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Récupérer la ville comme espace de lutte anticapitaliste

, par HARVEY David

Cet article est un extrait du dernier ouvrage de l’auteur, Rebel Cities, from the Right to the City to the Urban Revolution, Verso, New York, avril 2012, chapitre 5 p115-119. Nous souhaitons ici remercier chaleureusement David Harvey d’avoir autorisé la collection Passerelle à traduire et à publier cet extrait.

Si l’urbanisation est centrale dans l’histoire de l’accumulation du capital et si les forces du capital et ses alliés innombrables doivent sans cesse s’efforcer de soumettre la vie urbaine à des révolutions à intervalles réguliers, alors cela implique nécessairement des luttes de classes, indépendamment de leur reconnaissance explicite. Ceci s’explique simplement par le fait que les forces du capital doivent déployer une lutte acharnée pour imposer leur volonté au processus d’urbanisation ainsi qu’à des populations entières qui ne peuvent jamais, même dans des circonstances idéales, être entièrement soumises à leur bon vouloir. Cela soulève une question politique stratégique de première importance : dans quelle mesure les luttes anticapitalistes doivent-elles explicitement se concentrer sur et s’organiser à partir du vaste terrain de la ville et de l’urbain ? Si en effet elles doivent se faire, alors comment et pourquoi, précisément ?

L’histoire des luttes de classes en milieu urbain est impressionnante. Les mouvements révolutionnaires successifs à Paris de 1789 et de 1830, puis de 1848 et la Commune de 1871, en constituent l’exemple le plus frappant au 19ème siècle. Les évènements ultérieurs incluent le Soviet de Petrograd, les Communes de Shanghai de 1927 et 1967, la grève générale de Seattle de 1919, le rôle de Barcelone dans la guerre civile espagnole, le Cordobazo de 1969, ainsi que les soulèvements urbains plus étendus aux États-Unis dans les années 1960, les mouvements d’origine urbaine de 1968 (Paris, Chicago, Mexico, Bangkok et d’autres, dont le « printemps de Prague » ; et l’émergence des associations de quartier à Madrid qui ont constitué l’avant-garde du mouvement antifranquiste en Espagne à la même époque).

L’histoire plus récente a été le théâtre d’échos de ces luttes plus anciennes avec les manifestations antimondialisation de Seattle en 1999, suivies par celles de Québec, Gênes et de nombreuses autres villes dans le cadre du mouvement massif de l’altermondialisme. Plus récemment, il y a eu des manifestations massives sur la place Tahrir au Caire, à Madison au Wisconsin, sur les Plaza del Sol et Catalunya respectivement à Madrid et à Barcelone, et sur la place Syntagma d’Athènes, ainsi que des mouvements révolutionnaires et des rébellions à Oaxaca au Mexique, à Cochabamba (2000 et 2007) et à El Alto (2003 et 2005) en Bolivie, ainsi que des explosions politiques très diverses mais tout aussi importantes à Buenos Aires en 2001-2002 et à Santiago du Chili (2006 et 2011).

Cette histoire révèle que cela ne concerne pas seulement certains centres urbains spécifiques. A plusieurs reprises, l’esprit de protestation et de révolte s’est répandu par effet de contagion à travers les réseaux urbains, de manière notable.

Le mouvement révolutionnaire de 1848 a bien commencé à Paris, mais le vent de la révolte s’est étendu à Vienne, Berlin, Milan, Budapest, Frankfort et bien d’autres villes européennes. La révolution bolchévique en Russie a entraîné la création de conseils de travailleurs et de « soviets » à Berlin, Vienne, Varsovie, Riga, Munich et Turin, tout comme le mouvement insurrectionnel de 1968 a concerné Paris, Berlin, Londres, Mexico, Bangkok, Chicago et de nombreuses autres villes embrasées par des « jours de rage » et parfois par une répression violente. La crise urbaine des années 1960 aux États-Unis a concerné de nombreuses villes au même moment. Et à un moment proprement ahurissant, même si largement sous-estimé de l’histoire mondiale, le 15 février 2003 des millions de personnes ont défilé dans les rues de Rome (environ 3 millions de personnes, c’est la manifestation anti-guerre la plus importante de l’histoire de l’humanité), de Madrid, de Londres, de Barcelone, de Berlin et d’Athènes à l’occasion d’une manifestation mondiale contre la menace d’une guerre en Irak. Les chiffres étaient moindres mais tout de même considérables (même s’il est impossible d’avancer un chiffre précis à cause de la répression policière) à New York et à Melbourne tandis que des milliers de personnes ont défilé dans près de 200 villes en Asie (à l’exception de la Chine), en Afrique et en Amérique latine. A l’époque, ce mouvement fut salué comme l’une des premières expressions d’une opinion publique mondiale et même s’il a rapidement reflué, il a laissé dans son sillage l’idée de l’existence d’un réseau urbain mondial débordant de possibilités politiques encore inexploitées par les mouvements progressistes. La vague actuelle de mouvements de jeunesse dans le monde, depuis Le Caire jusqu’à Madrid en passant par Santiago, sans parler de la révolte urbaine de Londres à laquelle a succédé le mouvement Occupy Wall Street d’abord à New York mais aussi très vite dans de nombreuses autres villes états-uniennes et de par le monde, indique que quelque chose de politique est bel est bien présent dans les villes et s’évertue à s’exprimer. [1]

