La terre est à nous ! Pour la fonction sociale du logement et du foncier, résistances et alternatives

Sommaire du dossier

La lutte contre les accaparements de terre au Mali

De la fonction sociale de la terre à la fonction marchande

La terre, outre ses fonctions productives, environnementales et économiques, a une fonction sociale très forte. C’est grâce à la terre et ses ressources naturelles que se sont construites les sociétés. L’être humain à commencé à donner à la terre deux fonctions essentielles : une fonction nourricière (chasse, cueillette, pêche, soin) et une fonction spirituelle autour de lieux symboliques, d’initiation et de lieux tabous.

Peu à peu la terre a été domestiquée et l’agriculture, l’élevage se sont développés amenant la sédentarisation et la notion de gestion des terres et des ressources naturelles. La démographie croissante et l’urbanisation ont modifié les rapports avec la terre d’autant plus que ses derniers siècles la capitalisme et le libéralisme sont devenus le moteur de nos organisations sociales. Cette vision a entraîné un changement de paradigme dans la fonction sociale de la terre, cette dernière devenant un élément à isoler des fonctions sociales qu’elle représentait pour devenir un élément sans « âme » pouvant être marchandisé au nom de la spéculation et du profit avec au cœur de cette logique, la notion de propriété. La Terre Mère devient complètement dissociée de ses fonctions sociales en particulier mais aussi environnementales. De bien commun, la terre est passée au stade de bien privé. Comment s’est effectué ce passage en Afrique de l’Ouest et en particulier au Mali ?

L’héritage colonial des accaparements de terre

La terre, source de vie pour l’humanité, a une fonction sociale forte de gestion collective via des chefs de villages qui assuraient ainsi une gestion patrimoniale de la terre : la terre est collective, attribuée aux familles ou aux lignages même si l’attribution était souvent discriminante (femmes, jeunes, migrants...). La terre était gérée dans un espace où se chevauchaient terres agricoles, jachères, pâturages avec des droits d’usages, des droits coutumiers et qui se transmettaient de génération en génération.

Aujourd’hui, dans de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest, la propriété des terres appartient à l’État ce qui a conduit à de nombreux abus facilitant les accaparements de terres en occultant toute leur fonction sociale mais aussi environnementale, économique et spirituelle. Ce virage a été pris dans le sillon de la colonisation. Les chiffres varient mais entre 80 et 200 millions d’hectares de terres concernées pourraient (en prenant la fourchette la plus basse) être redonnées par 3 ha [1] de terres arables/irriguées à 26,7 millions de familles [2]. Les 14 millions de dollars recensés en 2006 rien que pour les agro carburants et les 11 milliards de dollars alloués en subventions pourraient bénéficier à plus de 4,5 millions de familles et développer une agriculture paysanne durable basée sur la promotion de l’agro écologie. N’oublions pas que le monde rural représente 80 % de la population, 75 % des emplois, plus de 40 % du PIB en général dans les pays de l’Afrique de l’Ouest.

Au Mali, les terres sont bradées par l’État : elles figurent dans des cartes géographiques spécialement destinées aux investisseurs et établies à partir de données satellitaires. Comment à partir d’une carte satellitaire, peut-on décréter que ces terres arables sont disponibles ? Ces espaces arables sont occupés par des
familles de paysan-ne-s depuis des générations, qui les ont préservés à travers une gestion collective, empreinte souvent de sagesse et des pratiques agricoles respectueuses de l’environnement et des territoires.

Des millions d’hectares d’espace de vie ne se matérialisent pas dans des activités visibles du ciel : ainsi les pistes et aires de transhumance, les activités de cueillette (nourriture, plantes et arbres aux vertus médicinales), les bois, les jachères, la chasse, la pêche, les lieux sacrés, l’équilibre naturel des écosystèmes n’existent pas pour ces cartes satellitaires.

Plus important encore, les façons de vivre, la culture et les savoirs des populations locales sont occultés : ces territoires sont gérés selon des droits d’usages ancestraux qui ne se sont pas formalisés par un enregistrement foncier. Comme pendant la colonisation française, on en déduit que ces terres sont « vacantes et sans maître » !

