Qu’il s’agisse d’immeubles bâtis immédiatement utilisés ou de terrains nécessitant une construction précaire, l’occupation de propriétés laissées vacantes est une pratique aussi ancienne que controversée. Si l’archéologie fait remonter ces luttes à l’âge de bronze [1], l’histoire du squat politique en France retient surtout le début du XXe siècle et Georges Cochon [2]. Menant tout à la fois une action directement utilitaire, l’occupation de logements vides par des nécessiteux et une action médiatico-politique avec par exemple l’occupation de la cour de la préfecture de police ou l’installation de baraquements dans le jardin des Tuileries [3], il est un précurseur des différentes associations ou collectifs qui existent aujourd’hui.
Le squat : au cœur du débat sur le droit de propriété
Le squat, questionnant la notion de propriété perçue comme un élément fondamental de notre société, s’inscrit par la force des choses et souvent par les forces de police, dans un rapport géographique et temporel au droit et à la justice.
En France, la justice oppose le droit de propriété, droit constitutionnel, au droit au logement, reconnu seulement « objectif à valeur constitutionnelle » et fait du premier un droit supérieur justifiant l’expulsion des occupants. Des personnes mal-intentionnées ou mal informées réclament même la prison pour les squatteurs. Pourtant, bien qu’on puisse gloser sur la notion d’illégalité, il est important de rappeler que squatter n’est pas illégal. Aucune loi n’interdit en effet de s’abriter dans un immeuble vide, même, le squat est un moyen légal d’accéder à la propriété, au moins depuis le code civil de 1804 [4].
Car, si la propriété est effectivement une notion centrale du droit français, la société a prévu, comme pour tous les droits, un système équilibré où l’usage, la possession, a sa place. La propriété légale n’est pas un bloc entier, mais peut se diviser en nu-propriété et usufruit. Dans le cadre d’une occupation, il est important de noter que l’usufruit n’est pas utilisé (auquel cas il y aurait sans-doute une violation de domicile), et que la nu-propriété, qui permet d’aliéner le bien, n’est pas touchée par l’occupation : un propriétaire peut vendre un local squatté. Assimilable à une réquisition forcée, on ne peut, dès lors, qualifier le squat de privation de propriété [5].
Droit du domicile versus droit de propriété
De la même manière, lors de l’occupation, ce n’est pas seulement le droit au logement, que les juridictions relèvent à juste titre comme opposable au seul état, qui est revendiqué, mais c’est aussi le respect de la vie privé, le droit du domicile. Le droit européen comme le droit français accordent à juste titre une grande importance à sa protection. Pour les particuliers, c’est en 1832 que la violation de domicile est introduite, et depuis, la Cour de Cassation a eu le temps de développer une jurisprudence conséquente. Contrairement à d’autres pays, la notion couvre un périmètre étendu, puisqu’il s’agit d’un « lieu où, que l’intéressé y habite ou non, a le droit de se dire chez lui, quel que soit le titre juridique de son occupation et l’affectation donnée aux locaux [6]. »
Ainsi, des locaux professionnels sont considérés comme le domicile de l’entreprise et protégés par cette loi [7], tout comme les résidences secondaires ou les logements occasionnels, même et surtout si personne ne les occupe au moment de l’entrée dans les lieux. En pratique, c’est souvent la présence de mobilier qui fonde le domicile. Dans ce cas, au-delà de la réponse pénale qui prévoit amende et prison, la loi oblige la police a expulser sur la seule plainte de l’occupant légal, un délai minimal de 24h étant laissé pour un éventuel recours. [8]
Il est important de noter que la protection juridique du domicile s’étend bel et bien aux squats et bidonvilles, le fait pour les occupants d’apporter du matériel de couchage et de cuisine créant ce domicile. [9] En pratique toutefois, il est extrêmement difficile dans un tel cas ne serait-ce que de déposer plainte.
Une loi plus tolérante pour les locaux vides
Dans les faits, au-delà de la prescription acquisitive qui nécessite trente ans d’occupations et donc ne concerne que peu de squat, le droit français a intégré après l’appel de l’Abbé Pierre en 1954, plusieurs dispositions visant à protéger le logement, y compris celui d’occupants sans droit ni titre, par exemple avec la trêve hivernale et les délais accordés par le juge.
