La plupart des projets de construction de routes paraissent anodins, et sont souvent souhaitables. Pourtant, à y regarder de plus près, le projet d’autoroute Mumbai-Vadodara incarne parfaitement la violence inhérente aux rouages complexes du capitalisme moderne. Cette autoroute, qui doit sectionner des paysages verdoyants, menace de bouleverser le rapport traditionnel à la terre et les activités professionnelles des communautés rurales, agraires, tribales et pastorales, dans l’unique but de satisfaire les exigences du capitalisme néolibéral mondial.
Cette autoroute payante à six voies de 360 kilomètres de long reliera les pôles économiques que sont Vadodara, dans l’État du Gujarat, et Mumbai, dans l’État du Maharashtra, dans l’Ouest de l’Inde. La National Highways Authority of India (« Agence des routes nationales d’Inde ») prévoit d’affecter 440 milliards de roupies (5,5 milliards d’euros) à sa construction par le biais d’un PPP (partenariat public-privé), sur la base d’un régime de « conception, construction, financement, exploitation » (CCFE). En d’autres termes, l’autoroute sera construite avec l’argent des contribuables, qui servira à payer un entrepreneur privé, lequel exploitera ensuite les infrastructures et en récoltera les bénéfices.
Les communautés agraires, pastorales et sylvicoles dont les terres seront coupées par l’autoroute sont frappées de plein fouet par une multitude de projets d’infrastructures urbaines de ce type. D’autres projets sont en effet prévus dans la même région, et vont totalement chambouler le quotidien de ces communautés : une ligne de chemin de fer Ahmedabad-Mumbai, une route nationale à six voies, une « route tribale », un corridor de fret dédié et le très médiatisé train à grande vitesse.
Cette abondance de projets s’explique par le fait que les institutions financières internationales, qui contrôlent le flux des finances, ont décidé de ne prêter que pour les « infrastructures » réduisant la distance qui sépare les gisements de matières premières, les sites de fabrication industrielle et les grands marchés de consommation. Les profits de demain sont fonction de la réduction de la « distance économique » par le biais de routes, de ports et de chemins de fer optimisés (Banque mondiale, 2009). La priorité est donc donnée à la création d’un réseau mondial de corridors d’infrastructures interconnectés, de pôles logistiques et de villes nouvelles dans le but d’accélérer la circulation des marchandises entre les sites d’extraction des ressources, de production et de consommation (Hildyard, 2016)
Outre les « infrastructures de transport », d’autres projets aux implications écologiques graves sont envisagés ou en chantier dans les régions proches du golfe de Khambhat, dans le Gujarat : projet du barrage de Kalpasar, port de Dholera, centrale nucléaire de Bhavnagar, barrage sur la Narmada à Bhadbhoot, complexe industriel pétrochimique…
Le projet et ses conséquences
Au cours de la première phase de construction, 3 445 hectares de terrain seront acquis ; 90 % de ces terres sont des polycultures irriguées et fertiles ou des terres qui y sont liées (3 125 ha), et qui produisent du sucre de canne, du riz, des bananes, du safran ou encore des mangues (EIE, 2015). Au total, 221 villages prospères répartis dans 8 districts du Gujarat seront directement touchés (EIE, 2015). Les terres acquises seront à la fois des terres privées appartenant à des petits et moyens exploitants, et des terres communales. La surface des terres réquisitionnées sera 8 à 9 fois supérieure à la surface annoncée en raison du reboisement compensatoire. Le détail des terres concernées n’a pas été publié (Khedut Samaj, 2015).
Selon le recensement de 2011, plus de 28 millions de personnes vivent dans la région. Ces six dernières années, ces régions ont toutes enregistré une croissance de 20 à 50 % de la densité de population. Les nouvelles données démographiques n’ont pas été consultées lors de la préparation du projet. Les communautés indigènes représentent plus de 50 % de l’ensemble de la population dans certains districts, tels que ceux de Valsad et Raigarh (EIE, 2015).
Le projet d’autoroute va altérer de manière irréversible la géographie de la région. Les chemins traditionnels empruntés par les communautés seront bloqués : elles vont devoir emprunter des déviations plus longues pour parvenir à leur destination ou conduire un véhicule sur la nouvelle route, ce qui représentera un fardeau économique indésirable jusqu’à la fin de leurs jours et pour les générations suivantes. L’autoroute perturbera également le bétail, les animaux sauvages et les insectes, qui sont essentiels pour l’élevage (Khedut Samaj, 2015). Au total, l’autoroute va désorganiser 96 403 hectares de surfaces boisées. Elle traversera la zone écologique sensible de Dahanu Taluka, dans le Maharashtra, et frôlera (à moins de 10 km) le sanctuaire faunique de Dadra et Nagar Haveli, ce qu’interdit par ailleurs la loi.
