Avant, et depuis les soulèvements du Printemps arabe, l’attention mondiale s’est largement portée sur la transformation des institutions des gouvernements centraux : présidence, pouvoirs législatifs et ministères clés. Cependant, « la question de la terre », conflit situé à un niveau bien plus fondamental, secoue le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord (MENA) et promet de constituer une priorité de la justice transitionnelle dans les années à venir.
Diverses formes de corruption officielle restent un sujet central des soulèvements, et l’escroquerie foncière en est désormais une caractéristique constante. La privatisation du foncier public et des ressources associées et la confiscation de propriétés privées pour enrichir le chef d’État et son entourage sont des pratiques courantes. D’autres formes de négation des droits de la terre ciblent des groupes déjà désavantagés dans la région, aggravant leur appauvrissement et leur marginalisation et les privant de moyens de subsistance.
Yémen : une menace pour la paix sociale
Les accaparements de terres nationales à travers le Yémen, en particulier dans les gouvernorats d’Al Hudaydah et d’Aden, ont été à l’origine d’un vif mécontentement populaire envers le régime de l’ancien président yéménite Ali Abdallah Saleh.
En 2008, le parlement yéménite enquêtait déjà sur des confiscations de terres publiques et privées par des dirigeants gouvernementaux et militaires haut placés. Dans un important rapport de 500 pages (2008), le comité d’enquête a révélé comment 15 figures militaires et politiques usaient de leur pouvoir coercitif pour s’approprier une large partie des terres de cinq gouvernorats : Aden, Ad Dali’, Ta’izz, Abyan et Lahij. Ce rapport recommandait alors au Président Saleh de choisir entre le soutien à ses 15 fidèles complices dans l’accaparement de terres, ou la recherche d’une légitimité auprès des 22 millions de citoyens du Yémen. Il a opté pour la loyauté de son entourage.
En avril 2010, un second comité parlementaire a traité 400 cas d’empiètement sur des terres dans le gouvernorat d’Al Hudaydah, au bénéfice de 148 dirigeants politiques, économiques, religieux et tribaux de longue date. 63 % des terres agricoles du gouvernorat ont été confisqués aux producteurs locaux, un tel larcin étant assuré par l’usage de milices armées.
En 2012, après la chute de Saleh, une partie du contenu du rapport de 2008 a été divulguée. Cela a confirmé la spoliation de 1 357 logements et 63 propriétés gouvernementales uniquement à Aden. Le problème a gagné en intensité dans la région du sud et alimenté la résurgence du mouvement sécessionniste. Les confiscations de terres dans le seul sud du pays atteignent une superficie égale au territoire de Bahreïn. Le rapport du parlement yéménite de 2010 mettait en garde contre l’émergence de nouveaux troubles et la menace pour la paix sociale qu’allait engendrer l’acquisition illicite de terres pour les années à venir.
Bahreïn : une pénurie foncière
L’accaparement de terres à Bahreïn se caractérise par sa sévérité et son ampleur considérable. Bahreïn possède le territoire le plus réduit de tous les pays de la région (760 km2) et dépend largement des importations de nourriture. Il est également marqué par les spoliations exercées par une seule famille : le clan royal Al Khalifa. Il s’agit d’une nation insulaire dont presque la moitié du foncier reste inaccessible aux Bahreïnis, car occupée par des bases militaires étatsuniennes où stationne la Cinquième Flotte des États-Unis. Le pays souffre d’une pénurie de terres.
Le territoire de Bahreïn inclut plus de 70 km de côtes en terre-plein conquis sur la mer au cours des trente dernières années. Ceci a augmenté la superficie foncière de plus de 10 %. Les terre-pleins, selon la loi, sont publics et ne peuvent faire l’objet d’une privatisation. Cependant, en 2008, environ 94 % des ressources publiques nouvellement créées avaient été incluses dans le patrimoine privé de la famille régnante. La commercialisation des terres côtières a conduit de nombreuses petites pêcheries familiales bahreïnies à perdre leurs moyens de subsistance et leur communauté.
