Cet article est un extrait du Manuel pour les juges sur la protection des droits des paysannes et paysans [1], coordonné par Maria Silva Emanuelli et Rodrigo Gutiérrez Rivas, et qui vise à contribuer à un effort plus large engagé depuis plusieurs années par le mouvement Via Campesina (VC) avec le soutien d’un grand nombre d’alliés, parmi lesquels on peut citer FIAN International, afin de promouvoir dans le cadre de l’ONU une Déclaration des droits des paysannes et paysans. Parmi les éléments quistructurent cette Déclaration tout comme dans la Charte mondiale du droit à la ville [2], la fonction sociale de la terre est reconnue dans l’article 4 paragraphe 11 de la version élaborée par VC [3].
Les cas auxquels nous allons faire référence se distinguent parmi les exemples peu nombreux mais significatifs où un-e juge, devant statuer sur un conflit provoqué par une occupation de terres normalement menée par le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST), se prononce contre l’expulsion du mouvement car un latifundium ne remplit pas sa fonction sociale.
Bien que nous nous référions exclusivement au contexte rural dans ce texte, nous partageons avec l’article du Comité d’action juridique Rhône-Alpes [4] la conviction qu’il est possible non seulement que le débat sur la fonction sociale de la propriété s’étende et se déplace vers le contexte urbain comme c’est déjà le cas dans plusieurs pays d’Amérique latine, mais aussi qu’il s’approfondisse et se précise pour devenir un concept « traduisible » et applicable à d’autres latitudes. De plus, pour qu’il devienne réalité au-delà de sa reconnaissance par les lois et politiques, il est nécessaire de continuer à lutter pour sa concrétisation depuis les différents fronts où chacun se trouve.
La fonction sociale de la propriété dans la législation brésilienne
L’article 5 de la Constitution brésilienne de 1988 établit que la propriété doit remplir une fonction sociale. Les articles 182 et 184 définissent les cas dans lesquels des expropriations peuvent être réalisées à des fins de réforme urbaine et agraire, respectivement. L’article 184 prévoit ainsi : « Il relève de la compétence de l’Union d’exproprier dans l’intérêt social, à des fins de réforme agraire, l’immeuble rural qui ne remplit pas sa fonction sociale, au moyen d’une indemnisation préalable et juste sous la forme de titres de dette agraire, avec une clause de préservation de la valeur réelle, recouvrables dans un délai allant jusqu’à vingt ans, à partir de la seconde année de leur émission, et dont l’utilisation sera définie par la loi ».
L’Institut national de colonisation et réforme agraire (INCRA) est l’organe responsable de la conduite des processus expropriateurs [5] à travers l’inspection des immeubles dans le but de vérifier qu’est remplie leur fonction sociale, laquelle inspection, tel que l’établit l’article 186 de la Constitution, implique d’analyser la productivité d’une propriété (exploitation rationnelle et adaptée) mais aussi l’utilisation adéquate des ressources naturelles disponibles ou la préservation de l’environnement, l’observation des dispositions qui régissent les relations de travail, et l’exploitation qui favorise le bien-être des propriétaires et des travailleurs [6]. Cette procédure est requise afin d’obtenir le décret présidentiel qui déclare l’intérêt social de l’immeuble à des fins de réforme agraire.
L’occupation des terres, la réforme agraire et les juges
Face à la négation systématique du droit à la terre, et afin de faire pression sur l’État pour qu’il mette en pratique la réforme agraire à travers les expropriations [7] des propriétés rurales qui ne remplissent pas leur fonction sociale, le MST a mené au cours des vingt dernières années de multiples occupations. Dans un document publié par le Secrétariat national du MST [8], on peut lire : « Le MST mène sa lutte, depuis 20 ans, en se fondant sur la pression pour que le gouvernement et l’État brésilien respectent la Constitution et réalisent la réforme agraire [...]. Les riches du pays, depuis toujours, cherchent à conserver leurs privilèges, y compris en utilisant la loi. En réalité, ils ne défendent pas les droits. Ils défendent les privilèges : la concentration des terres, des revenus, des richesses [...]. La voie qu’il reste aux pauvres est celle consistant à s’organiser pour défendre leur propre vie ». Les jugements rendus concernant celles-ci répondent fondamentalement à deux situations : l’une liée aux processus expropriateurs, et l’autre aux poursuites civiles et/ou pénales engagées par les propriétaires des terres en conséquence de l’occupation et afin d’obtenir une expulsion. Dans la grande majorité des cas, les décisions des juges obéissent à une logique civiliste, individualiste et patrimonialiste [9] aveugle aux raisons profondes d’un conflit qui implique un large collectif porteur de revendications sociales très concrètes. Ainsi, dans la majorité des cas, les décisions favorisent la propriété privée, en entravant les expropriations, en expulsant le mouvement et en condamnant les dirigeants sociaux.
