Spoliation et résistance en Inde et au Mexique

« Sois patriote, donne-moi tes terres » : armée, accaparement de terres et spoliation dans l’Arunachal Pradesh, Inde

, par CHAKRAVARTTY Anupam

Sojee Meyor, 46 ans, habite dans le village de Namti, sur les rives de la rivière Lohit, dans le district d’Anjaw de l’État d’Arunachal Pradesh. La simple mention de la guerre sino-indienne de 1962 suffit, pour diverses raisons, à le mettre à l’aise. Sojee n’était pas né quand son défunt père, K-ring Meyor, s’est lancé dans un long face-à-face avec l’armée indienne, qui promettait de lui verser un loyer confortable en échange de l’implantation d’un camp militaire sur son terrain, en amont de la guerre de 1962. Voilà plus de 55 ans que le conflit est terminé, et pourtant, des milliers de personnes vivant dans l’État frontalier d’Arunachal Pradesh n’ont toujours reçu aucune indemnisation.

Les terrains agricoles sont rares dans le district d’Anjaw, et dans l’Arunachal Pradesh en général, où les forêts recouvrent plus de 70 % de la superficie du territoire. Une soixantaine d’ares constitue déjà une surface honorable pouvant subvenir aux besoins de plusieurs familles. C’est pour un tel terrain que le père de Sojee, K-ring Meyor, s’est battu toute sa vie. Sojee dit n’avoir rien hérité d’autre de son père. En 1963, K-ring Meyor a contacté un haut responsable de l’armée indienne pour qu’elle l’indemnise, mais en vain. Pire encore, le camp militaire n’a cessé de s’agrandir. Dans les années 1990, après la mort de K-ring Meyor, la croissance démographique à Walong et dans les villages environnants s’est traduite par une pression foncière accrue.

En 2007, le gouvernement de l’Arunachal Pradesh publie un avis préliminaire au titre de la Land Acquisition Act 1894 (« Loi de 1894 sur l’acquisition des terre »), afin d’acquérir des terres à des fins militaires à Walong et dans les environs de Kibithu. Sojee s’en félicite, pensant que le gouvernement va rétrospectivement formaliser l’accaparement des terres, et donc indemniser Sojee et sa famille. « Mais la situation a rapidement évolué. Dès que la nouvelle de l’avis s’est répandue, des tas de gens ont affirmé que tel ou tel terrain occupé par l’armée leur appartenait, il y a eu beaucoup de conflits de propriété », raconte Sojee. En 2010, il découvre que la parcelle qu’il a héritée de son père est aussi revendiquée par la communauté Mishmi. « Jusque-là, les Mishmis et les Meyors coexistaient pacifiquement, mais des conflits sont apparus entre les membres des deux communautés dès que ces questions de terres sont devenues officielles. Malheureusement, nos terrains ont déclenché une véritable controverse », déplore Sojee.

Une longue attente accentuée par l’isolement géographique

En 2012, Sojee n’a d’autre choix que d’écrire au président de l’Inde alors en exercice, Pranab Mukherjee. Le bureau du président mandate le ministère de la Défense pour qu’il se penche sur la question. En décembre 2012, Sojee reçoit une lettre dans laquelle l’armée admet officiellement, 50 ans après la guerre sino-indienne, qu’elle a effectivement occupé les terres des Meyor. Elle affirme posséder 757 hectares de terrains dans les régions de Walong et Kibuthu. Sojee attend deux ans que le comité formé par le commissaire adjoint règle la question ; en 2014, voyant qu’aucune solution ne se profile, il se présente devant la Haute cour de Guwahati, à 800 kilomètres de là. Sojee a récolté des fonds auprès de ses proches et des membres de la communauté Meyor, qui souhaitent aussi régler leurs différends avec le clan Mishmi, et a recruté toute une équipe d’avocats. Il se rend un nombre incalculable de fois dans la ville de Guwahati, empruntant certaines des routes les plus périlleuses au monde y compris pendant les moussons destructrices.
Par ailleurs, une grande partie des terres de Sojee devient impropre à l’agriculture car la Border Roads Organization, une branche du ministère de la Défense chargée de la construction des routes dans les régions frontalières et de l’agrandissement du réseau routier dans l’État, y ouvre une vaste carrière dont elle extrait des pierres. Et pour couronner le tout, une tour de BNSL (une entreprise de télécommunications) domine sa parcelle. Au bout de deux ans, le tribunal rend son verdict : dans son arrêt, il ne considère même pas Sojee comme le propriétaire des terres et ordonne la création d’un comité dans les six mois à compter de l’arrêt, afin de statuer sur le litige qui oppose les Mishmis et les Meyors. Ce litige est toujours en cours d’instruction.

