Mai 2006. Dernière année du premier gouvernement de Lula (Parti des Travailleurs – PT) à la présidence du Brésil ; premiers mois de Cláudio Lembro (Parti du Front Libéral - PFL) en tant que gouverneur de l’État de São Paulo, poste qu’il a pris après la sortie de Geraldo Alckmin (Parti de la Social-Démocratie Brésilienne – PSDB) pour disputer les présidentielles.
Une vague d’attaques contre les forces de sécurité a pris l’État de São Paulo. Attribuées au Premier Commandement de la Capitale (PCC) [1], les attaques seraient une réponse au transfert de plus de 700 prisonniers (dont 8 à la tête de l’organisation) vers des prisons de sécurité maximale [2]. Pendant une semaine, des dizaines de révoltes dans des prisons et plusieurs attentats contre des bases policières ont été enregistrés, des centaines de voitures et de bus ont été brûlés. En craignant un couvre-feu supposé instauré par le PCC, une grande partie des établissements commerciaux et des écoles a été fermée.
La fin des attaques de mai 2006 s’est produite, curieusement, le lendemain du rendez-vous entre le chef du PCC (connu comme Marcola), son avocat et un policier militaire. Immédiatement, la presse a supposé qu’un accord avait été établi entre le PCC et le gouvernement de l’État de São Paulo [3]. Quoique le rendez-vous ait été confirmé par le chef de police de l’État, l’accord, toutefois, a été nié, et le chef de police a attribué la réduction des attaques à la réussite de la répression policière (sic) [4].
Cependant, pour l’État, il fallait donner une réponse à la hauteur de la violence des attaques pour restaurer l’ordre. Si le PCC a fait presque une cinquantaine de victimes lors de ses attaques, la police de l’État de São Paulo, quant à elle, a tué en représailles au moins 450 civiles entre le 12 et le 20 mai 2006 [5]. Les indices indiquent également la participation des groupes d’extermination de la police dans l’exécution de plusieurs victimes, dont les profils sont bien définis en termes de classe sociale : la plupart d’entre elles étaient noires, pauvres et habitantes des périphéries de São Paulo.
Un mois après ce massacre perpétré par les forces de l’ordre, les investigations n’avaient pas encore commencé. Quand des affaires judiciaires arrivaient à être ouvertes, elles étaient classées sans suite. Plusieurs victimes ont été criminalisées par les procureurs de l’État de São Paulo : dans le but de légitimer l’action policière, elles ont été accusées de prendre des drogues ou d’être trafiquantes, d’avoir participé à des vols ou d’avoir des relations avec le crime organisé. Souvent, aussi, les mères des victimes ont quant à elles été accusées d’avoir hérité des points de vente de drogues qui appartiendraient à leurs enfants.
En mai 2017, on commémore les onze ans du massacre et les crimes sont encore impunis. L’immobilité de la Justice dans l’investigation des centaines d’assassinats a poussé les mères et les familles de plusieurs de ces victimes de la violence policière à se réunir dans un mouvement appelé Les Mères de Mai [6]. Né à Santos, une ville du littoral de l’État de São Paulo, le mouvement est coordonné par la mère de l’une des victimes, Débora Maria da Silva, et compte des dizaines de membres. Parmi leurs objectifs de lutte, on retrouve le droit à la mémoire, la vérité et la justice, la démilitarisation de la police et le combat contre la violence de l’État, dirigée surtout vers les pauvres et les Noir.e.s.
En effet, trois personnes sur quatre tuées par la police dans l’État de São Paulo sont noires [7] et le nombre de personnes assassinées par la violence policière au Brésil est comparable à celui des pays en guerre. Les Mères de Mai, en partant de leur expérience avec la violence institutionnelle, luttent non seulement pour leurs enfants, mais aussi pour toutes les victimes potentielles de cette tragédie sociale.
