La terre est à nous ! Pour la fonction sociale du logement et du foncier, résistances et alternatives

Sommaire du dossier

L’accès au foncier urbain et la construction de la ville

Le cas des coopératives de logement en Uruguay

, par NAHOUM Benjamín, VALLES Raúl

La revendiction du droit au logement, encore loin d’être devenue une réalité, a cédé place à la revendication du droit à la ville en tant qu’expression du besoin pour tous et toutes d’avoir un accès décent à des biens et services urbains comme à des logements adaptés, pour un développement et une vie dignes. Il s’agit donc de droits urbains, les droits qui rendent le droit à la ville et donc l’exercice de la citoyenneté effectifs.

L’un des éléments déterminants de l’accès ou non à ces droits urbains est l’accès au foncier urbain et plus spécifiquement, la localisation des habitants sur le territoire. Traditionnellement, cet élément a été négligé par les politiques publiques de logement au profit d’approches économicistes. Ainsi, la priorité a été donnée à des solutions peu coûteuses, généralement situées sur des terrains urbains ayant une mauvaise qualité de sols, ne disposant pas des services nécessaires, et localisés dans des zones périphériques ou très loin des services urbains.

Dans le même temps, non seulement le marché a-t-il échoué à résoudre la question de l’accès adéquat au foncier pour les secteurs populaires, mais sa logique inhérente l’a de plus conduit à devenir un facteur d’expulsion et de ségrégation sociale permanente. Cette fonction a été accomplie en faisant en sorte que ces secteurs ne puissent supporter le coût d’une localisation acceptable dans la ville.

Ainsi, pour rendre le droit à la ville effectif et poser les fondements d’une solution urbaine et de logement digne, il est urgent de considérer le foncier urbain comme un bien public, ainsi que de prendre en compte le critère d’une localisation adéquate.

Les coopératives de logement en Uruguay

Depuis 45 ans, il existe en Uruguay un système de production sociale de l’habitat : il s’agit de coopératives de logement autogérées, qui sont reconnues comme l’un des dispositifs les plus efficaces pour résoudre le problème du logement des secteurs populaires. Bien que ce problème ne prenne pas en Uruguay les mêmes proportions ni la même urgence que dans d’autres pays de la région, il a entraîné une baisse de la qualité de vie de ces secteurs. En effet, ne pouvant recourir aux solutions mises en avant par le marché, ils étaient contraints de se tourner vers la précarité et l’informel.

Le système coopératif en Uruguay a différentes modalités : l’effort propre ; l’entraide ; l’épargne préalable ; l’administration directe par des tiers. Mais la forme qui s’est le plus et le mieux développée tout en étant la forme la plus subversive, est celle articulant l’autogestion et l’entraide (qui contourne le marché et rend les familles à la fois gestionnaires et constructeurs de leurs logement) associés à la propriété collective. La propriété collective attribue la propriété à un groupe, autorisant les familles à faire usage et à jouir des parties communes. Le logement y est donc réaffirmé en tant que droit plutôt que comme bien d’échange et la possibilité de spéculation s’en trouve éloignée.

En plus de la participation démocratique, de l’autogestion, de l’entraide et de la propriété collective, ce modèle se base sur les éléments suivants : le conseil technique, fourni par des équipes multidisciplinaires dans des regroupements à but non lucratif, et la participation de l’État en tant qu’acteur central de la définition de politiques, de la planification, du suivi et du contrôle de la mise en œuvre de programmes, et du financement, notamment dans l’octroi de subventions, qui est un rôle qu’aucun autre acteur ne peut jouer.

Le financement des programmes permet l’accès au foncier urbain, mais comme les groupes n’ont pas de fonds propres et que le financement n’est alloué qu’une fois le programme approuvé et signé par l’écriture du prêt, un cycle vicieux se met en place : le terrain peut être payé grâce au financement mais ces gestions ne peuvent être commencées que s’il y a un minimum de sécurité sur la possibilité d’accéder au terrain.

Les « banques » de terres

Cette contradiction a été résolue dès les premiers moments d’application de la Loi de logement (votée en 1968, définissant le cadre légal du coopérativisme de logement) par la création d’une « caisse » ou d’une Banque de terres publique, permettant aux groupes d’avoir des terrains adéquats et de les payer à réception du financement. Cela a donné un élan important au mouvement coopératif, qui, après les hésitations du début propres à tout système nouveau, est devenu en cinq ans à peine la modalité principale de production du Plan de logements.

Ensuite, une dictature de douze ans a imposé un système économique néolibéral où le coopérativisme et ses idéaux de solidarité, de démocratie et de participation de l’État n’avaient plus droit de cité. La Banque des terres, qui constituait une ingérence dans le fonctionnement du marché et brisait sa toute-puissance, n’était pas non plus acceptable.

Une fois la dictature achevée, la réalité a imposé le besoin de rétablir le fonctionnement de la Banque de terres, non seulement car c’était un outil indispensable pour la mise en œuvre du Plan de logements (notamment le coopérativisme, ainsi que les autres programmes), mais aussi parce que les banques constituent un outil de planification majeur pour les municipalités.