Techniquement, le tribunal a raison : Sojee ne possède aucun document attestant sa propriété, à l’instar de tant d’autres tribus de cet État frontalier de l’Inde. Contrairement à d’autres États au relief accidenté, il n’existe aucun régime foncier formel dans l’Arunachal Pradesh. Les habitant.e.s y possèdent des droits traditionnels sur les terres, qui portent sur le jhuming (une forme de rotation des cultures basée sur la technique du brûlis), la chasse, la pêche ou la collecte des produits de la forêt. Ce n’est qu’en 1988 que le gouvernement a réformé le régime foncier et délivré pour la première fois des certificats de possession des terres, aussi Sojee et d’autres personnes dont les terres étaient occupées par l’armée n’ont pu en bénéficier.

Sojee n’a d’autre document attestant sa propriété sur ces terres que la lettre délivrée en 2012 par le ministère de la Défense. L’avis préliminaire publié en 2007 par le gouvernement de l’Arunachal Pradesh, censé officialiser l’acquisition, pour l’armée indienne, des terres qu’elle occupait déjà, ne lui a guère plus été utile. L’avis d’acquisition a perdu tout intérêt du fait que le terrain est revendiqué par deux communautés.

Acquérir à tout prix

Tandis que l’indemnisation des terres occupées par les bataillions de l’armée indienne se fait attendre, ce n’est qu’en septembre 2017 que 1,58 milliard de roupies sont débloquées par le ministère de la Défense pour payer des terres acquises lors de la guerre sino-indienne de 1962 [1]. Toutefois, selon certaines dépêches et divers communiqués du ministère, les cas d’acquisition des terres en cours d’instruction pourraient représenter jusqu’à 30 milliards de roupies. Lors d’une conférence de presse, le ministre de l’Intérieur de l’Union, Kiren Rijuju, qui est d’ailleurs originaire du district du Kameng oriental, dans l’Arunachal Pradesh, déclare : « Bien que l’on puisse considérer les habitant.e.s de l’Arunachal Pradesh comme des Indiens extrêmement patriotes, un certain mécontentement se fait sentir ces derniers temps en raison de la non-indemnisation par l’armée d’énormes parcelles de terres » [2].

Janvier 2018 : ni le gouvernement de l’Arunachal Pradesh, ni celui de l’Union n’ont formulé le moindre plan d’indemnisation. En outre, l’acquisition des terres au profit de l’armée s’est poursuivie jusqu’au début des années 2000, bien des années après la guerre, ce qui complique encore plus les choses.

C’est lors d’un relevé cadastral en 2002, à l’occasion de l’achat de 750 hectares de terres, que les habitant.e.s des villages de Bodaru, Chittangam, Dibanggam, Dinningam, Chepailang, Loilang, Chetangam et Lohitpur, dans le district de Lohit, apprennent que leurs terres ont été acquises trente-deux ans plus tôt, en 1973. Le précurseur de l’État d’Arunachal Pradesh, la North East Frontier Agency, dont le siège se situait à Shillong dans les années 1970, avait décidé d’octroyer le statut de réserve forestière à quelque 21 700 hectares de terres dans le district de Lohit, quand bien même certains des plus vieux villages appartenant aux tribus Mishmi prospéraient dans ces forêts. Quelle n’est pas leur surprise quand Nuney Tayang et 42 autres villageois.es découvrent une équipe d’arpenteurs dans leurs bois ancestraux. On leur dit que l’armée indienne va acquérir leurs terres sur lesquelles se trouvent leurs orangers et leurs rizières, afin d’y établir un camp stratégique.
Certains des villages protestent, entravent l’acquisition de leurs terres par l’armée et obligent les autorités locales à admettre qu’elles ont parfaitement ignoré les centaines de villageois.es. Tayang, l’un des rares avocats instruits du village de Bodaru, rencontre de hauts responsables politiques dans la capitale de l’État, Itanagar, qui lui répondent qu’il est trop tard pour s’opposer au processus : l’armée indienne a déjà payé 430 millions de roupies à l’État pour acquérir 248 hectares de leurs terres.

« Nous étions face à un dilemme. Les responsables, à Itanagar, nous ont dit que nous n’étions pas patriotes car on critiquait leur décision. Ça ne nous dérangeait pas de donner nos terres à l’armée, c’est au gouvernement de l’État que nous en voulions parce qu’il nous ignorait et donnait nos terres en catimini à l’armée indienne. Nous avons donc décidé d’aller à la Haute cour de Guwahati en 2008 », raconte Tayang. Au terme d’un contentieux qui dure trois ans et se joue à 700 kilomètres des villages concernés, le gouvernement de l’État se montre incapable d’expliquer au juge la démarcation arbitraire de la réserve forestière, alors que les recensements de 1961 et 1971 faisaient état d’une douzaine de villages sylvestres. Le gouvernement de l’État a remis au juge suprême A. C. Upadhyay un protocole d’entente qui n’a pas arrangé ses affaires, car les anciens des villages dont le ministère des Forêts a obtenu le consentement pour instaurer la réserve ne proviennent même pas de la région. Malgré tout, les villageois.es ont dû renoncer à leurs terres, ce qui, d’après Tayang, a suscité un fort mécontentement de leur part vis-à-vis de la Haute cour de Guwahati.

