Analyse et décryptage de la version du 1er août 2018 et étude de certains cas
La loi pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie a été adoptée définitivement par l’Assemblée nationale le 1er août 2018, après un rejet du texte en deuxième lecture par le Sénat le 31 juillet. Depuis sa présentation, le 21 février, au conseil des ministres, il a connu de nombreuses modifications à la marge, mais au final, le texte est presque identique au projet de loi initial et la philosophe reste la même. Selon les sénateurs : « il est dangereux et consacre une véritable chute de droits pour les personnes étrangères. Il va considérablement dégrader la situation d’un très grand nombre de personnes étrangères par un affaiblissement de garanties et droits fondamentaux et l’accentuation de la maltraitance institutionnelle ».
Hormis de rares mesures protectrices, cette loi instaure principalement des mesures renforcées de restrictions, de contrôles et de « tris » à des fins d’empêchement d’entrée ou d’expulsion et de bannissement du territoire. En cela, elle vient amplifier la politique migratoire actuelle, déjà fortement attentatoire à la dignité et au respect des droits fondamentaux des personnes [1].
Dans les faits, le droit des étranger·es est souvent considéré comme le laboratoire du droit commun en France, notamment pour ce qui concerne ses dispositions les plus coercitives. Cette assertion se vérifie déjà avec l’adoption de l’état d’urgence puis l’évolution du code de la sécurité intérieure. Les techniques de contrôle des étranger·es y ont été recyclées reléguant les personnes ciblées au rang « d’étrangers de l’intérieur ».
Par exemple, l’état d’urgence a été initié à des fins de contrôle migratoire, que ce soit lors du démantèlement de la jungle de Calais ou lors des multiples contrôles d’identité ainsi rendus possibles, mais le processus inverse s’est également produit : le droit des étranger·es a été utilisé à des fins de contrôle dans le cadre de l’état d’urgence. L’application de l’état d’urgence du 14 novembre 2015 au 31 octobre 2017, et l’évolution du code de la sécurité intérieure depuis, en sont de parfaites exemples : afin de contrôler les personnes considérées comme représentant une menace pour l’ordre et la sécurité publics, les autorités ont recyclé des techniques de contrôle des étranger·es. Ce sont particulièrement deux d’entre elles qui ont été reconverties : l’assignation à résidence et l’usage des « notes blanches » des services de renseignement. Nous retrouvons certains aspects qui ne sont pas récents, dans la nouvelle loi.
Demandeurs d’asile : un accueil sous surveillance
La possibilité d’assigner à résidence une personne étrangère faisant l’objet d’une mesure d’expulsion existe depuis longtemps. Initialement prévue à l’article 28 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France, elle figure aujourd’hui dans certains articles du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda). En résumé, cette procédure permet à l’administration d’assigner à résidence une personne faisant l’objet d’une mesure d’éloignement dont l’exécution ne peut, pour diverses raisons, être immédiate. La personne doit alors se présenter périodiquement auprès des autorités (les « pointages »), jusqu’à ce que la mesure d’éloignement ait cessé de produire des effets, du fait de son exécution, de son abrogation ou de son annulation.
La nouvelle loi prévoit de répartir et cantonner les personnes demandant l’asile dans certaines régions françaises en conditionnant le versement de l’Allocation pour demandeur d’asile (ADA) et l’hébergement dans un centre d’hébergement, à la résidence dans cette région qu’elles ne pourront quitter sans autorisation. Sinon, les conditions d’accueil leur sont irrévocablement retirées.
Les personnes provenant d’un pays considéré comme « sûr », formulant un réexamen ou faisant l’objet d’une décision de transfert, pourront se voir assignées à résidence ou être placées en rétention et l’allocation sera remplacée par des aides matérielles, mettant de plus en plus de personnes dans une situation de dénuement complet. La loi prévoit que les services intégrés d’accueil et d’orientation (SIAO) chargés de la gestion de l’hébergement d’urgence adressent mensuellement à l’office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) la liste des personnes, réfugiées ou demandeurs d’asile, qui sont hébergées. S’il s’agit en premier lieu de ne plus verser le montant additionnel de l’ADA aux personnes ainsi hébergées, cette mesure rend pérenne les contrôles de situations administratives des personnes hébergées, prôné par la circulaire Collomb du 12 décembre 2017.
L’assignation à résidence telle que prévue par la loi relative à l’état d’urgence et sa transposition dans le droit commun, poursuit les mêmes objectifs : autoriser l’administration à priver de liberté des personnes à l’égard desquelles elle disposerait de suffisamment d’éléments pour établir qu’elles constituent une menace grave, mais pas suffisamment pour judiciariser leur situation à long terme. Cette mesure permet ainsi au ministre de l’intérieur et à ses préfectures de disposer de pouvoirs exorbitants, puisqu’ils n’ont pas besoin de l’autorisation préalable d’une juridiction pour éditer des arrêtés d’assignation, hormis pour les renouvellements pris dans le cadre de la loi du 30 octobre 2017 renforçant la Sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (dite loi SILT) si un recours est exercé par la personne visée.
