La terre est à nous ! Pour la fonction sociale du logement et du foncier, résistances et alternatives

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Sécurité de l’occupation et fonction sociale de la terre en Inde

, par CHAUDHRY Shivani, KOTHARI Miloon

En grande majorité ; la population indienne qu’elle soit rurale ou urbaine vit dans des conditions précaires et indignes et n’a pas accès aux services de base comme l’eau, les services d’assainissement, la nourriture et les soins de santé.

Les indicateurs socioéconomiques tout comme les statistiques du logement en Inde révèlent de profondes inégalités et des conditions de vie révoltantes. C’est dans ce contexte que le gouvernement central a choisi de lancer plusieurs mesures légales et politiques visant d’abord à sécuriser l’occupation [1], puis à apaiser le secteur immobilier et promouvoir les investissements privés. Compte tenu de la situation, il est urgent d’adopter en Inde une approche fondée sur les droits de l’Homme ainsi qu’une harmonisation des lois et des mesures afin d’assurer à tous un logement convenable et la protection des droits du sol. Cet article, qui s’intéresse au contexte et aux principaux défis auxquels l’Inde fait face, cherche à proposer des solutions en ce sens.

Contexte

Selon le recensement indien de 2011, près d’un foyer sur six en zone urbaine (17,4 %) vivrait dans un quartier informel (bidonville). La population totale des bidonvilles s’élèverait quant à elle à 65 millions de personnes en 2011. Trois villes indiennes, Delhi, Bombay et Calcutta, abritent à elles seules 17 % de la population mondiale de ces établissements informels.

Ce sont les grands projets d’infrastructure (barrages, ports, mines, projets de sauvegarde de l’environnement, rénovation et embellissement des zones urbaines) et le reclassement d’importantes régions en zones économiques spéciales (ZES) à fiscalité avantageuse qui sont responsables du déplacement de millions de familles, qui n’ont pour la plupart pas été relogées. Chaque année, c’est l’Inde qui compterait les populations déplacées les plus nombreuses, autour de 65 à 70 millions de personnes depuis l’indépendance en 1947, à cause de ces ostensibles projets de « développement ». C’est aussi en Inde que l’on trouve le plus de pauvreté rurale et de foyers sans-terre dans le monde. La propriété y est très mal répartie : 60 % de la population se partagent 5 % des terres tandis que 10 % en contrôlent 55 %. Aux acquisitions forcées et à l’échec du relogement s’ajoute une grave crise agraire. Les sans-terre et les sans-abri toujours plus nombreux contribuent à cette « migration de la misère » des populations rurales en quête de subsistance vers les zones urbaines. [2]

Les deux causes de la crise du logement sont :

  • 1. la promotion d’un paradigme néolibéral de développement, qui dans son désir de favoriser le développement industriel et de créer des « zones urbaines de premier ordre débarrassées des bidonvilles » encourage les expulsions et les déplacements ;
  • 2. l’incapacité de l’État à financer et offrir des logements sociaux/à loyer modéré. Le manque de logements abordables oblige la majorité des pauvres à vivre dans des conditions indécentes dans des établissements informels, des logements insalubres ou dans la rue. Selon les estimations, le manque de logements urbains sur la période 2012-2017 toucherait 18,78 millions de foyers au niveau national, dont 95,62 % appartiennent à des groupes économiquement vulnérables ou à faibles revenus. Paradoxalement, malgré la grave pénurie d’unités de logement urbaines qui existe en Inde, un nombre important d’habitations de ces zones sont pourtant inoccupées, soit 11 millions de logements selon le recensement indien de 2011. En zone rurale, la pénurie de logements pour la période 2012-2017 toucherait 43,7 millions de foyers, dont 90 % se situent sous le seuil de pauvreté.