Cette brève présentation des mouvements politiques urbains fait surgir deux questions. La ville (ou un ensemble de villes) est-elle simplement un lieu passif (ou un réseau préexistant) – un lieu de surgissement – où s’exprimeraient des courants plus profonds de lutte politique ? A priori cela peut sembler être le cas. Pourtant, il est également évident que certaines caractéristiques de l’environnement urbain sont plus favorables aux manifestations contestataires que d’autres, telles que la situation centrale des places Tahrir, Tiananmen et Syntagma, par exemple, ou les rues de Paris plus faciles à obstruer par des barricades que celles de Londres ou de Los Angeles, ou encore le positionnement stratégique de El Alto sur les routes de ravitaillement de La Paz.

Ainsi, le pouvoir politique cherche souvent à réaménager les infrastructures et la vie urbaine pour mieux contrôler les populations échauffées. C’est le cas célèbre des boulevards haussmanniens à Paris, considérés déjà à l’époque comme une façon d’exercer un contrôle militaire sur les citoyens rebelles. Ce n’est pas un cas isolé. Le réaménagement des centres villes aux États-Unis à la suite des soulèvements urbains des années 1960 a impliqué, comme par hasard, la construction d’obstacles physiques de taille sous la forme d’autoroutes, ou plutôt des fossés entre les citadelles des propriétés du centre-ville à haute valeur et les quartiers défavorisés. Les luttes violentes qui se sont produites dans le cadre des efforts pour mater les mouvements d’opposition à Ramallah en Cisjordanie (mis en œuvre par l’Armée de défense d’Israël) ainsi qu’à Falloujah en Irak (par l’armée étasunienne) ont joué un rôle primordial dans la réflexion sur les stratégies militaires à déployer pour pacifier, contrôler et maintenir l’ordre sur les populations urbaines. Les mouvements d’opposition comme le Hezbollah ou le Hamas, à leur tour, s’engagent de plus en plus dans des stratégies de révolte urbanisées. La militarisation n’est pas, bien entendu, la seule solution (et comme il a été démontré à Falloujah, c’est peut-être loin d’être la meilleure).

Les programmes de pacification planifiés dans les favelas de Rio sont axés sur une approche urbanisée de la lutte de classe et de la lutte sociale, puisqu’ils passent par la mise en œuvre de différentes politiques publiques dans les quartiers difficiles. De leur côté, le Hezbollah et le Hamas mêlent des opérations militaires réalisées grâce à des réseaux denses en milieu urbain et la mise en place de structures de gouvernance alternatives, qui comprennent autant l’enlèvement des ordures ménagères que des versements d’aide sociale ou des administrations de quartier.

De toute évidence, l’urbain fonctionne comme un lieu central d’action et de révolte politiques. Les caractéristiques concrètes des lieux sont importantes, de la même manière que le réaménagement physique et social ainsi que l’aménagement du territoire de ces sites constituent une arme au service de luttes politiques. Tout comme le choix et la préparation du terrain d’action jouent un rôle déterminant dans la victoire lors d’opérations militaires, il en va de même pour les soulèvements populaires et les mouvements politiques dans les contextes urbains. [2]

Le deuxième élément central est que l’efficacité des manifestations politiques est souvent évaluée à l’aune de leur capacité à perturber les économies urbaines. Au printemps 2006, par exemple, une contestation généralisée s’est répandue aux États-Unis parmi les populations immigrées au sujet d’un projet de loi visant à criminaliser les immigrés sans papiers (dont certains vivaient dans le pays depuis des dizaines d’années). Les manifestations massives ont provoqué l’équivalent d’une véritable grève des travailleurs immigrés, paralysant l’activité économique à Los Angeles et à Chicago et ayant des effets importants dans d’autres villes. Cette démonstration saisissante du pouvoir politique et économique d’immigrés non organisés (en situation régulière et irrégulière), de leur possibilité de couper les flux de production ainsi que les flux de biens et de services dans des centres urbains majeurs, a joué un rôle essentiel dans la suspension de cette initiative législative.