Sit-in de paysans contre l’accaparement des terres au tribunal de justice de Markala, Mali / Crédit photos : Union/No-Vox

Recrudescence des accaparements de terre au Mali

Ce postulat étatique d’appartenance a facilité les accaparements de terres qui se sont multipliés ces dernières années. L’État déguerpit les habitant-e-s sans respecter aucune disposition réglementaire, et encore moins les conventions internationales ni aucun droits humains. Que ce soit en zone urbaine, périurbaine ou rurale, les habitant-e-s se retrouvent spoliées de leurs terres et de leurs logements au nom de l’urbanisation, des réaménagements des quartiers, des projets agro-industriels, le plus souvent manu militari.

En effet, la corruption, les relations des élites avec les administrations et la justice et le recours aux forces de l’ordre sont les trois outils utilisés par l’État et les investisseurs au détriment des habitant-e-s. Ces dix dernières années, des titres fonciers sont apparus comme par magie parfois trois fois sur la même parcelle. L’impunité de ces actes et la désorganisation de l’État qui lui-même ne fait pas respecter le droit, amène à des situations catastrophiques sur le terrain. Les politiques publiques qui devraient régir et protéger le peuple malien ont été détournées au profit de politiques privées qui ne songent qu’à leur intérêt personnel.

Urbain, péri-urbain, rural : des terrains accaparés par la spéculation

Le phénomène d’accaparement des terres ne concerne pas que le rural, en zone urbaine, ce sont des quartiers entiers qui sont accaparés pour satisfaire les appétits des promoteurs immobiliers au prétexte le plus souvent, de « l’embellissement » des villes par des projets comme un aéroport, des super marchés, entraînant de grandes vagues d’expulsions forcées. Cette forme d’amélioration des quartiers se traduit par les déguerpissements, la démolition des maisons des anciens habitants et une forte plus-value pour les promoteurs avec la complicité des collectivités territoriales pour loger une nouvelle catégorie d’habitant-e-s, évinçant ainsi violemment toute une partie de la population, le plus souvent sans compensation et/ou recasement.

Dans le cadre de l’expansion des villes, le péri-urbain est aussi l’objet de forte convoitise, et tous les espaces agricoles de ces zones y compris les villages
font l’objet de tractations ou plutôt de magouilles foncières au détriment des habitant-e-s. Les accaparements de terres ont des effets désastreux. Leurs impacts néfastes démontrent combien la fonction sociale de la terre est un facteur fondamental pour la vie des villages et des territoires urbains et péri-urbains.

C’est dans ce contexte que l’Union/Uacdddd qui organise déjà dans une coordination tous les habitant-e-s des quartiers de Bamako menacé-e-s de déguerpissements massifs a décidé, depuis plusieurs années, de faire un travail de terrain, village par village pour construire une solidarité et des luttes collectives avec les paysan-ne-s des villages menacé-e-s d’accaparements et de destructions. Aujourd’hui, près de 300 villages ont rejoint l’Union/Uacdddd No-Vox Mali.

Dans la continuité, les mouvements, associations, syndicats ont créé la CMAT [3] pour joindre leurs analyses et agir ensemble. C’est à partir d’une étude réalisée collectivement dans plusieurs communautés villageoises touchées par les accaparements de terres et que la CMAT appuie dans leur lutte, que nous faisons le constat suivant :