Sécurité de l’occupation et fonction sociale de la propriété et de la terre

L’occupation du logement et du foncier revêt en Inde différentes formes selon la nature de l’établissement humain, de la ville/du village et des lois et politiques en vigueur dans l’État concerné. Cela inclut la propriété, la location et d’autres accords temporaires. La majorité des logements des établissements informels se caractérise cependant par l’absence de sécurité juridique de l’occupation, condamnant par là même un important pourcentage de la population à vivre dans des conditions extrêmement précaires. Il est par conséquent crucial que la protection contre les expulsions forcées et les déplacements soit la pierre de voûte de chaque mesure assurant la sécurité de l’occupation foncière. [3]

En 2009, le gouvernement indien lance un programme national baptisé Rajiv Awas Yojana (RAY) visant à assurer des droits de propriété à tous les habitants des bidonvilles afin de construire un pays débarrassé de ces derniers, tout en offrant un toit et l’accès aux services de base aux populations pauvres des zones urbaines. Des projets pilotes menés sous la coupe du RAY ont cependant montré qu’il est crucial d’intégrer les droits humains dans l’application de projets promouvant le logement convenable. Il est important de comprendre et d’intégrer dans les politiques le fait que la sécurité de l’occupation est intimement liée à d’autres facettes du logement convenable. Un logement offrant une occupation et un maintien dans les lieux sécurisé, mais qui est insalubre et situé en zone périphérique, par conséquent loin des bassins d’emploi, des établissements d’éducation et de santé, ne peut pas être qualifié de convenable. De même, des précautions doivent accompagner les mesures afin de s’assurer que la terre destinée aux secteurs défavorisés ne soit pas détournée pour des raisons commerciales sous couvert de garantir la « sécurité de l’occupation » au travers de partenariats publics-privés, comme cela a pu se produire dans le passé. Ainsi, la sécurité de l’occupation en tant que composante du droit à un logement convenable doit être liée aux droits au travail/à la subsistance, aux soins, à la nourriture, à l’eau et à la sécurité de la personne et du logement.

À Ahmedabad, les habitants de la colonie Pravinnagar-Guptanagar ont reçu du Slum Networking Programme l’assurance de ne pas être expulsés au cours des dix années à venir. Cette mise à disposition de l’occupation de facto a conduit à l’amélioration de plusieurs indicateurs tels que l’alphabétisation, l’emploi, le revenu, ainsi qu’un accroissement de la superficie des unités de logement et de la répartition institutionnelle des services de base.

Démolition d’un quartier informel à Delhi / Crédit photo : HLRN Delhi

Parallèlement au principe de « minimisation des déplacements », il est important d’examiner une autre pierre angulaire de la politique de logement : l’impératif de rénover in situ le parc immobilier et de promouvoir un urbanisme inclusif et des quartiers intégrés.

Troisième principe clé pour comprendre l’importance de la sécurité de l’occupation dans la réalisation du droit à un logement convenable : l’application du concept de fonction sociale de la propriété et de la terre au niveau légal, politique et pratique. La fonction sociale de la propriété et de la terre intègre fondamentalement la notion des droits de l’Homme dans le droit à la propriété. Elle étend également le concept de propriété, le faisant passer du droit individuel au droit collectif. En ce sens, la propriété n’est pas considérée comme un simple actif économique de l’individu qui la possède, mais recouvre un objectif concomitant de promotion du bien-être social, de l’équité, de la justice, d’égalité des sexes et de protection de l’environnement dans la société. Ceci implique que la propriété foncière se doit d’être équitable et de permettre aux populations rurales comme urbaines d’y accéder, de l’utiliser, de la posséder et d’en jouir.

Intégralement lié à la fonction sociale de la propriété et de la terre, on trouve le concept de « droit à la ville/au village ». Le droit à la ville/au village peut être compris comme le droit collectif de tous à jouir d’une ville et de participer à son développement dans le cadre des principes équitables de justice sociale, de protection de l’environnement et de démocratie. [4]

Plusieurs nouvelles mesures et lois visant à aborder les problèmes de droits au logement et à la terre en Inde sont en cours de développement. Parmi ces mesures, on compte les projets de loi suivants : le Model State Affordable Housing Policy for Urban Areas, le Model Property Rights to Slumdwellers’Act, et le Real Estate Regulation Bill. Tandis que la mise à disposition de logements abordables et la rénovation in situ sont au cœur des débats autour de ces projets de lois et mesures, le défi ici est d’assurer que leur mise en œuvre respecte les droits de l’Homme et ne soit pas influencée par l’intervention du marché et les investissements privés. Un important pas en avant a récemment eu lieu ; le gouvernement a fait passer le Right to Fair Compensation and Transparency in Land Acquisition and Rehabilitation and Resettlement Act de 2013 qui remplace la loi sur l’acquisition de la terre (Land Acquisition Act) de 1894.