La Haute cour a annulé la déclaration de réserve forestière de 1973 en rappelant que dans l’Arunachal Pradesh, la propriété foncière est communale, mais a autorisé l’armée indienne à établir son camp stratégique sur 250 hectares de terres. Le juge suprême Upadhyay a ordonné au gouvernement de l’État de verser une indemnisation juste aux personnes délogées au titre de la politique de réadaptation et de réinstallation de l’État d’Arunachal Pradesh. Tayang, qui a passé la majeure partie de sa vie dans son village, réside maintenant à Tezu, le siège du district, où il n’a pas retrouvé la convivialité de son village sylvestre.

Le manque de données rend difficile l’estimation du nombre de personnes délogées de leurs terres par l’armée. Bon nombre de ces personnes déménagent dans des villes telles que Pasighat ou Tezu, et y travaillent sur les chantiers ou en tant que journaliers. Les parcelles restantes étant proches de la frontière Inde-Myanmar-Chine, une plaque tournante du trafic de stupéfiants, leurs propriétaires se sont tourné.e.s vers la culture et le trafic du pavot. La dépendance à l’opium est élevée dans la région. En 2009, un rapport de la commission sur les problèmes dans les zones frontalières du Nord-Est de l’Inde, créée par le ministère des Finances, signalait une explosion de la vente d’opium dans les districts d’Anjaw et de Lohit. Selon le rapport, des parcelles de 20 ares à 1,5 hectare y produisent de 50 grammes à 2,5 kg d’opium, qui se retrouve ensuite sur les marchés internationaux.

Un barrage ou l’armée

Dans d’autres districts frontaliers avec la Chine, comme celui de Tawang, où la communauté Monpa oppose une résistance grandissante à la construction de barrages hydroélectriques, les transferts de terres en faveur de l’armée sont vus comme une option intéressante, quand bien même un quart du district appartient déjà aux soldats. « Qu’est-ce que vous préférez, un barrage ou un camp militaire ? » demande Sonam Tsering, 24 ans et originaire de Tawang. Il milite auprès de la Save Mon Region Federation (SMRF), une organisation créée pour sensibiliser les autochtones aux projets de centrales hydroélectriques dans la région. De nombreux jeunes évitent de prendre part au débat sur les transferts de terres à l’armée, de peur que leurs réticences ne soient vues comme un manque de patriotisme. Sur les 153 projets de méga-barrages prévus dans l’Arunachal Pradesh, qui pour certains menaceront directement des sites culturels et sacrés pour les Monpas, 11 concerneront probablement Tawang.

Pour Lama Lobsang Gyatso, un moine qui milite avec la SMRF contre les barrages hydroélectriques, la communauté Monpa, qui dépend fortement du pastoralisme, s’est paupérisée au fil des expropriations. « Nous avons perdu de nombreux pâturages à l’issue de la guerre sino-indienne de 1962. Nous sommes de vrais patriotes, donc nous ne nous plaignons pas que nos terres soient données aux soldats. Mais à présent, ce sont les barrages qui nous prennent nos terres en bordure des rivières. Nous n’avons aucun avenir si de tels projets se concrétisent », craint-il.

Conclusion

L’Arunachal Pradesh, la frontière la plus orientale de l’Inde, a chèrement payé sa situation géographique, qui en a fait un champ de bataille avec la Chine. Les communautés locales ne sont pas indemnisées en échange des terres qui leur sont prises au nom de la sécurité nationale et du développement. Dès son arrivée au pouvoir en 2014, le gouvernement mené par le parti Bharatiya Janata s’est attelé à la question de l’acquisition des terres dans les régions frontalières du pays. La même année, le ministère de l’Environnement, des forêts et du changement climatique a édulcoré les obligations socio-écologiques relatives aux projets militaires en exemptant totalement de telles considérations ceux mis en œuvre à moins de 100 kilomètres d’une frontière internationale. Les terres et les moyens de subsistance de plusieurs communautés dont les Meyors, les Mishmis et les Monpas, qui vivent près des frontières, se trouvent ainsi menacés ; seule une poignée d’organisations tente d’améliorer leur situation. Dans un contexte de développement effréné des infrastructures et d’investissements économiques en plein essor dans l’État, les communautés autochtones se retrouvent prises en étau, entre d’un côté les barrages et, de l’autre, les impératifs de la nation, ce qui les rend encore plus vulnérables face à l’implacable modèle de développement hégémonique.