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Sommaire du dossier

Les voies vers le développement de la fonction sociale de la propriété au Brésil : entre avancées et tensions sociales

, par KOETZ Vanessa, SAULE JÚNIOR Nelson

Notes critiques pour le développement des fonctions sociales de la ville

Il convient de mener une analyse précise des réglementations et outils de la politique urbaine établis à partir de la Constitution brésilienne de 1988. D’un côté, l’assignation d’un pouvoir politique et institutionnel plus important aux municipalités s’est révélée positive pour la promotion des politiques de développement urbain, qui contribuent à créer des villes plus justes et inclusives. Néanmoins, concernant la dimension sociale et territoriale, les diverses exigences établies, comme la nécessité d’une loi fédérale et d’un plan de développement municipal, ont clairement et immédiatement affaibli l’effectivité du droit collectif de la fonction sociale de la propriété.

Les secteurs de la société qui ont bénéficié du processus historique de la structure de la terre au Brésil, détenteurs de grandes concentrations de terres rurales et d’immeubles urbains, sont parvenus, avec leurs représentants dans les partis politiques, à retarder au maximum la possibilité pour les municipalités de développer leurs politiques urbaines, afin d’empêcher les villes et les propriétés urbaines de remplir leur fonction sociale. Qu’il ait fallu 13 ans au Parlement brésilien pour approuver le Statut de la Ville en 2001 en est une claire illustration.

L’approbation du Statut de la Ville, avec l’élection du Président Luís Inácio da Silva, la création du Ministère des Villes (Ministério das Cidades), du Conseil National des Villes (Conselho das Cidades), et la réalisation des Conférences Nationales des Villes (Conferências Nacionais das Cidades), ont constitué des étapes essentielles pour la valorisation des principes de la fonction sociale des villes et de la propriété, d’une gestion démocratique des villes et de la reconnaissance du droit à la ville en tant que cadre directeur des politiques nationales de développement urbain.

Les méga-événements au cœur des tensions sociales de 2013

Les avancées obtenues dans les politiques nationales de lutte contre les inégalités sociales et territoriales dans les villes n’ont pas encore été mises en œuvre de manière adaptée par les autorités municipales. Il reste encore à incorporer, en tant qu’objectif et indicateur, l’accomplissement de la fonction sociale de la propriété et du droit à la ville dans la solution adéquate aux conflits collectifs du foncier urbain, comme par exemple celui qui touche les zones occupées par la population à faibles revenus affectées par les travaux liés à la Coupe du Monde de Football.

« Pas d’expulsions ! » – Vila Autodromo, Rio, juin 2012 / Crédit photo : Charlotte Mathivet

Certains facteurs doivent être pris en compte pour parvenir à une application effective de la politique nationale de développement urbain contenant les fonctions sociales de la ville et de la propriété, en tant que valeurs fondamentales devant être observées et mises en œuvre pour résoudre les conflits collectifs du foncier urbain.

  • Le programme « Minha Casa Minha Vida » (« Ma Maison Ma Vie »), depuis 2009, a transféré plus de 20 milliards de réales brésiliens pour la construction de 2 millions de logements dans les villes, sans que ces projets de logements soient conditionnés par l’application des outils destinés à l’accomplissement de la fonction sociale de la propriété, ce qui a eu pour effet la production d’une large part de ces logements dans les zones périphériques des villes.
  • La réalisation de méga-événements internationaux, en particulier la Coupe du Monde de Football, en 2014, dans 12 villes brésiliennes, parmi lesquelles São Paulo, Belo Horizonte, Porto Alegre, Curitiba, Fortaleza, Recife, Salvador, et la réalisation des Jeux Olympiques, en 2016, à Rio de Janeiro.
  • La prédominance de la démocratie représentative sur le système de démocratie participative dans les processus de décisions concernant les mégaprojets de développement urbain.
  • L’absence de politique portant sur les conflits fonciers. Ceux-ci sont en augmentation, amenant à des violations des droits de l’Homme dans les communautés touchées par le déploiement de travaux liés aux méga-événements.

Du fait de ces facteurs, le contexte de 2013 était totalement défavorable à un agenda politique dans les villes définissant des cadres de réforme urbaine, avec les manifestations massives du mois de juin qui ont mobilisé des millions de personnes dans les villes brésiliennes.

