par an [6], mais est susceptible de varier si une route, un poste électrique ou une éolienne est construit sur la parcelle.

Au total, nous pouvons estimer à quatre les grands arguments justifiant le rejet des parcs éoliens. L’identité ethnique est transversale à ces arguments et joue un rôle important dans la région de l’isthme de Tehuantepec, où l’appartenance à la communauté zapotèque (binizaa) ou huave (ikoot) influence fortement la représentation du monde et le quotidien des habitant.e.s de la zone, dont l’opposition aux projets s’inscrit dans un contexte culturel plus large.

Injustice

S’agissant de populations indigènes, il n’est guère étonnant que le sentiment d’injustice (Moore, 1996) prenne une dimension ethnique, ce qu’un regard sur l’histoire vient éclairer. Ce n’est pas la première fois que les Zapotèques et les Huaves se sentent fragilisé.e.s, notamment par des institutions et responsables du gouvernement qui, en d’autres occasions, ont développé des politiques économiques et industrielles pour la région en omettant d’en consulter les habitant.e.s (par exemple sous le régime autoritaire de Porfirio Díaz (1876-1911). Certains voudraient ainsi creuser un canal reliant le golfe du Mexique à l’océan Pacifique : il y a peu, le gouverneur de l’État d’Oaxaca, Alejandro Murat, déclarait qu’il comptait créer son « propre canal de Panama », ce qui impliquerait l’achat et l’expropriation de milliers d’hectares à travers tout l’État, notamment des terrains communaux, des ejidos ou des terres de mestizos ou d’indigènes, dont des Zapotèques et des Huaves (Jiménez, 2017). Les gouverné.e.s ne sont pas représenté.e.s, tandis que les gouvernants n’ont pas de légitimité.

De même, les autochtones dénoncent ce qu’ils et elles voient comme une criminalisation de la condition indigène : en effet, l’appareil étatique qualifie régulièrement les peuples indigènes de freins au progrès et à la modernisation, qui seraient enclins au vandalisme et à la violence pour parvenir à leurs fins. Voilà des années que les peuples de l’isthme luttent contre ces préjugés, ce qui aboutit à la prise de conscience, alimentée par une diversité de situations et de conditions historiques, que c’est grâce à leur force que ces peuples ont su résister.
Les Zapotèques sont effectivement réputés pour leur résilience. Ils sont considérés depuis l’époque précoloniale comme un peuple fort de guerriers, qui s’est emparé d’une grande partie des terres du Centre et du Sud de l’Oaxaca et a résisté à la domination aztèque (Beuchat, 1918). En 1853, l’isthme a même obtenu le statut de territoire, c’est-à-dire de région indépendante de l’État d’Oaxaca, qu’il perdra néanmoins en 1857 (El Sur, 2013).

Les indigènes exclu.e.s de la concertation

Bien que 27 parcs éoliens soient actuellement en service dans l’isthme, une seule consultation a été organisée conformément à la Convention n° 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT). Cette convention fait de cette procédure un droit pour l’ensemble des peuples indigènes, et stipule que leur participation doit être libre et éclairée. L’absence de concertation est considérée comme un affront et comme la preuve que l’État n’hésite pas à faire fi de leur avis, et ne les considère pas comme les propriétaires légitimes des terres sur lesquelles ils demeurent. En parallèle, l’État oblige les peuples indigènes à se plier à des contrats iniques sur les plans économique, écologique, culturel et social, dont ils bénéficient peu ou pas et qui leur nuisent grandement.

Suite à une campagne menée pour exiger du gouvernement mexicain qu’il respecte la convention, une première tentative de consultation a eu lieu en octobre 2014. Près de vingt parcs éoliens avaient alors déjà été installés. Les autochtones ont dénoncé un simulacre de consultation, d’autant que celle-ci était entachée d’irrégularités qui limitaient la participation de la population, et ne visait selon eux et elles qu’à accélérer le processus d’approbation du projet Eólica del Sur (« Éolienne du Sud »). Les observateurs des droits humains, telle que l’organisation de la société civile Proyecto de Derechos Económicos, Sociales y Culturales (« Projet des droits économiques, sociaux et culturels », PRODESC), ont critiqué les pressions, menaces et intimidations dont ont fait l’objet les opposant.e.s au parc éolien.