Recommandations pour l’application de la fonction sociale de la terre

Toute mesure concernant le logement et la terre et toute initiative législative que prend le gouvernement indien peuvent modifier de façon positive le logement et les conditions de vie d’une large majorité de la population indienne qui vit encore dans des conditions précaires. Il est, par conséquent, impératif que ces initiatives du gouvernement se fondent sur des bases solides répondant à ses obligations en termes de droits de l’Homme établies par la Constitution indienne et les instruments internationaux en la matière. Cela revêt également une importance particulière pour l’application des principes des droits de l’Homme, parmi lesquels on compte : l’indivisibilité des droits de l’Homme, la non-discrimination et l’intégration, l’égalité des sexes, la réalisation progressive, la participation et la consultation, la non rétrogression et la durabilité afin d’assurer l’application pratique de la fonction sociale de la propriété et de la terre et la réalisation du droit de l’Homme à un logement convenable et à la terre en Inde.

L’adoption d’une approche respectant les droits de l’Homme inclura l’insertion de précautions fondées sur ces derniers, qui représentent une composante nécessaire des réformes politiques, tandis que le pays persévère dans sa tentative d’équilibrer la réalisation des droits du logement et à la terre et de son développement. Les recommandations suivantes contiennent une ébauche de ce qu’une telle approche pourrait contenir.

Le principe de « fonction sociale de la propriété » devrait guider toute planification foncière afin d’assurer que la terre ne soit pas détournée au profit des plus riches et aux dépens des plus pauvres. Prenons l’exemple des centres commerciaux : ils ne devraient pas être érigés sur des terrains réservés au logement social ou aux écoles et hôpitaux publics. La fonction sociale de la propriété implique également la nécessité de limiter la taille des propriétés terriennes afin de promouvoir l’équité en termes de propriété foncière.

Afin que la propriété et la terre remplissent leur fonction sociale de protection et de promotion des droits de l’Homme à destination du plus grand nombre dans la société, il est impératif qu’une réforme foncière fondée sur les droits de l’Homme soit engagée tant en zone urbaine que rurale. À cet effet, le gouvernement indien a rédigé un projet de politique concernant la réforme de la terre (National Land Reforms Policy) et a proposé l’introduction d’une loi concernant le droit à la propriété (Right to Homestead Act) visant à redistribuer la terre aux sans-terre partout en Inde afin de leur permettre d’y construire des habitations et d’y implanter un potager ou des cultures vivrières pour s’assurer subsistance et/ou revenus. Il est primordial pour la majorité des Indiens que cette politique comme cette loi soient adoptées et appliquées au plus vite. Le gouvernement devrait également appliquer des mesures permettant d’utiliser à plein les propriétés privées et publiques vacantes, inutilisées, sous-utilisées ou inoccupées en les redistribuant aux sans-logis et aux sans-terre.

Compte tenu des importantes variations en termes de revenus, de natures du logement et de conditions de vie en Inde, il est important que la notion de sécurité de l’occupation soit fondée sur le concept des besoins de « continuum du logement ». L’occupation doit s’adapter à la location, à la propriété et à toutes formes de vie en communauté. La sécurisation de l’occupation, en tant que droit collectif des communautés, doit aussi s’adapter aux besoins de larges populations autochtones et tribales pour qui la sécurité de l’occupation est primordiale. Le lien essentiel entre logement, subsistance et santé doit être reconnu afin de rendre possible la proximité entre bassins d’emploi et lieux de résidence. Des possibilités de travail à domicile, notamment pour les femmes, devraient aussi être envisagées.

Les investissements privés dans des domaines tels que le logement et l’accès aux services de base devraient être contrôlés. L’État doit réguler la spéculation immobilière en développant des mesures adaptées afin de répartir les charges et les bénéfices des processus de développement et en adoptant des outils économiques, financiers, budgétaires et fiscaux visant à imposer un développement durable et équitable. Le Real Estate (Regulation and Development) Bill doit introduire un contrôle strict des spéculations inconsidérées incluant des mesures correctives appliquées à ceux qui violeraient les lois d’urbanisation telles que la réservation de terrains aux logements à loyer modéré.

Des efforts doivent être faits afin d’offrir logement et services de base aux populations pauvres des zones urbaines et rurales et d’améliorer progressivement leur conditions de vie, in situ, autant que possible. Leur contribution à l’économie doit être reconnue et les lois ne doivent ni les discriminer ni les criminaliser. À cet égard, toutes les lois anti-vagabondage locales et nationales devraient être abrogées, notamment l’arrêté anti-mendicité Bombay Prevention of Begging Act de 1959.

