Le block de Potka [1] se situe à une vingtaine de kilomètres au sud-est de la ville de Jamshedpur, l’un des pôles de la sidérurgie en Inde, dans le district du Purbi Singhbhum, dans l’État de Jharkhand (Est de l’Inde). En 2005, Bhushan Power and Steel Limited a débarqué à Potka Block avec comme projet de construire une aciérie devant produire 2,6 millions de tonnes par an (mtpa ; une capacité depuis portée à 3 mtpa), ainsi qu’une centrale électrique dédiée de 450 MW (désormais 900 MW). Il lui fallait pour cela 1 400 hectares de terre. Le village de Pichli, le premier site envisagé pour ce chantier, s’est opposé au processus d’acquisition des terres dès 2005 en constituant une organisation locale baptisée Khuntkatti Rayat Bhumi Suraksha Samiti (« Comité de défense des terres des Khuntkatti Rayat ») [2]. La société s’est alors intéressée à un autre site, le village de Kalikapur, où un comité de défense des terres (Bhumi Suraksha Samiti) a été formé en 2007, puis au village de Roladih, dont les habitants ont créé le Bhumi Raksha Vahini Kisan Morcha (« Front paysan de défense des terres ») en 2008. L’entreprise a fini par trouver des personnes disposées à vendre leurs terres dans le village de Potka, où siège l’administration du block. Depuis l’acquisition de ces terres, le village de Roladih, distant de seulement 3 km de Potka, est devenu l’une des bases des opposant.e.s au projet.
Dans cet article, j’aborde le processus de formation de l’opposition à l’offensive menée par la société sur les terres, avec le soutien affiché des représentant.e.s de l’État et des institutions. Nous allons notamment voir quels arguments le mouvement brandit pour rejeter cette tentative d’acquisition de terres ; qui formule ces arguments ; et en quoi cela doit influencer notre compréhension des mouvements de lutte contre la spoliation. Cet article s’appuie sur le travail de recherche que j’ai effectué lors de mon doctorat. À cette fin, j’ai passé six mois sur le terrain entre septembre 2011 et avril 2012, pendant lesquels j’ai vécu dans le village de Roladih et collaboré avec l’organisation locale Bhumi Raksha Vahini Kisan Morcha (BRVKM).
Le contexte
Le village de Roladih est situé dans le district de Purbi Singhbhum, dans le sud-est de l’État de Jharkhand. Bien que le Purbi Singhbhum soit le district le plus industrialisé et urbanisé du Jharkhand, la majorité des habitant.e.s travaille encore dans l’agriculture ; le riz est la première culture agricole de la région. À Roladih vivent à la fois des communautés adivasis [3] et non-adivasis. Quatre communautés peuplent le village : les Bhumij, les Santhals, les Patros et les Das. Les deux premières sont des Adivasis, tandis que les deux dernières sont des Hindous de caste ; ces deux groupes relèvent de la catégorie officielle « Autres classes inférieures » (Other Backward Classes, OBC). Les Santhals et Bhumij sont majoritaires et représentent 76 % de la population totale du village. D’autres communautés d’Hindous de caste possèdent des terres à Roladih, mais elles vivent dans les villages voisins de Sarmanda et Bhumbri. Il s’agit essentiellement de Mandals ou de Sunris. Sarmanda et Bhumbri comptent de nombreux Mandals, qui constituent une importante communauté de propriétaires fonciers dans le bloc de Potka.
La campagne d’opposition au projet d’acquisition de terres porté par BPSL avec le soutien de l’État est avant tout menée par des paysan.ne.s adivasis. Pour comprendre comment le mouvement en est venu à prendre cette forme particulière, il faut d’abord s’intéresser aux motivations et au contexte historique et matériel des communautés impliquées dans la résistance. La section suivante passe en revue certaines des revendications principales de l’opposition à l’acquisition de terres par BPSL. Nous verrons ensuite qui sont les acteurs et actrices de cette opposition, ce qu’ils et elles rejettent précisément et pourquoi.
