Spoliation et résistance en Inde et au Mexique

Les mouvements anti-spoliation en Inde et au Mexique

, par BASTIAN DUARTE Angela Ixkic, JAIRATH Vasundhara

Dans cet article, nous allons nous intéresser aux particularités des mouvements sociaux anti-spoliation de l’Inde et du Mexique contemporains, avec en toile de fond ces deux termes en apparence contradictoire : le développement et la spoliation. Le terme de « déplacement induit par le développement » renvoie à la relation intime qui unit ce que l’on qualifie de « développement » et les processus de délogement et de spoliation des terres, souvent (mais pas toujours) dans les zones rurales. Les mouvements militants qui s’opposent à cette vision du développement et défendent les droits des peuples sur leurs terres sont souvent vus et considérés comme « anti-développement », en oubliant de préciser que ce « développement » s’inscrit dans une économie politique particulière. Nous allons voir quelles sont les grandes problématiques que soulèvent, à travers leurs critiques et leurs discours, les mouvements anti-spoliation de deux pays du Sud si différents mais, quelque part, si proches dans leur structure.

Problématiques-clés

L’un des principaux thèmes liés à la spoliation est la question des terres. Plus que toute autre ressource, la terre est l’élément indispensable à n’importe quel projet de développement, qu’il s’agisse d’une mine, d’un parc éolien ou photovoltaïque, de l’élargissement d’une route ou d’une autoroute, de la construction d’un corridor industriel, d’une centrale hydroélectrique ou thermique, ou d’une usine de manufacture. Étant donné la faible densité de population dans les zones rurales et la relative petitesse des bâtiments, c’est là que l’on trouve la plupart des mégaprojets de développement, qui nécessitent d’énormes parcelles et dont l’impact dépasse souvent les limites exactes du projet. De plus, c’est dans les régions rurales que sont concentrées les ressources convoitées par les industries extractivistes, dont l’objectif est l’exploitation de ressources naturelles stratégiques comme les minerais, l’eau ou les combustibles fossiles. Voilà pourquoi ces mouvements de résistance sont avant tout menés par les communautés paysannes et indigènes, rurales et agraires. Il existe aussi des mouvements de lutte contre la spoliation et les déplacements dans les zones urbaines et périurbaines, lorsqu’il est par exemple question de raser un bidonville. Toutefois, les principaux et principales concerné.e.s restent les petit.e.s exploitant.e.s agricoles, les paysan.ne.s, les communautés agraires, les indigènes, les Adivasis  [1] et les tribus.

Les mouvements anti-spoliation soulèvent, à travers le prisme des terres, les problématiques essentielles de l’autonomie, de l’auto-détermination et de la défense des terres et des territoires, et exigent la reconnaissance de leurs modes de vie, cultures et visions du monde singuliers fondés sur la ruralité et les paysages agraires. En intégrant ces éléments cruciaux au combat politique contre la spoliation, ces mouvements cherchent à remettre en question qui détermine ou définit le « développement », et le concept plus large de « progrès ». La question de l’auto-détermination s’inscrit dans le droit fil de la contestation, par certains pans de la population jusqu’alors marginalisés et maintenus à l’écart de ce processus, du monopole de la désignation, formulation et définition de la notion de développement. Ces mouvements remettent notamment en cause l’idée que le développement doive prendre la forme de projets de grande envergure, quitte à sacrifier, autrement dit à déplacer certaines tranches de la population. Ces projets sont portés par de gros capitaux privés dans une volonté d’engranger des profits, sans le moindre égard pour les écosystèmes et les moyens de subsistance des communautés marginalisées, qui deviennent alors encore plus vulnérables face à une économie mondiale dirigée par de grands acteurs privés. Les mouvements anti-spoliation épinglent aussi les répercussions sur la santé des populations locales, sur les conditions de production et de travail et les menaces qui pèsent sur la pérennité des cultures locales, dans un contexte où des paysages particuliers sont détruits ou fondamentalement altérés pour créer des espaces urbanisés et industrialisés de plus en plus homogènes.