Les manifestations ont commencé avec des revendications spécifiques au mouvement « Passe Livre » (littéralement, passe gratuit), un mouvement de protestation contre l’augmentation des tarifs des transports publics urbains. Dans un second temps, ces revendications se sont élargies, portant de manière diffuse un agenda relatif au droit à la ville, sur la base des doléances suivantes :

  • 1. Défense du droit au transport en tant que droit fondamental ;
  • 2. Institution d’un tarif gratuit et amélioration de la qualité des transports
    publics ;
  • 3. Priorité aux transports publics collectifs, plutôt qu’au transport individuel
    automobile ;
  • 4. Droit à la participation aux décisions stratégiques de la ville, comme le budget public ;
  • 5. Droit de manifestation dans les espaces publics :
  • 6. Droit à l’accès à une éducation et des services de santé de qualité (« Padrão FIFA », comme sont estampillés les stades de la Coupe du Monde) ;
  • 7. Priorité donnée dans la dépense des ressources publiques pour les besoins des habitants des villes et non pour des grands travaux de rénovation et construction de stades de football ;
  • 8. Réforme politique renforçant la démocratie directe et participative ;
  • 9. Amélioration des conditions de vie des populations des favelas et de la périphérie des villes ;
  • 10. Interdiction de l’expulsion ou du déplacement d’habitants hors de leurs logements, en raison du déploiement de projets immobiliers et de travaux pour les méga-événements de la Coupe du Monde et des Jeux Olympiques.

2014 est l’année de la Coupe du Monde de Football, mais aussi des élections nationales pour la Présidence de la République et le Parlement fédéral, et des élections du gouvernement et du parlement des États fédérés. Il est possible de donner du poids à ces revendications dispersées.

Le retour des manifestations de rue massives, avec une plateforme plus organisée pour le droit à la ville et la réforme urbaine, conjointe entre les mouvements pour le droit à la ville traditionnels et ceux plus récents, pourra favoriser un nouveau pacte politique pour le développement des villes brésiliennes dans la défense de villes justes et démocratiques.

Favela de Vila Autodromo, Rio de Janeiro, juin 2012 / Crédit photo : Charlotte Mathivet

Prochaines étapes pour le développement du droit à la ville

En 2012, un groupe de travail sur le logement décent a été constitué au sein du Conseil de défense des droits de la personne humaine (Conselho de Defesa dos Direitos da Pessoa Humana), qui a promu des travaux de recherche et des missions dans les villes de Fortaleza, Curitiba, Porto Alegre, Rio de Janeiro et Saõ Paulo, afin d’analyser la situation des communautés affectées et déplacées par les méga-événements, en particulier la Coupe du Monde de Football. Dans les situations qui firent l’objet des missions, il a été possible d’identifier les questions communes suivantes :

  • 1. Difficulté d’accès à l’information pour la population touchée quant aux projets et plans qui affectent le droit au logement et aux formes d’assistance résidentielle proposée ;
  • 2. Absence de canaux de dialogue, médiation et négociation collective avec la population touchée ;
  • 3. Absence de participation populaire dans la définition des travaux des mégaprojets ou méga-événements ;
  • 4. Absence de participation des organisations communautaires dans la définition des projets résidentiels promus avec des ressources publiques ;
  • 5. Indemnisation insuffisante pour les personnes déplacées par les mégaprojets ;
  • 6. Omission par le Pouvoir Judiciaire, dans les conflits sur le droit au logement ayant été soumis à son appréciation, de l’application de la fonction sociale de la propriété et de la ville et du droit à la ville.

Le résultat de ce travail a été présenté en octobre 2013, sous la forme d’un rapport comprenant un ensemble de recommandations qui doivent être adoptées par les entités de la fédération et les institutions publiques.

Application des résolutions de la Ve Conférence Nationale des Villes

La Ve Conférence Nationale des Villes, du 20 au 24 novembre 2013, avec pour thème central « Nous sommes ceux qui changeons la ville : Réforme urbaine maintenant ! » (Quem muda a cidade somos nós : Reforma Urbana já !), a traité parmi les sujets principaux des politiques d’incitation et de mise en œuvre d’instruments de promotion de la fonction sociale de la propriété.