La criminalisation déployée à travers le droit pénal dans ces cas a été profondément analysée dans divers textes [10]. Nous allons plutôt présenter ici deux jugements qui se démarquent de cette manière de « rendre justice ». Pour des raisons d’espace, nous ne pourrons pas faire référence à plusieurs autres cas qui sont analysés dans le manuel cité plus haut.
Cas d’application de la fonction sociale de la propriété
Tribunal civil de première instance, État de Rio Grande do Sul. Action en réintégration de la possession n° 02100885509, 17 octobre 200111
Après une manifestation au cours de laquelle il était demandé à l’État des politiques actives de redistribution des terres, 600 membres du MST ont occupé 30 000 m2 d’un domaine agricole de 11 563 529 m2. Le propriétaire a engagé une action afin d’être réintégré dans la possession de la terre qui a été rejetée par le juge, qui a eu recours ce qui est peu commun à une analyse de la fonction sociale de la propriété liée à la dignité des personnes. Le jugement affirme en premier lieu que : « Il est nécessaire de reconnaître l’inefficacité totale des mécanismes juridico-procéduraux traditionnels pour apporter une solution adaptée et raisonnable aux conflits collectifs. En effet, leur individualisation et atomisation ne permettent pas de les résoudre, s’avérant très loin d’atteindre cet objectif, car ils reflètent normalement des revendications sociales dérivées de problèmes structurels et supra-individuels ».
Pour qu’en cas de dissension entre droits patrimoniaux et droit à une vie digne, les premiers puissent prévaloir, le juge souligne que la propriété doit répondre aux critères lui permettant d’être considérée socialement responsable. De plus, afin de pondérer les intérêts en jeu, le juge situe l’occupation de terres dans le contexte socio-politique général, puisque les membres du MST cherchent à : « Obliger l’État brésilien à s’acquitter, urgemment, des tâches qui lui ont été imposées constitutionnellement et qui ont été historiquement reportées ».
Plus loin, il s’exprime ainsi : « Je ne doute pas de ce que, existant la nécessité de sacrifier l’un de ces droits, le droit patrimonial devra l’être, dans la mesure où la Constitution de la République (art. 1er, II et III, et art. 3e) a reconnu ici ce que la doctrine et la jurisprudence allemande appellent la “garantie étatique du minimum d’existence” ou la garantie positive de la ressource minimum pour une existence digne. Car quelle est la manière de garantir ce minimum tout en contournant la nécessité de préserver les biens fondamentaux (travail, logement, éducation, santé) qui correspondent à la qualité humaine, sans lesquels on ne pourrait même pas parler de personne ? ».
Le juge prend également en compte la situation de précarité et de dépendance envers la terre des occupants, de même que l’absence de preuve qui permette de qualifier la propriété comme étant socialement responsable. Par conséquent, il considère l’ordre d’expulsion disproportionné, d’autant plus que, la propriété étant de 11 563 529 m2 et l’occupation concernant seulement 30 000 m2, cette situation n’implique aucun danger pour les biens, ni pour les travailleurs du domaine agricole, ni pour la production en général. Le juge estime que les motifs des paysans sans terre sont légitimes et s’inspirent du principe de citoyenneté, ces motifs visant à pallier les insuffisances des agissements de l’État. Toute décision qui priverait les paysans du « minimum d’existence » constituerait donc une atteinte à leur dignité en tant que personnes, ce qui ne pourrait en aucun cas être admis. Par conséquent, il appelle les parties à fonder leurs relations sur « le principe de la “solidarité sociale” établi dans la Constitution de la République (art. 3e, I) ».