Le discours du mouvement
Commençons par examiner certaines des grandes revendications du mouvement : pourquoi certains refusent-ils la construction d’une aciérie ? Le mouvement de lutte contre le projet d’acquisition de terres par BPSL (que nous appellerons ci-après « mouvement anti-BPSL ») pointe du doigt un certain nombre de problèmes, dont se saisissent les paysan.ne.s et les agriculteurs et agricultrices (principalement des Adivasis) mobilisé.e.s contre l’entreprise et sa volonté d’apporter le « développement » à Potka. Leurs préoccupations portent d’abord sur la terre, qui constitue la ressource fondamentale, la source de nourriture des paysan.ne.s vivriers. Ils refusent catégoriquement de perdre leurs terres contre de l’argent, qu’ils considèrent comme une ressource finie incapable de subvenir à leurs besoins plus de quelques années, tandis que la terre est vue comme une ressource subsistant d’une génération à l’autre. La question de la perte des terres en amène une autre : où iraient-ils une fois délogés, étant donné que BPSL n’a pas évoqué le moindre site de réinstallation ? La société s’est contentée de proposer un prix d’achat des terres, et de faire de vagues promesses d’emploi.
La problématique de l’emploi est d’ailleurs une deuxième source de préoccupation pour le mouvement, qui se saisit régulièrement de la question. Les militant.e.s avancent en effet que les grandes usines sont généralement à la pointe de la technologie et ont besoin de compétences adaptées à ces technologies, que ne possèdent pas les paysan.ne.s, qui ont donc peu de chance d’être employé.e.s. Ils et elles sont plutôt susceptibles d’être recruté.e.s pour des tâches rémunérées à la journée, notamment pour la construction de l’usine et de ses annexes, et seront donc laissé.e.s à leur sort une fois que le chantier sera terminé. Sans compter que ces promesses d’emploi sont vagues, et que la loi n’en garantit aucunement l’application. De plus, l’entreprise se contente de promettre un emploi par famille, ce qui est loin de suffire pour toute une famille qui, en temps normal, travaille collectivement aux champs.
Enfin, le mouvement pose une question à l’adresse des adeptes de ce développement : si vous détruisez toutes les terres arables pour produire de l’acier, qu’allons-nous manger ? Les opposant.e.s à BPSL cherchent entre autres à tirer les enseignements de l’expérience des populations proches qu’ont délogées d’autres projets, eux aussi promus au nom de la notion fourre-tout de « développement ». Ainsi de l’installation de la ville de Jameshedpur sur les terres de 33 villages essentiellement peuplés d’Adivasis, ou de la tristement célèbre mine d’uranium de Jadugoda créée par l’Uranium Corporation of India Limited, une compagnie publique. Le délogement de populations entières dans le Jharkhand, un État riche en minerais et autres ressources naturelles, ne date pas d’hier. Tous ces cas de promesses de réadaptation non tenues et toutes ces luttes que continuent de mener les populations déplacées et touchées montrent bien que ces projets de « développement » n’améliorent pas le moins du monde le quotidien des paysan.ne.s et agriculteurs et agricultrices de la région. À ces précédents s’ajoute le fait que le processus d’acquisition ne repose sur aucune procédure formelle, ce qui entretient un sentiment de suspicion et de méfiance vis-à-vis de l’entreprise. Au lieu de présenter clairement le déroulement du projet, ses avantages, ses répercussions et sa portée, la société a mandaté des autochtones pour qu’ils servent de dalals, d’« agents » devant ranger les autres habitant.e.s de la région du côté de BPSL et les convaincre de lui vendre leurs terres.
Comprendre la résistance
Cette section s’intéresse aux motifs qui poussent certains segments de la population à s’insurger. Le mouvement s’articule autour de trois grands thèmes : les moyens de subsistance, la place de l’agriculture dans l’économie et la nature des changements que le « développement » apporterait dans le quotidien des autochtones, indépendamment de leur caste et de leur classe sociale. Comme nous l’avons vu, le Jharkhand est une région essentiellement agricole, dont le riz est la culture principale. Dans le cadre de mes recherches, j’ai réalisé une enquête dans le village de Roladih, dont il ressort que la grande majorité des Adivasis vit de l’agriculture et relève de la catégorie des petits exploitants marginaux, tandis que la plupart des ménages OBC dépend de moyens de subsistance non-agricoles. Cependant, aucune famille ne vit que de l’agriculture et de ses récoltes : toutes exercent une activité complémentaire, généralement des tâches payées à la journée.