La trêve hivernale est une vieille pratique du droit au logement. Elle trouve son origine dans l’article 3 de la loi du 3 décembre 1956, signé entre autres par le président René Coty, et le garde des sceaux, un certain François Mitterrand. À l’époque, elle s’applique à tous, quelque soit le statut légal de l’occupation. En fait, l’article premier de cette loi, qui permet aux juges d’accorder des délais, précise même que cette possibilité est ouverte sans que les occupants aient à justifier d’un titre à l’origine de l’occupation, donc aux squatteurs. La seule exception prévue par la loi, c’est lorsque les locaux occupés sont concernés par un arrêté de péril : si l’immeuble est dangereux, les forces de l’ordre peuvent procéder à l’expulsion.
Pendant trente-quatre ans, la formulation de la loi ne bouge pas. Elle se trouve simplement intégrée dans le nouveau Code de la construction et de l’habitation en 1978. Ce n’est qu’au début des années 1990 qu’une loi vient modifier la trêve hivernale : en juillet 1991, apparaît une petite phrase intéressante : « Les dispositions du présent article ne sont toutefois pas applicables lorsque les personnes dont l’expulsion a été ordonnée sont entrées dans les locaux par voie de fait. » Une toute dernière codification en juin 2012 a fait passer cette disposition dans le code des procédures civiles d’exécution.
La question de l’entrée dans les lieux par voie de fait se retrouve très régulièrement devant les tribunaux dans le cas des squatteurs, car en plus de la trêve hivernale, elle conditionne souvent, selon l’appréciation des juges, l’octroi des deux mois de délais suivant le commandement de quitter les lieux. [10] Au moment des débats parlementaires de 1991, la notion paraissait claire :
« Deux conditions devront toutefois être réunies pour qu’une telle expulsion puisse être ordonnée. D’une part la voie de fait, c’est-à-dire l’acte de violence ou d’effraction devra être prouvé. Le juge ne saurait en effet présumer l’existence d’une voie de fait, ni fonder sa décision sur la seule circonstance que les personnes concernées se trouvent dépourvues de tout titre. Il faut qu’il y ait eu une violence avérée. [11] »
La jurisprudence exprime d’ailleurs clairement que la voie de fait ne se présume pas, et que la seule occupation sans droit ni titre n’en constitue pas une [12]. La voie de fait est par contre établie dès lors qu’il y a dégradation, ou même simplement effraction. En fait, il est de la responsabilité d’un propriétaire de clore son terrain ou son bien, et l’on ne peut priver des protections légales un occupant lorsque celui-ci s’est contenté de pousser la porte.
Une recrudescence des expulsions
Pourtant, suite à deux décisions du Conseil d’État [13], le gouvernement considère aujourd’hui par défaut que la trêve hivernale ne s’applique pas aux squats ou aux bidonvilles, et depuis quelques années, expulse régulièrement en hiver.
Dans le même temps, les délais prévus à l’actuel article L.412-4 du code des procédures civiles d’exécution, dont la durée était initialement laissée au libre arbitre de la justice, ont été ramené à trois ans, puis un an seulement en 2009 [14].
Une telle limitation progressive des droits des occupants n’est pas spécifique à la France. Ainsi, la législation du squat, longtemps très favorable aux Pays-Bas, s’est récemment durcie. En Angleterre et au Pays de Galles, l’occupation de locaux résidentiels est une infraction pénale depuis septembre 2012. En France, une volonté similaire de criminaliser les occupants, et de rendre ainsi légale une expulsion en dehors du contrôle d’un juge, s’est heurtée au Conseil constitutionnel. [15]
Si squatter n’est pas illégal, dans une société comme la nôtre la question de la légitimité de cette pratique se posera toujours. Cette légitimité doit non seulement se mesurer aux circonstances de l’espèce (il est légitime pour une personne dans le besoin de s’abriter dans un local ou sur un terrain vacant), mais elle doit également se mesurer à l’aune du comportement étatique.
L’excuse, trop souvent servie lors d’expulsions, de la stricte application des décisions de justice est une hypocrisie visant à ne pas assumer la réalité d’une politique. Parce que les expulsions de squats ou de bidonvilles se passent de justice en se basant sur une pseudo flagrance, et parce que l’État se moque de ses propres condamnations lorsque la justice lui enjoint de reloger.