Tribunal de deuxième instance, État de Rio Grande do Sul. Recours en appel n° 598.360.402, 6 octobre 199812
Une entreprise avait engagé une action en récupération de la possession d’un domaine agricole dont elle était concessionnaire car elle avait été occupée le 4 septembre 1998 par 600 familles paysannes liées au MST. En première instance, la mesure sollicitée par l’entreprise a été acceptée, de manière préventive. Le mouvement a interjeté appel de cette décision. Dans un premier temps de la procédure, le juge chargé d’examiner le recours a décidé de suspendre l’ordre d’expulsion des occupants des terres jusqu’à ce que soit définitivement résolue la question de la possession. De plus, le recours interjeté par les paysan/nes contre l’action en réintégration de la possession de l’entreprise a finalement été favorablement reçu. Le juge commence par affirmer que « le droit n’est pas que la loi » pour faire référence à la nécessité de tenir également compte du contexte. Ensuite, il approfondit sur le signifié juridique de la propriété et sa protection, établissant que le droit de propriété privée est conditionné au respect des préceptes qui définissent l’usage social de celle-ci.
Pour le juge, la paix sociale, objectif des décisions de justice, a été utilisée comme argument pour avaliser les actions d’éviction encouragées par l’exécutif lors de l’expulsion de « familles pauvres et misérables » des terres qu’elles occupaient, faisant ainsi de la justice un dispositif contre les mouvements sociaux. Le juge insiste sur la nécessité de prendre conscience du contexte politique complexe qui est à la base de cette situation. Il estime, également, que la paix ne naîtra pas de l’expulsion ou d’actions destinées à faire prévaloir le droit à la propriété privée, mais bien d’une véritable réforme agraire.
La décision souligne la nécessité de faire prévaloir l’usage social de la propriété sur la conception absolue de ce droit. Tous les magistrats ayant participé à l’élaboration du jugement n’ont pas soutenu cette position, bien qu’elle ait finalement été majoritaire. Le juge rédacteur de la décision, citant le théoricien A. C. Wolkmer, se réfère même à la fonction de la judicature en ces termes : il s’agirait d’« une véritable force d’expression sociale qui se définit par l’exercice d’une fonction autonome et irréductible par rapport à d’autres sphères de compétence étatique », et il mentionne les difficultés que rencontrent les opérateurs de la justice pour remplir une telle fonction lorsqu’« ils ne se montrent pas serviles face à son excellence le marché ». De plus, il défend le droit au travail des paysan-ne-s à travers l’accès aux terres, indiquant que toute réforme agraire doit avoir pour fin la personne, et qu’en l’absence d’une telle réforme, les paysan/nes se voient obligé/es à occuper les terres pour exercer leurs droits. Le rédacteur se montré également ferme dans son exposition argumentative sur la fonction sociale de la propriété dans sa dimension active et passive.
Dans le cas analysé, il considère que la propriété se caractérise par sa productivité (dimension active), mais aussi par le non-respect d’obligations fiscales incombant à l’entreprise qui sollicite l’expulsion des familles paysannes (dimension passive). Considérant aussi bien les impayés que le manque de génération d’emplois, le juge conclut que la propriété ne remplit pas sa fonction sociale. Par conséquent, il accède au recours interjeté par les familles paysannes contre l’ordre d’expulsion.
Bibliographie
- Balduino, Tomás, « Brasil : héroes y víctimas de la antireforma agraria », 12 avril 2007, ALAI : www.alainet.org/active/16833&lang=es
- « Charte mondiale pour le droit à la Ville » (en espagnol) : www.hic-al.org/derecho.cfm?base=2&pag=derechociudad2
- « Commission pastorale de la Terre – Rapports annuels » (en portugais) : www.cptnacional.org.br
- « Déclaration des droits des paysans et des paysannes » (en espagnol) : www.viacampesina.net/downloads/PDF/SP-3.pdf
- Diaz Varella, Marcelo, Introdução ao direito à reforma agrária : o direito face aos novos conflitos sociais, Leme-SP, LED Editora de Direito Ltda, 1998.
- Reis Porto, Luciano, « El poder judicial y los conflictos agrarios en Brasil », Revista de Derechos Humanos y Estudios Sociales, Année I, N° 1, janvier-juin 2009, Faculté de Droit de l’Université Autonome de San Luís Potosí, Mexique.
- Secrétariat national du MST, « Legitimidade das ocupações – O MST e a lei », 20 avril 2004, www.lists.peacelink.it/latina/msg05226.html