Pendant plusieurs années avant le soulèvement massif contre la famille régnante Al Khalifa en 2011, les jeunes et les opposants au régime ont ouvertement dénoncé le manque de logements et de perspectives de subsistance résultant largement de l’auto-enrichissement de la famille royale et ses fidèles grâce aux ressources naturelles foncières. La confiscation par les dirigeants de terres prospères et de tous les accès à la mer a coïncidé avec une discrimination matérielle en termes de produits et services publics en faveur de la minorité sunnite et d’autres expatriés fidèles au régime.
La cupidité manifeste des accaparements royaux a même contraint la chambre basse du parlement (le Conseil des Députés) à enquêter. Son étude publiée en mars 2010 a révélé le fonctionnement du système, ayant permis le transfert de 65 km2 de terres publiques (pour une valeur supérieure à 40 milliards de dollars – 29 milliards d’euros) à des intérêts privés depuis 2003, sans rétribution correspondante au trésor public. Pas moins de 16 chefs d’inculpation ont été mis en lumière, impliquant principalement le transfert par le roi de propriétés étatiques à des intérêts privés, aux dépends des citoyens. [2]
Ceux-ci comprennent :
- 1. Désordre créé dans l’inventaire des propriétés étatiques ;
- 2. Empiètement sur des terres privées réenregistrées au nom de membres de la famille Khalifa gratuitement ;
- 3. Dans le nord, autour de Manama, la plupart des concessions foncières ont été attribuées gratuitement, 12 de ces accaparements représentant à eux seuls une surface de 37 km2 ;
- 4. Concession de terres publiques à l’entreprise Stone Co., contrôlée par le clan Al Khalifa, avant leur enregistrement comme foncier étatique ;
- 5. Émission de titres de propriété de substitution sous prétexte de la perte des originaux, sans avoir légalement sollicité les actes de substitution, violant ainsi la Loi sur l’enregistrement foncier ;
- 6. Concession de terre-pleins constitutionnellement nationalisés pour des investissements privés ;
- 7. Dissolution unilatérale de propriétés étatiques par l’Autorité de recensement et enregistrement foncier ;
- 8. Terre-pleins conquis sur la mer avec des fonds étatiques, tels que Jufair et la Diplomatic Area, exclus du foncier étatique, avec des titres de propriété ayant disparu du ministère des Finances, les séquences de numérotation des archives étant modifiées de manière à dissimuler leur disparition ;
- 9. Absence de recensement précis du foncier étatique ;
- 10. Planification et gestion médiocres du foncier étatique, alors que beaucoup d’importants projets publics ont été menés sur des terres dont la propriété n’est pas correctement documentée (par ex. le campus de l’Université de Bahreïn) ;
- 11. Renoncement à des sites archéologiques de valeur par omission de leur enregistrement au nom de l’État ;
- 12. Foncier acquis dans un but public pendant environ 22 ans sans être enregistré comme bien public, comme c’est le cas du Dilmun Paradise Water Park ;
- 13. Absence de planification stratégique des projets résidentiels, exacerbant la pénurie foncière ;
- 14. Ambigüité et dissimulation d’informations relatives à l’usage des sols et la planification foncière ;
- 15. Défaut de maintenance du foncier étatique de la part du ministère des Finances, validant des décrets royaux amendant les registres fonciers ;
- 16. Manque d’intégrité de l’Autorité de recensement et enregistrement foncier dans son rôle de défenseur des intérêts publics.
L’enquête officielle a démontré que le conseiller du Premier ministre, le cheikh Isa bin Ali Al Khalifa, a reçu des pots-de-vin à hauteur de 2 milliards de dollars (un montant équivalent au budget annuel de l’État- environ 1,45 milliards d’euros). Dans le scandale portant sur des rétro-commissions autour de l’entreprise Alba (Aluminium Bahrain BSC) contrôlée par la famille régnante, le roi a accordé des grâces royales aux défendeurs, alors même que les affaires étaient toujours en cours de jugement au Royaume-Uni et aux États-Unis.
La nature byzantine de la corruption dans la gestion du foncier étatique bahreïni est tellement complexe que le rapport parlementaire de 2010 recommandait un suivi aux niveaux législatif, exécutif et judiciaire, avec un Comité aux affaires économiques et financières chargé de gérer les propriétés étatiques et investi de pouvoirs d’investigation et d’émission d’ordres de comparution. Le manque d’accès aux informations et documents requis avait sérieusement freiné les efforts mis en œuvre par le parlement pour mettre en lumière toute la vérité.