Au total, ce sont 439 personnes qui ont été assignées à résidence entre le 15 novembre 2015 et le 2 juin 2017 pour un total de 708 arrêtés (une personne pouvant avoir fait l’objet de plusieurs arrêtés, soit parce que les modalités de l’assignation ont été modifiées, soit parce que l’arrêté a été renouvelé). Depuis l’entrée en vigueur de la loi SILT le 1er novembre 2017, 40 Mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance (MICAS), l’équivalent des assignations à résidence « de droit commun » ont été prononcées, dont 35 étaient en cours au 2 mars 2018. [2].
Cet ensemble est très lié à la loi, notamment sur la rétention où il sera possible d’expulser un étranger sans attendre la décision du juge. En clair, saisi par la personne étrangère d’une part et par la préfecture d’autre part, le Juge des libertés et de la détention (JLD) contrôle la procédure de rétention. En cas de non-respect de la loi par la police ou le préfet, la personne est remise en liberté. Retarder l’intervention du JLD permettra d’expulser plus facilement avant toute vérification des procédures légales de la rétention.
C’est un retour déguisé, proche du dispositif très controversé du JLD après cinq jours de rétention ; en effet, la loi Besson (sous Sarkozy) de 2011 avait repoussé l’intervention du JLD à cinq jours, et l’intervention tardive du JLD, véritable contournement organisé de la justice, avait ainsi conduit, à une explosion d’expulsions sans audience préalable devant un juge. La loi Cazeneuve de 2016 (sous Hollande) l’a rétabli dans les 48 premières heures de la rétention, ainsi, statuant en 24h, le JLD pouvait contrôler le respect de la loi, avant que l’administration ne le prenne de vitesse pour expulser.
La loi qui vient d’être adoptée repousse le délai de jugement à 48 heures : les expulsions sans contrôle des procédures, et sans droit à un procès équitable, reprendront de plus belle.
De plus, poursuivant une logique d’immigration professionnelle choisie, la loi ne propose toujours rien pour la régularisation des travailleurs et travailleuses sans-papiers, sinon une perspective opaque d’ordonnance qui fusionnerait les titres de séjour qui les concernent. Au lieu de saisir l’occasion de ce projet de loi pour améliorer le droit, la loi prévoit une fusion des titres, sans que cette réforme particulière ne soit soumise au débat parlementaire.
Les OSI se sont mobilisées contre la nouvelle loi, mais sur ce point particulier qui concerne le lien entre « travail et carte de séjour », pour des migrant·es embauché·es en contrat à durée indéterminée (CDI) souvent dans de grandes entreprises françaises, hormis le soutien des syndicats, aucune action portée par les associations de migrant·es n’a vu le jour pour soutenir cette action « ici ».
Il est important de souligner que cette situation concerne majoritairement des migrant·es originaires du bassin du fleuve Sénégal et plus largement de l’Afrique de l’ouest ciblée par les projets de codéveloppement et de gestion des flux migratoires. Bien avant la nouvelle loi, c’est grâce à l’engagement des intéressé·es, le soutien de trois syndicats (la Confédération générale du travail (CGT), la Confédération nationale du travail (CNT), le syndicat Solidaires), mais aussi de l’association Droits Devant, que bon nombre de migrant·es arrivent à décrocher leur régularisation [3].
Dix ans après les grèves des sans-papiers : histoire d’une lutte qui se renouvelle
Il y a dix ans, le 15 avril 1998, des centaines de travailleur·ses sans-papiers, se mettaient en grève et occupaient leurs entreprises dans l’espoir d’obtenir un titre de séjour. Si certain·es avaient déjà participé à des mouvements sociaux dans leur pays d’origine, notamment au Mali ou au Sénégal, lors de mobilisations étudiantes, ces grèves ont constitué pour tous une première expérience militante en France et un apprentissage sur le tas des codes et des pratiques syndicales.
L’obtention d’un titre de séjour peut parfois confronter les anciens sans-papiers à des choix cornéliens. Grâce à leur régularisation, certains ont pu échapper aux emplois peu qualifiés dans lesquels les confinait leur situation administrative. Ils ont accédé à des postes d’encadrement qui les ont forcés à choisir entre leur ascension professionnelle et leur engagement syndical.