Le mouvement des droits des immigrés est sorti de nulle part et a été caractérisé par une forte spontanéité. Mais il a ensuite rapidement disparu en laissant deux réussites secondaires mais peut-être significatives, en plus de cette législation bloquée : la constitution d’une alliance permanente de travailleurs immigrés et une nouvelle tradition aux États-Unis de défiler en commémoration du 1er mai en soutien aux revendications du travail. Cette dernière réussite peut sembler n’être que symbolique mais cela constitue un rappel aux travailleurs organisés et non-organisés des États-Unis de leur potentiel collectif. L’un des freins principaux à la réalisation de ce potentiel est apparu clairement dans le déclin rapide du mouvement. Largement le fait des Latinos, le mouvement n’a pas su négocier efficacement avec les leaders de la population afro-américaine. Ceci a ouvert la voie à un flot continu de propagande des médias de droite, qui soudain versaient des larmes de crocodile sur les emplois des afro-américains « volés » par les immigrés illégaux Latinos. [3]

La rapidité et la volatilité de l’essor et du déclin des mouvements de contestation massifs de ces dernières décennies doivent être analysées. En plus de la manifestation mondiale contre la guerre de 2003 et de l’essor et du déclin du mouvement pour les droits des travailleurs immigrés aux États-Unis en 2006, il y a de très nombreux exemples du parcours erratique et des manifestations géographiques hétérogènes des mouvements d’opposition. Parmi ceux-ci figurent les révoltes des banlieues françaises en 2005, les insurrections révolutionnaires en Amérique latine depuis l’Argentine en 2001-2002 jusqu’en Bolivie en 2000-2005, qui furent rapidement maîtrisées et réintégrées aux pratiques capitalistes dominantes. Les démonstrations populistes des indignados en Europe du sud en 2011 ainsi que le mouvement plus récent d’Occupy Wall Street auront-ils des effets plus durables ?

Saisir les enjeux politiques et le potentiel révolutionnaire de ces mouvements est un défi de taille. L’histoire et les destins fluctuants du mouvement anti ou altermondialiste depuis la fin des années 1990 montre également que nous nous situons à présent dans une phase spécifique et peut-être foncièrement différente de la lutte anticapitaliste. Ce mouvement, formalisé dans le cadre du Forum social mondial et des Forums régionaux, s’est progressivement ritualisé à travers les manifestations régulières contre la Banque mondiale, le FMI, le G7 (à présent le G20), ou toute autre conférence internationale sur n’importe quel sujet (depuis le changement climatique jusqu’au racisme en passant par l’égalité de genre), mais il reste difficile à définir puisque c’est un « mouvement de mouvements » plutôt qu’une organisation à pensée unique [4]. Les formes plus traditionnelles d’organisation de la gauche, comme les partis politiques de gauche et les militants sectaires, les syndicats de travailleurs et les mouvements militants sociaux ou environnementaux tels que les maoïstes en Inde ou le mouvement des paysans sans terre au Brésil, n’ont pas disparu. Mais ils semblent aujourd’hui tous flotter dans un océan de mouvements d’opposition plus dispersés manquant de cohérence politique générale.

Notes

[1L’expression « l’air de la ville rend libre » vient de l’époque médiévale, quand des villages avec des chartes pouvaient fonctionner comme « des îles non féodales dans une mer féodale ». Henri Pirenne, Medieval Cities, Princeton, NJ : Princeton University Press, 1925.

[2Stephen Graham, Cities Under Siege : The New Military Urbanism, London : Verso, 2010.

[3Kevin Jonson and Hill Ong Hing, « The Immigrants Rights Marches of 2006 and the Prospects for a New Civil Rights Movement », Harvard Civil Rights-Liberties Law Review 42:99-138.

[4Thomas Mertes (ed.), A Movement of Movements, Londres, Verso, 2004 ; Sara Motta y Alf Gunvald Nilson (eds.), Social Movements in the Global South : Dispossession, Development and Resistance, Basingstoke, Hants, Pal grave Macmillan, 2011

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David Harvey est professeur d’anthropologie et de géographie au Graduate Center de l’Université de la ville de New York (City University of New York) et auteur de nombreux ouvrages sur la géographie critique et notamment le droit à la ville.