L’arrivée de l’entreprise et de l’aciérie se traduirait par la disparition de terres, donc de sources de nourriture vitales, ce qui nuirait avant tout aux familles vivant de la culture du riz. Voilà pourquoi les opposant.e.s à BPSL sont surtout des agriculteurs et agricultrices et des paysan.ne.s. S’ils perdaient leurs rizières, il leur faudrait subvenir à tous leurs besoins en travaillant comme contractuels pour gagner de l’argent. Les personnes concernées étant principalement des Adivasis, ce sont donc eux et elles qui constituent le gros du mouvement anti-BPSL. Le marché que propose la société (de l’argent contre des terres) risque fort de marginaliser encore un peu plus des populations qui le sont déjà, aggravant la vulnérabilité de ces communautés agraires en obligeant leurs membres à travailler comme journaliers dans une économie de plus en plus informelle.
En outre, il nous faut bien garder à l’esprit que les « populations locales » ne forment pas un ensemble homogène : certains segments de ces populations autochtones s’opposent à l’aciérie eu égard à leur position dans l’économie politique locale, tandis que d’autres segments, qui occupent une place différente, voient d’un bon œil l’arrivée de l’usine. C’est le cas des grands propriétaires fonciers, surtout mandals (qui relèvent des OBC), lesquels sont aussi majoritaires dans l’économie locale. Grâce à leurs liens au sein du système de castes, ces tranches de la population sont très présentes dans le tissu commercial et entrepreneurial local, et sont donc susceptibles de bénéficier de l’afflux de fonds que propose la société en échange de leurs terres. L’argent qui, pour les paysans vivriers, n’est que de l’argent liquide et fini destiné à la consommation, représente en revanche un capital à investir et des profits à engranger pour les classes commerciales. C’est donc cette partie de la population qui a vendu les rares terrains que la compagnie a pu acquérir jusqu’à présent, quand bien même de nombreuses terres restent entre les mains de ses opposants. C’est ce contexte matériel qui, associé à l’analyse détaillée de l’économie politique locale, de son évolution historique et de la situation des différentes castes et communautés au sein de cette structure, permet véritablement de déterminer l’identité des opposant.e.s et leurs motivations.
Chaque fois que BPSL a tenté d’implanter son aciérie, plusieurs villages des environs directement ou indirectement concernés se sont rassemblés pour former une organisation locale qui a pris les commandes de la résistance. Dans le cas de la troisième et dernière organisation en date, basée à Roladih, ce processus a fait suite à une série de réunions dans les villages qui ont permis de partager les (quelques) informations connues sur le projet d’aciérie et ses possibles conséquences, afin de rallier ces villages au combat contre BPSL. C’est une poignée d’autochtones instruit.e.s et éloquent.e.s, qui avaient souvent travaillé avec des ONG locales ou étaient des militant.e.s politiques, qui a porté ce processus. Cette série de concertations a abouti à la création, en février 2008, de l’organisation Bhumi Raksha Vahini Kisan Morcha (BRVKM). Depuis, à travers les réunions, rassemblements, ateliers et manifestations organisés par ces différentes entités, les opposant.e.s ont pu continuer de s’exprimer et d’agir, quand bien même le mouvement se contente souvent de répondre aux agressions perpétrées par l’entreprise lorsqu’elles se présentent.
Conclusion
L’étude des mouvements opposés aux grands projets de développement donne souvent l’impression que ces mouvements sont anti-développement. Or, l’analyse approfondie des racines de cette résistance permet de décortiquer cette opposition pour mieux cerner l’objet de son opposition. Cet article s’est intéressé à certaines préoccupations liées à l’un des nombreux projets de « développement » du Jharkhand. Les opposant.e.s s’inquiètent notamment du désintérêt flagrant et concerté dont font preuve BPSL et les responsables de l’État à leur égard, à l’égard de leurs moyens de subsistance et de leurs terres. Ils et elles craignent aussi pour leur place au sein de l’économie politique ; craignent de se retrouver avec de l’argent liquide au lieu d’un capital durable ; et se méfient des modalités procédurales de l’acquisition des terres et des infractions aux normes établies. En fin de compte, leurs critiques remettent singulièrement en question la façon dont les projets de développement sont mis en œuvre ou même planifiés en Inde, et rendent indispensable une refonte totale de la question du développement.