En effet, si c’est l’État qui met à disposition les terres, il peut aussi décider du lieu et des modalités des constructions. Et puisque ces terrains sont ensuite repayés, le dispositif fonctionne comme un fonds de roulement : la seule condition pour le mettre en route est un capital de départ, qui est souvent constitué par des terrains appartenant déjà à l’État.

Ainsi, en 1990 une Banque de terres a été créée au sein de la municipalité de la capitale, Montevideo, dont l’agglomération représente plus de la moitié de la population du pays. Cet exemple a ensuite été suivi par d’autres municipalités et en 2008 une Banque nationale a été établie et rattachée au Ministère du Logement (la Banque de biens immobiliers pour des logements d’intérêt social, le CIVIS). Tout ceci représente des avancées significatives pour garantir l’accès au foncier urbain.

L’État assume ainsi un rôle déterminant et n’est pas un simple facilitateur de l’action du marché. Il s’agit donc d’une action proactive, s’inscrivant dans le cadre de l’action publique et répondant à une revendication de longue date du mouvement coopératif. Il en découle que ces potentialités peuvent être soit pleinement utilisées, soit sous-utilisées, selon les politiques que l’opérateur de la Banque met en œuvre pour l’obtention et l’octroi de terres. Et le foncier peut être optimisé, à condition d’y consacrer assez de ressources et de mettre à profit les terres inutilisées, publiques comme privées, tout particulièrement les terrains vagues et les immeubles à l’abandon dans les zones viabilisées.

Du bon usage du sol

Pour assurer la fonction sociale du foncier, il ne suffit pas de garantir ou de faciliter l’accès aux terres biens situées. Il faut aussi assumer la responsabilité sociale et territoriale que cela implique, en promouvant son bon usage en termes de mode d’occupation, de densités proposées et de contribution à un aménagement urbain adapté.

La politique du foncier et le mouvement coopératif, agissant de concert, se révèlent être un levier au potentiel immense pour rendre le droit urbain effectif. Des actions attestant de cette expérience existent dans différents secteurs de la ville, où les classes populaires ont mis en œuvre des initiatives d’habitat coopératif et de propriété collective du foncier et des logements.

En particulier, les expériences réalisées dans les zones urbaines consolidées à densité moyenne sont éloquentes, tout comme les propositions de réhabilitation urbaine dans le centre historique de Montevideo (la « Vieille ville »). Elles ont permis l’accès au foncier dans des conditions favorables et la réalisation de projets urbains et architecturaux de très grande qualité qui, s’articulant entre eux, apportent des réponses aux besoins et aux attentes des usagers.

Même si ce n’est pas toujours la meilleure forme de mise à profit des sols qui a été choisie pour les terrains octroyés, la modalité de la propriété collective et l’accès à une localisation de qualité grâce au système des banques démontre qu’il existe des alternatives pour les catégories à plus faibles revenus et que certaines réponses ne peuvent venir que de l’État. En ce sens, l’État doit faire preuve d’une volonté de promotion sociale allant au-delà de la simple idée de créer un environnement favorable pour la production marchande.

Ces initiatives montrent à quel point il est important de disposer d’un cadre normatif adapté qui soutienne les politiques mais elles illustrent surtout le rôle prépondérant de la volonté politique, encore plus déterminante, pour réellement consacrer les droits.

Ce processus a permis l’attribution d’immeubles qui, pour la seule ville de Montevideo, recouvrent des centaines d’hectares : sur ces terrains plus de 250 ensembles de logement de différents types ont été construits (dont de nombreuses coopératives), ce qui pour un petit pays comme l’Uruguay est une quantité considérable.

La carte ci-dessous [1] de Montevideo montre la localisation des initiatives réalisées grâce à l’octroi de terrains, effectivement réparties dans des zones périphériques, des zones intermédiaires et centrales, donnant lieu à des programmes avec des densités et des configurations variables.

Enfin, l’accessibilité du foncier urbain, condition pour l’habitabilité des secteurs populaires, doit être au centre des politiques publiques et doit surtout être un droit socio-économique auquel il faut donner vie. Pour y parvenir, il faut non seulement des outils et des instruments, mais aussi une revendication forte et constante et la lutte des secteurs populaires, puisque comme le dit María Lucia Refinetti « dans l’espace de la ville, l’occupation du foncier par certains secteurs sociaux exclut leur occupation par d’autres secteurs ».

Notes

[1Les auteurs remercient l’architecte Marta Solanas Dominguez pour sa collaboration et notamment pour cette carte.

Commentaires

Raúl Vallés est un architecte uruguayen. Il est professeur des ateliers d’avant-projet et directeur de l’Unité permanente de logement de la Faculté d’architecture de l’Université de la République. Il est également membre de l’équipe technique de l’Institut « Hacer-Desur » et travaille sur les questions de logement depuis 1990.

Benjamín Nahoum est ingénieur en génie civil. Il a été membre du Centre coopérativiste uruguayen entre 1973-1987 puis conseiller auprès de la préfecture de Montevideo (1990-1992 et 1996-2000). Aujourd’hui, il travaille au sein de la Division de soutien technique de la Fédération de coopératives (FUCVAM) et il est chargé de cours à la Faculté d’architecture de l’Université de la République.