Des entreprises étrangères

Le fait que les entreprises impliquées soient étrangères, et notamment espagnoles, n’a fait qu’accroître le sentiment d’« injustice » : les autochtones y voient « une nouvelle conquête » [7] qui va les spolier du peu qu’il leur reste. Dans le meilleur des cas, les habitant.e.s de l’isthme seront forcé.e.s de travailler comme journaliers dans les parcs éoliens, ce qui est vu comme une humiliation ; les postes de cadres sont en effet toujours occupés par des ressortissant.e.s du même pays que l’entreprise. D’autant que les offres d’emploi découlant du secteur éolien sont rares, puisque seuls quelques technicien.ne.s de maintenance sont nécessaires une fois les éoliennes construites. Pour paraphraser un habitant de Santa María Xadani [8], lui et ses semblables ont tout juste le droit d’éliminer les cadavres des oiseaux et des chauves-souris qui s’écrasent contre les éoliennes la nuit.

Des organisations sociales et écologiques, les médias et les universitaires reprochent aux gouvernements fédéral et fédérés de développer la technologie éolienne au Mexique sans égard pour les communautés concernées par l’installation des parcs. Au contraire : les autorités ont mis des bâtons dans les roues de projets énergétiques alternatifs, tel qu’un projet de parc éolien communautaire à Ixtepec, porté par la fondation Yansa (Thomas, 2015).

À qui profite… ?

L’usage qui est fait de l’énergie produite est une autre pomme de discorde, étant donné qu’elle est vendue à des compagnies privées. En d’autres termes, ceux qui bénéficient de ces parcs éoliens sont ceux qui détiennent le capital, à savoir les multinationales, tandis que les classes populaires continuent de payer une fortune pour un service produit sur leurs terres. Certaines communautés de l’isthme n’ont même pas accès à l’électricité (Cruz, 2017). Les indigènes défavorisé.e.s sont finalement perçu.e.s comme une menace pour les intérêts de l’État et des grandes entreprises désireux d’exploiter jusqu’à plus soif les ressources naturelles de la région, au détriment des habitant.e.s dont l’opposition devient un obstacle source de conflits. Il serait intéressant de se demander si l’opposition serait aussi virulente si l’énergie était gratuite dans l’isthme.

En mars 2016, la municipalité de Juchitán de Zaragoza s’est vu couper l’électricité à cause d’une dette de 4,7 millions de pesos ; or, ironie du sort, c’est cette même municipalité qui produit la majeure partie de l’énergie du pays, ce qui montre l’ampleur des inégalités (Chacha, 2016). De même, des manifestant.e.s ont battu le pavé en août 2017 car on apprenait, deux mois plus tôt, que la présidente de la municipalité, Gloria Sánchez, avait signé un accord avec le gouverneur de l’État pour octroyer une exemption d’impôts aux compagnies éoliennes (Matias, 2017), de l’argent qui aurait pu être mis au profit des habitant.e.s.

Conclusion

Des stratégies de résistance ont été développées en réaction à ces quatre problématiques, de manière à répondre au problème depuis la perspective des communautés indigènes, en créant des espaces autonomes leur permettant de s’autogérer ou de se mobiliser contre ce qu’elles voient comme une injustice. Ces stratégies sont diverses et vont de la création de stations de radio communautaires, qui diffusent les informations essentielles et facilitent la communication, à des stratégies juridiques conçues avec l’aide d’organisations de la société civile telles que le Centro de Derechos Humanos Tepeyac (« Centre Tepeyac des droits humains »). Ce faisant, les autochtones ont, entre 2012 et 2013, pu faire annuler quelque 200 contrats de bail signés par des fermiers et fermières qui louaient leurs terres pour que des éoliennes y soient installées [9]. De même, un recours a été déposé en juillet dernier dans la ville de Salina Cruz, dans l’Oaxaca, par le comité pour la défense des terres et du territoire fondé par des habitants de la ville d’Unión Hidalgo (située dans le plus important « corridor éolien » de la région), par mesure de précaution en prévision de l’arrivée de nouveaux parcs éoliens et de l’agrandissement des deux parcs actuels. Il y a peu, le gouvernement de l’État a annoncé l’arrivée du projet Gunna Sicarú porté par la société EDF, et l’agrandissement des parcs éoliens Bii Hioxo et Oaxaca Mexican wind farms dans la même ville. Les habitant.e.s (notamment les femmes) s’y sont opposé, estimant n’avoir aucunement bénéficié des parcs déjà implantés, d’autant qu’ils et elles n’avaient pas été consulté.e.s au titre de la Convention n° 169 de l’OIT (Manzo, 2017).