Le Forum national de réforme urbaine (Fórum Nacional de Reforma Urbana) a présenté et défendu un ensemble de mesures pour la promotion des fonctions sociales des villes et de la propriété [1] pour revendiquer les éléments suivants :

  • 1. Mettre à disposition immédiatement des immeubles publics vacants et sous-utilisés au logement d’intérêt social ; établissement de zones spéciales d’intérêt social, dans les secteurs occupés par les populations à faibles revenus et les secteurs vacants, destinées au logement d’intérêt social ;
  • 2. Adoption, par les pouvoirs publics, d’instruments et politiques qui subordonnent les usages de la propriété privée aux intérêts collectifs impliquant, entre autres choses, que l’approbation des projets urbains et immobiliers doivent passer par des instances de participation et contrôle social ;
  • 3. Reconnaissance, par les pouvoirs publics, de la propriété collective, en tant que droit social, et possibilité pour les collectivités d’exercer le droit au logement ;
  • 4. Approbation, par le Congrès national, des amendements au projet de loi de réforme du Code de procédure civile, afin de modifier la procédure légale de réintégration de la possession et des actions en restitution de la propriété.

Parmi les résultats positifs, nous pouvons souligner que les mesures suivantes ont été approuvées par la Ve Conférence Nationale des Villes :

  • 1. Réaliser un recensement des terres afin d’établir un cadastre des espaces vides urbains et des immeubles inoccupés dans les aires publiques et privées ;
  • 2. Instituer et mettre en œuvre, jusqu’à la fin de 2014, la politique de prévention et médiation des conflits fonciers, pour éviter les expulsions et situations de violence dans les immeubles occupés urbains et ruraux ;
  • 3.Suspension immédiate par le Ministère des Villes du transfert de ressources à des projets et opérations qui donnent lieu à des déplacements sans plan démocratique de relogement préalable ;
  • 4. Proposition d’un projet de loi considérant que, en cas de conflits fonciers, la réintégration de la possession ne soit pas concédée sans la garantie d’audience, mesure et vérification du respect de la fonction sociale de la propriété ;
  • 5. Proposition d’un projet de loi établissant le régime juridique de la possession sociale, pour concrétiser pleinement le droit au logement digne.

Au Brésil, il est indéniable que des avancées ont eu lieu ces dernières années dans les processus de formulation des politiques publiques urbaines destinées au développement durable des villes. Cependant, celles-ci ne se traduisent pas encore en résultats transformant les situations d’inégalités sociales et territoriales.

Le débat politique relatif aux modèles et visions de la ville, pouvant s’avérer favorables à la plateforme du droit à la ville et la réforme urbaine envisagée dans les cadres référentiels des politiques nationales, va dépendre des alliances et coalitions possibles entre les mouvements traditionnels pour le droit au logement et à la ville qui luttent pour des villes justes, démocratiques et durables, et les mouvements émergents qui peuvent apporter renouvellement et innovation aux formes de pratiques de la citoyenneté, la solidarité, l’organisation et la mobilisation sociale.

Cette adhésion passe par la solidarité et le soutien aux communautés à faibles revenus et aux groupes sociaux vulnérables qui promeuvent des actions (dans le domaine administratif et judiciaire) et des mobilisations pour la défense du droit à la ville et au logement digne, dans le but de se maintenir dans les zones urbaines consolidées où ils vivent. Avec l’augmentation des investissements publics et privés dans les projets immobiliers pour les secteurs aisés, la construction et rénovation d’équipements sportifs, aéroports, avenues et lignes de métro dans les zones habitées par la population à faibles revenus a eu pour conséquence un renforcement de l’organisation et la mobilisation de communautés et groupes sociaux agissant pour la défense de leurs droits.

Nous devons valoriser les luttes, les articulations et les mobilisations internationales autour du droit à la ville, avec la Charte Mondiale du Droit à la Ville ainsi que les travaux de recherches, études, rencontres et campagnes internationales portant sur le droit à la ville, qui ont pour ligne stratégique le développement des fonctions sociales de la ville et la propriété. Toutes ces stratégies devront être renforcées dans les prochaines années, principalement pour le processus de la IIIe Conférence des Nations Unies sur les établissements humains Habitat III en 2016.

Au cœur du prochain agenda urbain mondial, on doit trouver la promotion de villes justes, démocratiques, durables, avec une plateforme diverse de mouvements et organisations pour le droit à la ville.