Walter Benjamin écrivait dans ses fameuses Thèses sur le concept d’histoire que « Le don d’attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance n’appartient qu’à l’historiographe intimement persuadé que, si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté. Et cet ennemi n’a pas fini de triompher » [8]. Les Mères de Mai connaissent à la perfection le sens profond de ces mots. C’est en tant qu’historiennes du passé et du présent des opprimé.e.s qu’elles essayent de réécrire l’histoire de ces morts, pour que l’on se souvienne d’eux, pas uniquement selon le récit policier, mais pour leur donner une voix et leur permettre de rompre le silence qui leur a été imposé par les investigations. Bien nommer les événements fait partie de cette nouvelle écriture du passé : les Mères luttent pour que les Crimes de Mai soient reconnus en tant que tels et pas seulement comme « les attaques du PCC », dénomination par laquelle ils sont le plus connus et qui permet de clore le dossier à partir de l’historiographie faite par les classes dominantes.
Enfin, il s’agit d’un mouvement dont l’objectif est de rompre la continuité d’une histoire de violence qui se répète depuis des centaines d’années au Brésil. C’est pourquoi les Mères de Mai se voient comme les héritières des luttes ancestrales, qui renvoient à la séquestration et à l’esclavage des Noir.e.s, au génocide des peuples autochtones brésiliens, et à la migration forcée des nordestins vers le Sud-est du pays pour assurer leur survie.
Ce mouvement social contre les crimes de l’État est devenu une référence pour les autres familles qui, chaque année, organisent une marche funèbre. Aujourd’hui les Mères de Mai travaillent avec plusieurs autres mouvements et institutions engagés dans la même lutte : à Rio de Janeiro, avec le Réseau des Communautés et le Mouvement contre la Violence, avec Les Mères de Manquinhos, avec des Forums de Jeunesse. Et à São Paulo, avec Les Mères de la Zone Sud, Les Mères d’Osasco, Les Mères Mogianas, la Pastorale Carcérale, l’Association des Familiers des Prisonniers et des Prisonnières (Ampar), le Collectif Fala Guerreira et le Ponte Journalisme.
Le 11 mars 2017, Les Mères de Mai se sont unies aux Mères en Deuil de la Zone Est pour organiser ensemble un calendrier de lutte contre les assassinats dans la Zone Est de la ville de São Paulo, les indices indiquant toujours la responsabilité de l’action policière. L’interview avec Debora Maria da Silva [9] publiée ci-dessous a été réalisée lors de cette réunion, qui a eu lieu au Centre pour les Droits Humains de Sapopemba (Zone Est de la ville de São Paulo).
1. Les Crimes de Mai ont eu lieu en 2006 pendant le premier Gouvernement Lula. Comment s’est positionné Lula par rapport à ces derniers, à ce moment-là ?
Oui, les Crimes de Mai ont eu lieu pendant le 1er Gouvernement Lula, et lui et son gouvernement n’ont même pas présenté leurs condoléances aux plus de 500 familles des victimes du plus grand massacre de l’histoire brésilienne contemporaine commis par l’État. Et nous savons que tout au long des gouvernements de Lula et de Dilma Rousseff, les politiques fédérales de ce qu’on appelle la « sécurité publique », n’ont fait que donner davantage de moyens et de force à la logique de renforcement du système pénal, d’emprisonnement, de militarisation et, donc, de génocide. Il faut tout simplement se souvenir que la politique des UPPs [Unités de Police pour la Pacification] dans les favelas à Rio de Janeiro a été l’une des vitrines des politiques articulées entre le Gouvernement Fédéral et les États fédérés. On a vu aussi l’expansion des prisons et l’augmentation, année après année, du nombre d’exécutions de jeunes pauvres, la plupart d’entre eux/elles noir.e.s.
2. Le Mouvement a été en contact avec l’ex-présidente Dilma Rousseff ?
Nous n’avons pas eu un seul rendez-vous officiel avec l’ancienne présidente Dilma Rousseff. Elle n’a jamais pris le soin de nous recevoir. Nous avons envoyé une lettre à la Présidente à la mi-2012, au moment où l’on pouvait déjà savoir ce qui se passerait – et qui s’est effectivement passé plus tard – c’est-à-dire, les crimes de juin, de juillet et de tout le deuxième semestre de 2012 [10] ici, à São Paulo : des massacres en série qui ont fait des centaines de victimes. Après l’envoi de cette lettre publique, nous n’avons été reçu.e.s qu’en octobre de cette année-là, et ce par l’équipe de M. Gilberto Carvalho, alors ministre du Secrétariat Général de la Sécurité Sociale. Il n’y a eu presque aucune résolution positive pour les dizaines de propositions que nous avions préparées pour cette rencontre, parmi lesquelles : un Agenda National pour la Désincarcération, que nous avons élaboré avec la Pastorale Carcérale et d’autres partenaires et qui reste un support de formation et de lutte extrêmement actuel. Le seul résultat concret a été une politique insignifiante pour la réparation psychologique des ex-prisonniers, laquelle a été menée par des psychologues lié.e.s à la bureaucratie du parti, sans faire appel à la participation directe du mouvement des mères, alors en construction.