Dans le même temps, des autochtones et des associations locales ont organisé des manifestations, des rassemblements et des sit-ins à des endroits stratégiques, parvenant à entraver l’accès aux parcs éoliens et, ainsi, à enrayer la production d’énergie. La résistance est devenue, pour les peuples indigènes, un moyen de se revaloriser et de s’affirmer en tant qu’acteurs et actrices incontournables de la région, et s’est traduite par la création de réseaux de solidarité et de partage. En conclusion, les indigènes fondent dans une large mesure leur opposition sur leur identité qui, si elle venait à changer, modifierait probablement les stratégies d’opposition et de résistance.

Notes

[1Ces données proviennent des archives de différents journaux mexicains et de leurs éditions en ligne. Le site web de l’Asociación Mexicana de Energía Eólica (« Association mexicaine de l’énergie éolienne », www.amdee.org) contient des informations supplémentaires et répertorie 27 parcs en service, sans tenir compte des parcs suspendus, en cours de construction ou au stade de la planification. Les parcs suspendus sont ceux d’Igúu et d’Eólica del Sur (auparavant baptisé Mareña Renovables). Le parc au stade de la planification est celui de Sunna Sicarú.

[2Communautés indigènes vivant dans l’État d’Oaxaca

[3Mestizo désigne les communautés issues du métissage entre indigènes et Espagnol.e.s.

[4Le terme ejido désigne un régime foncier paysan communal, et remonte à la révolution mexicaine de 1910-1917

[5Entretien avec un habitant de Tehuantepec, Oaxaca. 26 septembre 2014

[6J’ai pu vérifier ces informations sur le terrain, où j’ai eu accès à une copie du contrat de bail pour le parc d’Igúu.

[7Entretien avec un habitant de Santa María Xadani. Avril 2015

[8Entretien avec un habitant de Santa María Xadani. Septembre 2014

[9Entretien avec un habitant de Tehuantepec. Septembre 2014

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Références

  • Bastian, Á. (2011). Desde el sur organizado : mujeres nahuas del sur de Veracruz. Mexique : UAM.
  • Beuchat, H. (1918). Manual de arqueología Americana. Espagne : Jorro Editor.
  • Brave, H. Y. H. M. et DeBruyn, L. (1998). American Indian and Alaska Native Mental Health Research. The American Indian Holocaust : Healing Historical Unresolved Grief, n° 2 (Vol. 8). pp. 60-82.
  • Chaca, R. (20 octobre 2016). CFE deja sin luz a palacio de gobierno de Juchitán. El Universal.
  • Cruz, E. (3 avril 2017). Viven sin luz 2% de los istmeños. Matutinazo.
  • El Sur. (9 juin 2013). Guidxizá, una mirada a nuestros pueblos. El Sur.
  • Jiménez, H. (16 juillet 2017). Va Oaxaca por su propio canal de Panamá. El Universal.
  • Manzo, D. (21 août 2017). Mujeres de Unión Hidalgo contra eólicas. La Jornada.
  • Matías, P. (23 août 2017). “Si el pueblo paga ¡eólicas también !”, claman zapotecos ante Congreso de Oaxaca. Proceso.
  • Moore, B. (1996). La injusticia : bases sociales de la obediencia y la rebelión. Mexique : UNAM.
  • OIT (1989). Convention n° 169 de l’OIT. Suisse : OIT.
  • PRODESC. (2014). Comunicado reporte de la misión de observación en Juchitán, Oaxaca. Mexique : PRODESC.
  • Thomas, L. (11 octobre 2015). Avanza proyecto de parque eólico comunitario en Ixtepec. El Universal.

Traduit de l’anglais vers le français par Adrien Gauthier