L’étude d’impact environnemental (EIE, réalisée par un consultant privé au nom de la NHAI) indique que 30 786 arbres (sans compter les plantes) seront abattus, dont des plantations de manguiers, de groseilliers à maquereau et d’anacardiers et d’autres essences de précieux feuillus à bois dur. Néanmoins, le rapport omet d’évoquer de nombreux autres impacts écologiques. Même le nombre d’arbres est discutable. L’étude d’impact ne fait aucune mention des ghâts occidentaux, un site inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO qui est susceptible d’être altéré par l’autoroute.
Dans le Maharashtra, 95 hectares de forêt vierge vont disparaître entre Vasai (district de Thane) et Palgarh (district de Talasari), ainsi que 50 à 70 villages dans la foulée. Le projet va endommager les mangroves aux abords de Mumbai, une région dont les surfaces boisées reculent à un rythme alarmant. La NHAI se justifie en invoquant des contraintes géométriques (Mid-day, 2017). L’autoroute traversera également les bassins versants de la Narmada, de la Tapti et de la Daman Ganga, ce qui altèrera les caractéristiques de l’écoulement naturel et provoquera des inondations ou créera des zones inondables à l’Est du projet, nuisant ainsi de façon chronique et irréversible à l’écologie, aux populations, à l’agriculture, à la faune et à la flore (Khedut Samaj, 2015). La Daman Ganga est aussi l’un des cours d’eau les plus pollués d’Inde.
Le projet d’autoroute nuira directement à la production agricole (cultures vivrières et commerciales) mais aussi aux centaines de coopératives de la région, qui emploient des milliers d’autochtones. L’autoroute portera atteinte à des villages célèbres pour leur production laitière, qui ont joué un rôle fondamental dans la « Révolution blanche ». Le bétail est sans nul doute l’un des moyens de subsistance les plus importants de la région. La disparition de pâturages communaux, qui seront acquis par le projet sans que les communautés ne soient indemnisées, mettra aussi en péril les moyens de subsistance de la société pastorale (Khedut Samaj, 2015).
Le projet d’autoroute sera à l’origine de gaz nocifs et polluants lors des phases de préparation, de construction et d’exploitation en raison de la circulation de véhicules, ce qui perturbera la fertilité des sols environnants (ibid.).
Des lois bafouées
Le gouvernement central de l’Inde et les gouvernements fédérés renient ouvertement leurs responsabilités sociales et environnementales en détournant les lois pour satisfaire des intérêts financiers. En 2013, le Forest Department (ministère des forêts) a donné son accord à l’affectation de terres boisées à des projets linéaires, comme des routes, sans même demander l’aval (pourtant obligatoire) d’organes locaux tels que les Gram Sabhas, comme l’y oblige la Forest (Conservation) Act 1980 (« Loi de 1980 sur la conservation des forêts ». [1]
En 2016, bien qu’ayant lui-même suggéré de construire un couloir surélevé sur toute la longueur du projet, eu égard à la difficulté d’acquérir les terres et à une hausse des coûts induite par la nouvelle loi foncière, la Fair Compensation and Transparency in Land Acquisition, Rehabilitation and Resettlement Act 2013 (« Loi de 2013 sur le droit à une indemnisation équitable et à la transparence en cas d’acquisition de terres, de réadaptation et de réinstallation ») [2], et bien qu’ayant suspendu l’acquisition de terres, le ministère du Transport routier et des routes a réévalué le précédent projet de Route nationale Vadodara-Mumbai pour lui donner le statut d’autoroute (Business Standard, 2016).
En 2012, le ministère de l’Environnement et des Forêts a exempté les projets routiers avec exploitation des sols ou de la terre dans les « zones à emprunt », c’est-à-dire les surfaces appartenant à des agriculteurs et agricultrices situées le long des projets routiers, de l’obtention d’autorisations environnementales spécifiques [3]. D’autres projets, tel que le Corridor industriel Delhi-Mumbai, qui menacent de détruire de gigantesques surfaces agricoles, ont également reçu le soutien tacite de l’État sous forme de lois (par exemple la Special Investment Region Act 2009 (« Loi de 2009 sur les régions à investissements spéciaux »)) ou de modifications de la Loi de 2013 sur le droit à une indemnisation équitable et à la transparence en cas d’acquisition de terres, de réadaptation et de réinstallation, comme le projet de loi foncière de 2015 et la modification des règles d’acquisition de terres par l’État (Neogi, 2017).
Résistance
En mai 2012, quelque 12 000 agriculteurs et agricultrices et autres personnes touchées ont exprimé leur opposition à l’acquisition de terres dans le cadre du processus de consultation relatif à l’acquisition de terres, dans le district de Navsari (Khedut Samaj, 2015). Au même moment, l’étude d’impact environnemental, qui définit le seuil maximal des dégâts écologiques et sociaux autorisés pour un projet de développement, rapportait l’adhésion des communautés locales sur la base de seulement 17 réunions de consultation dans le Gujarat, avec une moyenne de 10 participants par réunion ; autrement dit, seules 1 à 2 personnes par village ont été consultées (Khedut Samaj, 2014). Le ministère de l’Environnement, des forêts et du changement climatique n’a diligenté aucune étude d’impact environnemental cumulatif pour la région, alors que les représentants des populations locales l’y avaient invité à maintes reprises par le biais de déclarations, de communiqués et de manifestations.