Égypte : la découverte de la lenteur
Sur la terre des pharaons, l’expropriation des petits producteurs fermiers constitue une politique étatique depuis l’adoption de la tristement célèbre Loi 96, annulant les accords sur la propriété foncière protégée (1992). Plus de trois ans avant que les foules ne se rassemblent sur la Place Tahrir pour renverser le régime du Président Hosni Moubarak, le député de l’Assemblée du peuple Gamal Zahran annonçait en session parlementaire, le 12 novembre 2007, que l’État avait perdu 800 milliards de livres égyptiennes (98 milliards d’euros) à travers des privatisations illicites au bénéfice de dirigeants politiques et hommes d’affaires de haut rang.
Deux ans après le soulèvement égyptien du 25 janvier 2011, les procédures judiciaires avancent à pas comptés, bien que des condamnations de premier plan pour escroquerie foncière aient été obtenues. En mars 2011, la Banque centrale d’Égypte a publié une lettre révélant les noms de 138 personnes soupçonnées de corruption et trafic d’influence. Le Procureur général a ordonné le gel de leurs avoirs, et certaines de ces personnalités sont encore en attente de leur procès.
En décembre 2011, les auditeurs de l’Autorité des nouvelles communautés urbaines ont rendu public leur rapport n° 755 portant sur les agissements d’anciens dirigeants : le Président Hosni Moubarak et le Premier ministre Ahmed Nazif, ainsi que d’autres ministres, s’étant approprié des propriétés étatiques et ayant donné en concession des terres et villas à des dignitaires du régime, et à certaines entreprises et des membres des élites d’autres pays arabes. Toutes ces opérations avaient reçu l’aval du Président lui-même, de ses ministres et des Premiers ministres Atef Ebeid et Ahmed Nazif (respectivement au pouvoir de 1999 à 2004 et de 2004 à 2011).
Fin décembre 2012, l’actuel Premier ministre Hecham Qandil a émis un décret visant à former un comité chargé d’enquêter sur les escroqueries foncières commises par le régime déchu. Ce nouveau comité est dirigé par le président de la Cour d’appel du Caire, le juge Ahmed Idris, et composé de 15 experts des domaines administratif, militaire et agricole. Parmi les cas emblématiques d’escroquerie foncière, on compte le transfert à l’homme d’affaires Ahmed Bahgat de 1950 feddans ou acres égyptiennes (819 hectares) pour une somme dérisoire, qui fait l’objet d’une enquête séparée. Les enquêteurs et révolutionnaires égyptiens vont assurément avoir beaucoup à faire dans les prochaines années face à la profondeur et l’ampleur de la corruption de l’ancien régime.
Tunisie : un système monopolistique
Dans une dernière tentative, le Président tunisien en déroute Zinedine Ben Ali formait trois comités afin de contenir la crise, mais cela n’aura pas sauvé son gouvernement. Parmi eux, on trouve la Commission nationale d’établissement des faits sur les affaires de malversation et de corruption.
Son rapport de novembre 2011 expliquait comment le régime de corruption s’était progressivement étendu et avait resserré son étreinte sur toutes les institutions étatiques, dénaturant l’économie, les institutions judiciaires et politiques et le développement social. La Commission a reçu plus de 10 000 dossiers, enquêté sur plus de 5 000 d’entre eux et envoyé environ 300 affaires devant la justice. Certaines institutions administratives (par ex. le Ministère de la Justice) n’ont pas accepté de coopérer. La Banque centrale a refusé de fournir des informations portant sur la période cruciale 2006-2010.
Avec les informations dont elle disposait, dont les comptes des victimes, la Commission a établi que la plupart des faits de corruption ont eu lieu lorsque les autorités administratives et les institutions économiques se croisaient. Les transactions foncières frauduleuses étaient d’ailleurs au premier plan. Elle a révélé les mécanismes de corruption, mettant en lumière la manière dont l’exécutif s’est enrichi en reclassant des terres agricoles ou en jachère en terrains constructibles, ou en faisant passer des zones aptes à la construction d’un certain type à un autre.