Les formes d’organisation

Les mouvements sociaux de la fin du XXe et du début du XXIe siècle se caractérisent par l’organisation des communautés et des personnes en associations, réseaux et alliances locaux axés sur une problématique précise. Si l’on prend par exemple les mouvements anti-spoliation au Mexique, nous avons la Red Mexicana de Afectados por la Minería (« Réseau mexicain des victimes de l’exploitation minière »), le Movimiento Mexicano de Afectados por las Presas y en Defensa de los Ríos (« Mouvement mexicain des victimes des barrages et pour la défense des fleuves »), ou encore des campagnes plus larges comme la Campaña Nacional de Defensa de la Madre Tierra (« Campagne nationale de défense de la Mère-Terre ») et l’Asamblea Nacional de Afectados Ambientales (« Assemblée nationale des victimes écologiques »), qui possèdent des antennes locales. L’Inde compte aussi de grandes organisations, dont la National Alliance of People’s Movements (« Alliance nationale des mouvements populaires ») et Jan Sangharsh Samanvay Samiti (« Alliance des luttes populaires »), qui œuvrent toutes les deux à rassembler essentiellement des mouvements pour les droits de la terre à travers le pays ; la Campaign for Survival and Dignity (« Campagne pour la survie et la dignité ») et l’All India Union of Forest Working People (« Union panindienne des peuples sylvicoles »), des organisations qui travaillent spécifiquement sur les droits forestiers et la question de la terre dans les régions boisées ; le National Fishworkers’ Forum (« Forum national des pêcheurs et pêcheuses »), qui rassemble les communautés de pêcheurs et de pêcheuses autour des questions de spoliation dans les zones côtières ; ou encore des organisations régionales, comme le Jharkhand Mines Area Coordination Committee (« Comité de coordination de la région des mines de Jharkhand »), qui rassemble des populations victimes de l’exploitation minière dans l’État de Jharkhand, riche en minerais.

Tout au long de l’histoire de l’Inde et du Mexique, les divers mouvements et organisations populaires ont tenté de tisser des liens, mais il s’est avéré difficile de rassembler sous une même bannière des processus différents, des particularités locales et des problématiques distinctes. Au Mexique, le mouvement zapatiste sorti de terre en 1994 a profondément influencé la société civile et l’organisation politique indigène, et a fortement contribué à unir des combats différents. Pensons notamment à la création du Consejo Nacional Indígena (« Conseil indigène national ») en 1996, qui a rallié les communautés indigènes militantes des quatre coins du pays et signé, avec le gouvernement mexicain, les accords de San Andrés sur les droits peuples indigènes au Mexique. Plus récemment, en 2006, La Otra Campaña (« L’autre campagne ») a été lancée dans le but de coaliser un très large éventail de luttes.

S’il est vrai qu’il n’existe pas de mouvements aussi centraux et influents en Inde, certains d’entre eux ont grandement contribué à orienter le débat autour des questions de développement, de déplacement, d’environnement et de pérennité. Le Narmada Bachao Andolan (« Mouvement pour la sauvegarde de la Narmada »), qui a vu le jour dans les années 1980 en réaction au projet de barrage de Sardar Sarovar, sur le fleuve Narmada, n’était ni le premier mouvement anti-barrage du pays, ni le dernier ; il n’a pas réussi à stopper la construction du barrage, qui touche à sa fin. Cependant, il a joué un rôle de premier plan dans l’histoire des mouvements anti-spoliation en Inde, en cela qu’il a politisé le discours sur le développement à travers le pays. Ce mouvement a joué un rôle déterminant dans la création de la Commission mondiale des barrages, qui a défini une procédure obligatoire assortie d’exigences telles que le consentement libre, préalable et éclairé et les études d’impact environnemental, ainsi que la reconnaissance des déplacements de masse occasionnés par les barrages, qui doivent s’accompagner d’accords de réinstallation et de réadaptation juridiquement contraignants. La commission s’est aussi battue pour que ces problématiques soient prises en compte par tout mégaprojet de développement. Malgré l’élargissement des revendications et les tentatives de rapprochement entre les organisations et mouvements populaires de divers types, l’offensive des gouvernements et des États se poursuit ; la lutte pour les terres et les territoires et contre les délogements et la spoliation se déroule maintenant dans un climat toujours plus violent et répressif, où la résistance est de plus en plus criminalisée.

Les stratégies de résistance

Les mouvements sociaux de lutte contre la spoliation qui s’opposent aux projets de « développement » destructeurs ont recours à une large palette de stratégies. Ces stratégies dépendent du tissu social précis de la région concernée, des formes d’organisation qui existent déjà, de la nature des organisations, réseaux et alliances de la société civile, de la capacité de mobilisation et de la visibilité des leaders, des liens avec d’autres régions, de la nature des structures de pouvoir en place et des autorités chargées de l’application de la loi, etc. Ces stratégies peuvent prendre la forme d’actions directes de la part des militant.e.s organisé.e.s et mobilisé.e.s, de recours en justice, ou de campagnes sur les réseaux sociaux. Les organisations locales font souvent appel à des universitaires, des chercheurs et chercheuses, des avocat.e.s, des doctorant.e.s et autres spécialistes qui contribueront à documenter ou à révéler les répercussions potentielles des projets sur le quotidien des habitants de la région. L’essor d’une résistance organisée passe également par des échanges avec les organisations de la société civile, les syndicats ou d’autres mouvements, notamment ceux qui mènent ou ont mené un combat similaire dans leur propre région.