  • Les habitant-e-s réalisent aujourd’hui qu’ils ne sont pas considéré-e-s comme des acteurs et actrices à part entière, que les accaparements de terres sont faits sans consultation, sans concertation. Ainsi, des milliers d’hommes et de femmes sont ignoré-e-s face aux appétits des investisseurs qui n’agissent ainsi qu’avec la complicité des gouvernements et des autorités locales.
  • En plus de perdre leur terres, l’accès à leurs ressources naturelles et point d’eau, les habitant-e-s sont réprimé-e-s – des femmes enceintes ont perdu leur enfant – certains sont gazé-e-s, emprisonné-e-s de long mois arbitrairement.
  • « Nous n’avons plus rien, de toute ma vie je n’ai jamais acheté de mil et maintenant je dois en acheter et ma tasse n’est pas bien remplie » [4]. Les bijoux, pagnes et tout ce qui pouvaient se vendre ont été vendu pour résister.
  • Des zones considérées comme le grenier du Mali, avec des paysan-ne-s qui nourrissaient leurs familles mais aussi le peuple malien se sont retrouvées dégradées en des zones pas assez productives pour assurer leur souveraineté alimentaire. Le riz devant remplacer les céréales de bases : le mil et le sorgho.
  • Les bras valides quittent le village parfois pour travailler dans d’autres champs à plus de 20 kilomètres.
  • Les jeunes femmes partent dans les centres urbains pour se faire exploiter en tant que bonnes.
  • Les hommes jeunes et vieux vont au péril de leur vie faire de l’orpaillage, tenter de traverser la méditerranée, voire s’enrôler dans les groupes armés.
  • Les travaux des investisseurs perturbent les voies de circulations habituelles, par exemple à Sanamadougou, l’investisseur Modibo Keita a construit un canal sans pont obligeant les villageois-e-s à parcourir 10 km de plus pour rejoindre un village ou d’autres lieux comme le dispensaire à 40 km. Un jeune père de famille est mort déjà noyé et les forces de l’ordre installées dans le bâtiment de l’investisseur sont sources de multiples tracasseries au quotidien pour les villageois-e-s.
  • Les produits chimiques pulvérisés sur les champs accaparés rendent malades femmes et enfants qui n’ont pas les moyens de se soigner.
  • Les bulldozers ont détruit récoltes, arbres, maisons, cimetières, lieux de cultes etc.

Les accaparements de terres bafouent totalement la fonction sociale de la terre. Les hommes et les femmes s’interrogent sur leur rôle social et leur place en tant que citoyen-ne-s dans leur pays. L’organisation sociale et l’identité territoriale sont totalement remises en cause. Les droits coutumiers sont niés y compris le rôle des chefs de villages. Conséquence directe de cette situation, le rôle de chaque membre du village ou territoire s’en trouve perturbé et cela entraîne souvent la dislocation des familles.

Le foncier est un enjeu majeur au Mali. La lutte que mènent les mouvements, associations, syndicats réunis dans la CMAT pour faire respecter et appliquer les droits des habitant-e-s en zone urbaine et rurale prend des formes diverses : rencontres, rassemblements protestataires, conseils et aides juridiques, et compte sur les solidarités internationales.

Notes

[1En Afrique et en Asie, la moyenne est de 1,6 ha (Livrets des réunions Via Campesina, São Paulo, 21 au 30 septembre 2011).

[2Une famille est composée de 20 à 30 membres dont 2 à 3 actifs formant eux-mêmes un ménage.

[3CMAT : La Convergence malienne contre les accaparements de terres est composée de 5 organisations : AOPP : Associations des Organisations de Professionnelles paysannes, CAD-Mali :Coalition des Alternatives Africaines, CNOP-Mali : Coordination Nationale des Organisations Paysannes du Mali, LJDH : Ligue des Jeunes Juristes pour le Développement Humain et UACDDDD : Union des Associations et Coordination d’Associations pour le Développement et la Défense des Droits des Démunis.

[4Tous les témoignages viennent des victimes d’accaparements de terres suite à nos nombreux déplacements et enquêtes dans les villages.

Commentaires

Chantal Jacovetti, ancienne paysanne et secrétaire nationale de la Confédération paysanne, est actuellement en poste à la Coordination nationale des organisations paysannes du Mali (CNOP-Mali/Via campesina) chargée du foncier avec un focus sur les accaparementsde terres et l’agro-écologie.

Massa Koné, militant chargé des relations extérieures à l’Union des associations et coordinations d’associations pour le développement et la défense des droits des démunis (UACDDDD/ UNION, membre du réseau No Vox International). Il est spécialisé en droit foncier urbain et rural.