Les autorités ont ainsi démultiplié la valeur économique de propriétés foncières appartenant aux membres de la famille étendue de l’ancien président et à ses proches collaborateurs. Le Service de la publicité foncière est impliqué dans la falsification de titres rendant des terres aptes à la construction et la reclassification de propriétés étatiques pour une privatisation à bas prix, parfois même pour un dinar symbolique, comme cela a été le cas d’exploitations agricoles transférées à des ministres et d’autres proches de l’ancien président. Ce procédé a concerné également l’annulation arbitraire de contrats publics valides avec des agriculteurs locaux qui avaient cultivé les terres pendant de nombreuses années.
Au-delà de l’accaparement des terres, l’essentiel de la production de nourriture en Tunisie est tombé directement sous le contrôle de l’oligarchie au pouvoir. La distribution et l’importation ont également été intégrées dans un système monopolistique impliquant les principaux secteurs économiques du pays, qui embrasse le commerce de manière globale, depuis le blé jusqu’aux vêtements d’occasion.
Maroc : en toute discrétion
Les manœuvres du roi du Maroc, Mohammed VI, provoquent à peine le mépris populaire. Malgré la crise économique et financière mondiale, ce monarque a pourtant doublé sa fortune personnelle au cours des cinq dernières années. Il se place au septième rang des têtes couronnées les plus riches du monde, avec une fortune estimée à 2,5 milliards de dollars, soit six fois les trésors accumulés par les souverains du Qatar ou du Koweït.
Le roi est dépeint comme le principal banquier, l’assureur, l’exportateur et le cultivateur du Maroc, contrôlant la production et la distribution de l’énergie et la nourriture, de même qu’une large part du secteur des communications. Cette réputation suit la ligne de son couronnement en 1999, avec le surnom de « roi des pauvres ».
L’État (foncier, citoyens et institutions) alloue au roi un salaire mensuel de 40 000 dollars (environ 29 000 euros), et verse au « roi et sa cour » 31 millions de dollars par an (22,5 millions d’euros, soit 18 fois les frais d’entretien de la Reine Elisabeth II et 60 fois le budget du Président de la République français). Les dépenses annuelles du palais royal dépassent les budgets cumulés de quatre ministères marocains : transport et travaux publics, justice et liberté, culture, et agriculture et pêche. Les calculs établissent le budget officiel du roi comme équivalant à celui de 375 000 citoyens marocains moyens.
La holding royale Omnium nord afrique (ONA) comprend aujourd’hui des douzaines de filiales dans la plupart des secteurs stratégiques de l’économie marocaine : production, transformation, distribution et exportation agroalimentaire ainsi que le foncier associé, immobilier, logement, secteurs minier et bancaire. Alors que ces entreprises ont été officiellement privatisées au bénéfice du souverain, elles continuent à peser sur le budget de l’État en recevant des subventions assurant leur expansion avec de larges profits qui enrichissent encore plus la famille royale.
Dans un pays où la plupart des agriculteurs se battent pour subsister à leurs besoins sur moins de cinq hectares, les immenses propriétés foncières du roi lui permettent non seulement de s’enrichir personnellement avec un avantage hors de proportions, mais aussi de dénaturer le système et le secteur agricoles. La gestion foncière souffre au Maroc des mêmes dénaturations qui affectent toute la région. Le système de publicité foncière reste opaque et dissimule la réalité des véritables propriétaires d’une large part des terres du pays.
Les données officielles peuvent être trompeuses. En effet, entre 400 et 450 000 hectares (4 000 à 4 500 km2) ont disparu des registres fonciers à l’indépendance en 1956, et même après la « marocanisation » des anciennes terres coloniales en 1970. Certains ont évoqué un « accaparement de terres » royal, mais l’absence de système d’information foncière transparent empêche toute traçabilité.
Les luttes à venir
Le fil de l’histoire des terres dans le Printemps arabe continue à se dérouler sous nos pas. Les révélations d’usurpation des terres du peuple, essence de la souveraineté, raisonnent à travers la région. Elles éclairent d’un nouveau jour la jonction entre la gouvernance corrompue et la mauvaise gestion des terres du peuple.
En construisant une nouvelle phase de gouvernance en adéquation avec la volonté populaire, on peut imaginer les ébauches des luttes sociales à venir. Elles sont les produits du passé. Les processus de justice transitionnelle qui émergent reflètent la défiance compréhensible d’un peuple qui choisit désormais de ne plus se laisser faire.