Le droit et les moyens juridiques tiennent une place particulièrement importante dans ce contexte. Le bestiaire des modes d’action est foisonnant et complexe : experts légaux, obtention de mesures de sauvegarde ou de protection, dépôt de plaintes, arrêtés rendus par les tribunaux locaux et fédéraux (comme le National Green Tribunal en Inde) voire internationaux (comme la Cour interaméricaine des droits de l’homme ou le Tribunal latino-américain de l’eau pour le Mexique). Le droit s’est avéré être aussi bien une aide qu’un obstacle pour les mouvements populaires en quête de justice, et reflète les contradictions qui marquent les structures sociales en place. Les mouvements populaires se félicitent des jugements en faveur des droits de ceux qui défendent leurs terres et leur territoire, et en ressortent grandis. Néanmoins, ces stratégies et ces victoires doivent être prises dans le contexte d’une mobilisation populaire plus large, sans laquelle ces recours juridiques seuls seraient impuissants et n’auraient que peu d’impact. En l’absence d’organisations fortes, les méthodes légales seules ne suffisent pas à faire échouer les projets extractivistes. Les processus organisationnels sont au cœur des luttes contre la spoliation, elles en sont le centre névralgique, tandis que les recours juridiques offrent des possibilités supplémentaires aux communautés dans le cadre d’une stratégie plus large.

Les nouveaux sujets sociaux

Les conflits populaires en général se caractérisent par leur nature socialement productive. De nouveaux sujets sociaux naissent de l’acte de participation à ces mouvements ; un acte qui constitue une première pour bien des individus et communautés, qui n’avaient jamais pris part à un tel processus d’organisation et de mobilisation. Des personnes qui n’avaient jusqu’alors jamais participé à un processus décisionnel public se retrouvent fréquemment à jouer un rôle central au sein de ces mouvements, et contribuent activement à les façonner. C’est souvent le cas des femmes qui s’impliquent dans ces divers mouvements : elles s’improvisent chef de file ou porte-parole et endossent des responsabilités qui, culturellement, n’étaient avant cela pas les leurs. On assiste alors à une évolution, pas juste dans le quotidien de telle ou telle femme, mais de l’ensemble des relations de genre qui sculptent une société ou une communauté donnée. De même, il est courant que les jeunes soient submergé.e.s par une vague de prise de conscience, de conscience de soi et de la communauté. Toutes ces transformations se traduisent par la modification irréversible des communautés en lutte, chez qui de nouveaux savoirs contextualisés naissent fréquemment des questions de développement et des problématiques politiques fortes comme l’auto-détermination, c’est-à-dire la prise en main de son propre avenir.

Dans ce contexte, on constate que les communautés en lutte remettent en cause le monopole exercé par les institutions de l’État sur la définition d’une information ou d’un savoir « légitime » ou « juste », que ce soit au sujet de la détermination des besoins et exigences de développement, ou de l’évaluation des impacts. Jusqu’à présent, l’État et les grandes entreprises ont eu la mainmise sur le « scientifique » et le « juridique », mais les communautés changent progressivement la donne en contribuant à la production de connaissances qui démontrent justement le caractère illégal et ascientifique des grands projets qui engendrent délogements et spoliation. En interprétant leur environnement sous un angle scientifique, les communautés continuent ainsi de porter les mêmes combats mais en adoptant des stratégies nouvelles, comme la recherche communautaire  [2].

Conclusion

Les expériences indiennes et mexicaines en matière de lutte contre la spoliation apportent un éclairage sur la diversité des formes de résistance, des stratégies et des nouveaux processus qui en découlent ; un éclairage qui nous permettra de mieux comprendre des processus de résistance similaires dans bien d’autres pays du Sud, même si chaque pays ou région se distingue par son histoire et ses structures sociales particulières. Les mouvements anti-spoliation se caractérisent par divers éléments : multiplication des organisations et mouvements sociaux axés sur une problématique particulière, tentatives (parfois compliquées) de forger des alliances plus larges, stratégies d’action et de résistance variées (actions directes, tribunaux, revendications d’autonomie, d’auto-détermination et de la défense des terres et des territoires). Malgré le climat toujours plus violent et répressif dans lequel ces mouvements évoluent, alimenté par les gouvernements de droite qui gagnent du terrain dans le monde entier, ils contribuent de manière cruciale à façonner un monde nouveau en proposant des systèmes de connaissance critiques contre-hégémoniques.

Traduit de l’anglais vers le français par Adrien Gauthier

Notes

[1Les communautés de l’Inde, à l’exception du Nord-Est du pays, qui sont classées comme Tribus répertoriées par l’État fédéral indien. C’est une catégorie politique, qui rassemble ce que l’on pourrait qualifier de peuples indigènes d’Inde (dans le Nord-Est, le terme « adivasi » désigne une communauté ethnique spécifique).

[2Pour en savoir plus sur les savoirs utilisés comme outils de lutte par les organisations écologistes, voir Duarte (2014).

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Références

Duarte, Ixkic Bastian. (2014). Ciencia, conocimiento y movilización social en el sureste mexicano’. Cescontexto, Desafios aos estudos por-coloniais : As epistemologias Sul-Sul, Debates, Vol. 5, pp. 81-91. Consulté sur : http://www.ces.uc.pt/publicacoes/cescontexto/ficheiros/cescontexto_debates_v.pdf