Moi, Débora [Maria da Silva], j’ai rencontré personnellement Dilma [Rousseff] quand j’ai reçu le Prix National des Droits Humains à la fin 2013 et, à cette occasion, je lui ai dit publiquement, à elle et à tous ceux qui étaient présents, que la dictature n’était pas finie pour le peuple pauvre, noir et habitant des périphéries brésiliennes. Je lui ai dit qu’on perdait des Mères qui étaient déprimées, déçues, atteintes de cancer en raison notamment de leur combat. Mais, à ce moment-là, on m’a coupé la parole.
3. Comment est-ce que le Mouvement évalue les gouvernements de Lula et de Dilma ?
Notre évaluation est la pire possible : ils ont été à la tête du Gouvernement Fédéral pendant 13 ans, et ils avaient le pouvoir de décision. Mais ils ont repoussé les questions les plus fondamentales pour nous, les ouvriers et les ouvrières, toujours au nom de la « gouvernabilité », du « gouvernement de coalition », ce genre de bêtise. Durant leurs 13 années à la Présidence de la République, les reculs et tout ce qu’ils faisaient ou qu’ils ne faisaient pas était justifié soit par « parce que nous sommes le gouvernement », soit par « parce que le gouvernement n’a jamais été à nous ». C’est difficile à comprendre… À notre avis, il s’agissait de réunions, de conférences, de discussions « participatives » qui ne produisaient pas d’effet sur la réalité – à part la cooptation totale de pleins de mouvements et de militant.e.s dans leurs cabinets. Ceux qui avaient le pouvoir de décision en ce moment étaient les mêmes qui continuent à gouverner le pays actuellement : Henrique Meirelles, Michel Temer, Renan Calheiros, Gilberto Kassab [11] et leur clique. En plus, le Parti des Travailleurs est sorti – “a été sorti” – par un coup d’État qui n’a pas été moins crapuleux, en discréditant tou.te.s ceux/celles qui sont vraiment de gauche. Et il paraît que la gauche veut continuer à être l’otage d’une seule personne : l’éternel “Lula Lá [12]” qui canalise toute l’organisation et les mobilisations de la gauche brésilienne depuis plus de 30 ans. Quand est-ce qu’on ne sera plus otages et que l’on priorisera ce qui est vraiment important, c’est-à-dire, les constructions réelles quotidiennes dans leurs détails et en respectant l’égalité et notre autonomie, nous pour nous-mêmes [13], sans qu’on ait besoin de rétribuer des “faveurs” à personne ?
4. Quelles sont les perspectives et les tâches du Mouvement après le coup d’État de 2016 ?
Pour parler comme Eliane Brum dans la préface de son livre, Mães em Luta – 10 anos dos crimes de maio de 2006 (Mères en lutte – 10 ans des crimes de mai 2006, NDT), publié par Ponte Jornalismo [14]. et avec notre soutien : « vous voulez savoir où sont les vrais coups et ceux qui ont été frappés par ces coups au Brésil » ? Suivez la trace du sang, malheureusement. Le sang du long génocide qui détruit notre peuple. Alors ce coup d’État de Michel Temer [15], et de ses alliés voyous du PMDB et du PSDB n’est qu’un coup de plus, plus dur, c’est vrai, contre les droits et les intérêts de notre peuple. Mas la capitulation du PT avait fait, elle aussi, partie de la farce de la “redémocratisation”. Bref… Nous continuerons à lutter quotidiennement à côté de nos camarades, en essayant de contribuer à la (ré)organisation des forces de résistance réelles et effectives. Nous pour nous-mêmes.