Dans ces conditions, le militantisme n’apparaît guère comme une priorité. En outre, après avoir été bridé·es dans leur évolution professionnelle comme dans leur vie privée, les régularisé·es découvrent une liberté relative. La grande majorité d’entre elles et eux avait la ferme intention de changer de travail ou de patron après la grève. Mais cela s’avère plus difficile que prévu carle titre de séjour octroyé aux sans-papiers est provisoire, valable un an. Les préfectures peuvent refuser de le renouveler en cas de chômage, de changement d’employeur ou de secteur d’activité. Cette épée de Damoclès force à la discipline plutôt qu’à la revendication.
Les grévistes régularisé·es qui poursuivent leurs actions syndicales -au sens classique- travaillent en général dans de grandes entreprises pourvues d’instances représentatives du personnel. « La CGT conçoit le rapport au syndicat à partir du syndicat d’entreprise, souligne Sophie Baroud, Maîtresse de conférence de sciences politiques à l’université Lumière Lyon 2. On devient actif si on a un syndicat dans l’entreprise et si on y milite ».
C’est le cas de M.T. : Arrivé en France en 1994, à 19 ans, afin de poursuivre ses études, il ne peut s’inscrire à l’université faute du bon visa, et finit par devenir éboueur. En 2007, alors salarié de Véolia, il voit à la télévision les cuisiniers sans-papiers des restaurants Buffalo Grill occuper leurs établissements, brandir leurs fiches de paie et obtenir leur régularisation. Il rencontre alors un syndicaliste, Raymond Chauveau, de la CGT Massy et ensemble, ils fédèrent un groupe de travailleurs sans-papiers au sein de Véolia.
Ce groupe occupe un dépôt de l’entreprise dans l’Essonne au printemps 2008. M.T. anime le piquet de grève, participe aux négociations avec le patron. Quelques mois après l’obtention de son titre de séjour, il est élu délégué du personnel suppléant CGT. Il lui reste, comme à tout nouvel élu, à acquérir des compétences techniques. Lui qui n’avait pas pu poursuivre ses études, multiplie les formations, apprend auprès de ses collègues élu·es plus expérimenté·es et finit par devenir délégué syndical.
Histoire d’une lutte : 2008-2018
Ministre de l’intérieur de 2002 à 2004, puis de 2005 à 2007, Nicolas Sarkozy avait fait de la « lutte contre l’immigration clandestine » une priorité. Lors de son passage Place Beauvau, les contrôles d’identité et les arrestations d’étranger·es sans titre de séjour en règle se sont multipliés. Le nombre d’arrestations a doublé entre 2002 et 2008, passant de 49 470 à 111 692, tandis que celui des départs a triplé, pour atteindre 29 796, dont 19 724 expulsions en 2008 (note, selon Pierre Bernard-Reymond, dans le rapport parlementaire n° 516 du Sénat, du 3 juillet 2009. « En d’autres termes, il y a plus de cinq étrangers arrêtés pour aboutir à une expulsion, révèle l’anthropologue Stefan Le Courant, les sans-papiers apprennent à "vivre sous la menace" ». )
Au milieu de nombreuses mesures restrictives -mise en place d’un test de français et d’un seuil de ressources pour les candidat·es au regroupement familial, création d’un « contrat d’accueil et d’intégration pour la famille »…-, la loi du 20 novembre 2007 relative à la maîtrise de l’immigration, à l’intégration et à l’asile couvre également une nouvelle possibilité : elle permet aux sans-papiers d’être régularisé·es s’ils ou elles sont parrainé·es par leur employeur·se. Cette procédure devant rester exceptionnelle, elle n’est facilitée que pour des métiers très spécifiques, qui ne sont pas ceux des sans-papiers (dessinateur industriel par exemple). Mais certains se mettent en grève et finissent par obtenir un titre de séjour alors même qu’ils et elles n’étaient pas, à priori, concerné·es par ce dispositif.
Les salarié·es identifient les syndicats comme une source d’aide possible à leur régularisation. Le 15 avril 2008, trois cents d’entre eux occupent simultanément leurs entreprises en région parisienne. Salarié·es des secteurs du bâtiment, de l’hôtellerie-restauration, du nettoyage, de la confection, de l’aide à la personne, ils et elles travaillent pour des sociétés qui ont pignon sur rue : la multinationale du nettoyage Veolia, les fast-foods Quick, l’entreprise de bâtiment et de travaux publics (BTP) Arcadem, les chaînes de restaurants Chez Papa, Bistro romain ou Pizza Marzano, etc. Au premier jour de la grève, les employeurs n’en reviennent pas de voir se rebeller ceux et celles qu’ils considéraient comme des employé·es modèles. Ces mobilisations sont principalement organisées, à nouveau, par la CGT, la CNT, le syndicat Solidaires et l’association Droits Devant !.