Le droit à la terre doit également être reconnu et défendu afin d’assurer l’égalité dans l’accès à la propriété et l’usage de la terre. Cela inclut le droit de posséder et gérer collectivement la terre et la propriété. De plus, cela assurerait une protection contre les expulsions forcées, contrôlerait la spéculation immobilière, et la valorisation de la terre, permettrait le développement durable d’établissements humains, promouvrait l’agriculture collective et la gestion des ressources naturelles et assurerait la priorité à une utilisation sociale de la terre en vue de projets concernant notamment le logement social et les aires de jeu. Les lois foncières et les politiques d’usage de la terre devraient aussi définir « l’intérêt public » afin de prévenir le détournement des terres à des fins non démocratiques et révoquer le principe de « domaine éminent » dont le gouvernement fait un usage abusif.

Des mesures politiques adéquates et des décisions budgétaires doivent être prises pour promouvoir le logement social à destination des secteurs économiquement précaires. Les processus participatifs de planification urbaine devraient aussi être encouragés. Ils permettraient la création d’une utilisation mixte de l’espace et de quartiers intégrés et la non-discrimination dans la répartition des logements et des services de base dans les villes et les villages. La sécurité juridique de l’occupation doit être accessible à chaque famille. Cela devrait comprendre des options multiples de l’occupation et la mise à disposition de logements et de terres à des entités collectives, incluant des groupes des femmes. Les politiques de location devraient être consolidées en faveur des propriétaires et des mesures prises afin de promouvoir l’utilisation des logements vacants. Le principe de non-discrimination, qui prévoit une protection spéciale, donnant priorité aux droits des groupes les plus marginalisés, et le principe d’égalité des sexes, mettant l’accent sur l’égalité réelle pour les femmes à tous les niveaux, doit être respecté et appliqué par tous les projets, programmes, mesures et lois.

Les résidents remplissent leurs bidons d’eau sur le site de réinstallation de Savda Ghevra, Delhi / Crédit photo : Kidwai Nagar

Alors que le gouvernement indien a amorcé des changements en termes de lois et de mesures, la réalisation des droits au logement et à la terre pour la majorité des Indiens ne sera possible que par l’adoption cohérente d’une approche fondée sur les droits de l’Homme et d’une forte volonté politique, à tous les niveaux de gouvernance, pour appliquer les lois internationales relatives aux droits de l’Homme et à l’environnement.

Bibliographie

Rapports :

  • « The Human Rights to Adequate Housing and Land in India : Status Update 2012 », Housing and Land Rights Network, New Delhi, 2012.
  • « Report of the Technical Group on Urban Housing Shortage (2012-17) », Ministry of Housing and Urban Poverty Alleviation, Government of India.
  • « Report of the Working Group on Urban Poverty, Slums, and Service Delivery System, Steering Committee on Urbanization », Planning Commission of India, October, 2011, New Delhi.
  • « Performance Audit on Jawaharlal Nehru National Urban Renewal Mission, 2012-13 », Comptroller and Auditor General of India.

Documents de l’ONU :

  • « UN Basic Principles and Guidelines on Development-based Displacement and Evictions », présenté dans le rapport du Rapporteur spécial sur le logement convenable des Nations Unies, A/HRC/4/18, février 2007.

Articles :

  • « Legal Aspects of Tenure and Housing Finance in Informal Settlements : Law and Practice in Indian States », Arkaja Singh, décembre 2012.
  • « Taking the Right to the City Forward : Obstacles and Promises », Miloon Kothari et Shivani Chaudhry, 2009.
  • « “This is no longer the city I once knew” : Evictions, the urban poor and the right to the city in millennial Delhi », Gautam Bhan, Environment and Urbanization, 2009, 21 : 127.
  • « Unequal cities : the need for a human rights approach », Miloon Kothari et Shivani Chaudhry, Urban World, Volume 1, N° 5, décembre 2009-janvier 2010, UN HABITAT, Nairobi.
  • « The Human Right to Adequate Housing : India’s Commitments and Struggle towards Realisation », Miloon Kothari, Journal of the National Human Rights Commission, Vol. 2, 2003, pp. 133-147.

Sites officiels :