Aucun programme de réadaptation et de réinstallation (R&R) n’a été préparé ou publié. Les personnes qui devraient être touchées par ce projet n’ont toujours pas été identifiées ou sondées. Le budget de R&R défini pour la phase I du projet de corridor VME est de 33 milliards de roupies (418 millions d’euros), ce qui comprend le coût des terres, les frais de remplacement des édifices religieux et communaux et l’aide à la R&R pour les personnes touchées. La R&R représente moins de 7 % du budget total de l’autoroute.
Diverses organisations populaires, dont Khedut Samaj, ont exprimé leur désaccord à ce sujet lors de toutes les consultations publiques environnementales organisées en 2014 dans plusieurs districts, et ont dénoncé ce qu’elles qualifient d’infractions à l’Environmental Protection Act 1986 (« Loi de 1986 sur la protection de l’environnement ») et à l’Avis d’étude d’impact environnemental de 2006 (PSS, 2014).
En 2016, des villageois de Kebada (district de Navsari, Gujarat) ont tenté de juguler le processus d’arpentage lancé sans leur consentement par des responsables de la NHAI. Ces derniers ont poursuivi leur entreprise d’arpentage à grand renfort de policiers. Trente-cinq personnes ont été arrêtées, dont 26 femmes (Indian Express, 2016).
Les organisations de la société civile, comme Adivasi Ekta Parishad, craignent que les tribus autochtones originelles ne soient chassées après avoir perdu leurs terres et leurs moyens de subsistance à la faveur des routes, de l’industrie et d’autres infrastructures urbaines (Counterview, 2017).
Dans le Gujarat, les campagnes et manifestations non-violentes contre les délogements sont souvent réprimées brutalement par la police. Les rassemblements et les marches démocratiques sont interdits par l’administration, afin de dissuader toute résistance politique. Chaque année, lors du Vibrant Gujarat Summit (un grand raout qui rassemble les gouvernements fédéral et du Gujarat, des institutions financières internationales, des investisseurs privés et des industriels, souvent au détriment des classes défavorisées), des responsables politiques sont placés en détention préventive et la ville est mise sous haute surveillance policière, afin d’empêcher les opposant.e.s des communautés rurales, agraires, pastorales ou tribales de se rendre sur le site du rassemblement (Chakravartty, 2015). Dans une lettre ouverte adressée au premier ministre japonais Shinzo Abe, le président de Khedut Samaj Gujarat, Jayesh Patel, a dénoncé ce qu’il qualifie de violations des droits humains à l’occasion de la visite d’Abe en Inde, le jour de l’anniversaire du premier ministre indien Narendra Modi ; le chef de l’exécutif japonais venait inaugurer de nombreux projets, dont le barrage de Sardar Sarovar et le train à grande vitesse, très controversés (Counterview, 2017).
Conclusion
Le modèle de développement tant vanté du Gujarat repose sur un ensemble de violations. Désireux de plaire aux investisseurs, le gouvernement leur fait miroiter un processus sans le moindre accroc, tandis que la voix de l’opposition à ces projets privés soutenus par le gouvernement est reléguée à l’arrière-plan par l’imparable collusion entre politiciens, administration, police, dirigeants locaux et médias. Toutefois, c’est de l’existence même des peuples dont les terres sont menacées par ces projets qu’il est question. Le 9 août 2017, malgré les pressions, les intimidations et l’impossibilité pratique d’organiser des individus disséminés dans les forêts et les villages, plus de 100 000 personnes issues des communautés agricoles, pastorales et tribales et du monde de la pêche se sont rassemblées à Talasari (Palgarh, Maharashtra), à l’occasion de l’August Kranti Day, afin de manifester contre ces divers projets (corridor industriel Delhi-Mumbai, train à grande vitesse, autoroute, centrales nucléaires et barrages).
Les défenseurs de l’environnement ont décidé de saisir le National Green Tribunal pour contester les consultations publiques frauduleuses, et la Haute cour du Gujarat pour contester les acquisitions de terres forcées basées sur une procédure d’utilité publique. Les dossiers sont en cours d’examen, et les tribunaux ont d’ores et déjà suspendu les autorisations de destruction de l’environnement (TNN, 2016). Le gouvernement est bien décidé à poursuivre sa politique d’« infrastructures de développement » en faisant fi des risques sociaux et environnementaux (TNN, 2017). Des centaines de milliers de personnes craignent pour leur avenir, qui s’annonce incertain.
Traduit de l’anglais vers le français par Adrien Gauthier.