Ce mouvement inédit lie un mode d’action traditionnel de l’histoire ouvrière (la grève avec occupation du lieu de travail) à la revendication centrale de la lutte des sans-papiers : la régularisation. Au bout de quelques semaines, la plupart des grévistes obtiennent des papiers mais dès que les occupations cessent, les préfectures cessent de régulariser. À l’automne 2009, onze syndicats et associations, en particulier la CGT et Solidaires, pressés par les sans-papiers, décident donc de soutenir jusqu’à 6800 travailleur·ses qui occupent leur lieu de travail ou un lieu emblématique de leur secteur d’activité, comme des fédérations patronales. Ces grèves sont longues : certaines occupations durent plus d’un an.
Impossible de revenir en arrière une fois l’irrégularité révélée au grand jour ; avant la grève, le patron pouvait ignorer (ou feindre d’ignorer) la situation administrative de son ou sa salarié·e. Ce n’est désormais plus possible : le ou la gréviste qui n’obtient pas sa régularisation perd aussi son emploi.
Depuis lors, le 12 février 2018, cent soixante salarié·es sans-papiers, réparti·es dans sept entreprises d’Ile-de-France : intérim, collecte et recyclage des déchets, logistique, distribution de colis express, traiteur, … se sont mis en grève pour réclamer leur régularisation et celle de nombreuses personnes qui partagent leur sort. La veille des occupations, les sans-papiers étaient invités par la CGT à son siège situé à Montreuil près de Paris. Leurs délégués se sont présentés à la tribune, alors qu’en 2009 lors d’une réunion semblable à la bourse du travail de Bobigny, ils étaient restés dans l’assistance, à écouter les syndicats chevronnés s’exprimer au micro. De plus, ils ont d’emblée participé aux réunions hebdomadaires d’organisation du mouvement, quand, dix ans plus tôt, leur présence ne coulait pas de source : ils n’étaient venus qu’au bout de plusieurs semaines. Se contentant de revendiquer leur propre régularisation, sans chercher une modification du cadre légal, les sans-papiers ont cette fois mis à peine deux mois à obtenir satisfaction contre plus d’un an en 2008-2009. Militant·es et grévistes n’ont donc pas laissé toutes leurs forces dans ce conflit, et l’après-grève a pu être anticipé
La régularisation par le travail n’est toujours pas un droit pour les précaires : seul le séjour des travailleur·ses riches et/ou diplômé·es est favorisé. La loi ne fixe aucun critère, seule la circulaire « Valls » du 28 novembre 2012, aléatoirement respectée, précise des conditions irréalistes : être déclaré·e de longue date, gagner le SMIC même à temps partiel, convaincre son patron de risquer des poursuites, etc. S’agissant des ressources entrant en jeu pour la régularisation (et pour l’accès à la carte de résident ou le regroupement familial), les femmes, qui travaillent plus de façon sous-payée, à temps partiel et en pluri-emploi sont pénalisées. L’irrégularité n’empêche pas de travailler, des secteurs entiers sont connus pour recourir massivement au travail des personnes sans-papiers (bâtiment, restauration, sécurité, nettoyage), mais elle entretient la précarité et les atteintes au droit du travail. La majorité des personnes sans-papiers déclarent leurs revenus ; leur activité est un facteur fort d’intégration : relations sociales, maîtrise de la langue. Bien qu’en situation irrégulière, ces personnes sont déjà insérées dans la société d’accueil.
En France, comme dans les autres pays européens, la politique d’immigration est marquée par de nombreuses contradictions. L’action menée en faveur de l’intégration s’accompagne de mesures souvent contestées par les associations de défense des droits des migrant·es. Elle s’inscrit dans un cadre d’intervention où désormais l’accent est mis davantage sur les aspects juridiques et culturels que sur la dimension économique.
Les violations des droits fondamentaux des personnes migrantes, subies tout au long de leur parcours puis à l’arrivée sur le territoire français (et européen) sont aujourd’hui largement documentés [4]. Dénoncées par les ONG et régulièrement relevées par des organismes internationaux et des experts indépendants, elles restent pourtant impunies.
« Le temps des boucs émissaires est de retour. Oubliées au point d’être invisibles, la frénésie de la financiarisation, la ronde incessante des marchandises, la spirale des inégalités, des discriminations et de la précarité. En dépit des chiffres réels, la cause de nos malheurs serait, nous affirme-t-on, dans la « pression migratoire » ». [5].
De là à dire que pour éradiquer le mal-être, il suffit de tarir les flux migratoires par des projets de codéveloppement et des accords de réadmission, …, le chemin n’est pas long et beaucoup trop s’y engagent.