En empruntant la route nationale qui relie Syracuse à Cassibile, à quelques kilomètres de la grande ville du sud-est de la Sicile, on pourrait rouler sans rien voir. Ni les abris de fortune au milieu des herbes hautes, ni les bâches plastiques et les morceaux de carton devenus toit ou mur, ni les centaines de travailleur·ses migrant·es qui vivent là. « Tous les ans, depuis au moins 25 ans, environ 500 migrant·es viennent travailler dans les champs de la province de Syracuse mais aussi de Raguse et de Catane. Ils et elles arrivent à partir de février, surtout pour la récolte des pommes de terre et des fraises », précise Damiano Marchisio, travailleur psychosocial pour Intersos.
Ces fraises atterrissent dans des barquettes, vendues à bas prix, sur les étals des supermarchés européens eu mois de février. Le schéma est le même en Espagne. Les cadences infernales, l’absence de protection sanitaire, des heures supplémentaires de travail non payées. Voilà le quotidien de travail que décrit Ana Pinto, la porte-parole du collectif des Jornaleras en Lucha de Huelva (les saisonnières en lutte de Huelva). Elle-même a perdu son travail comme saisonnière suite à son engagement politique pour faire reconnaître les conditions détestables des travailleuses agricoles dans les champs et dans les stations de conditionnement. Ses camarades racontent le harcèlement, le manque de protections sanitaires, les abus dans les plus grosses entreprises de la région comme Berries los Membrales, Cuna de platero ou Driscoll’s qui exportent leurs fraises dans toute l’Europe.
Salaire minimum abaissé
L’Andalousie est le plus gros exportateur de fruits rouges d’Europe. Les fraises sont principalement exportées en Allemagne, au Royaume-Uni, en France et en Italie. En 2018-2019, plus de 340 000 tonnes de fraises y ont été produites pour un bénéfice de 554 millions d’euros pour les entreprises. Le salaire minimum des ramasseuses de fraises à Huelva plafonne lui à 42 euros par jour, en dessous du salaire minimum fixé par les conventions du secteur agricole en Espagne.
Après la campagne de dénonciation des Saisonnières en lutte de Huelva lors de la saison 2020, qu’elles ont voulu la plus large possible, quelques mesures ont été prises : un jour de repos a, par exemple, été instauré dans une entreprise, alors que ça n’était jusque-là pas prévu par les responsables. Les Saisonnières en lutte reçoivent désormais des soutiens conséquents : les chanteuses et actrices Clara Peya, Alba Flores et Ana Tijoux ont récemment enregistré une chanson pour les femmes qui travaillent dans les champs de fraises dont les recettes sont versées intégralement au collectif. « C’est la première fois qu’une telle attention nous est portée », précise Ana Pinto Lepe. Mais de manière générale, les choses n’ont que très peu évolué. Seule une entreprise que le collectif a dénoncée a dû en payer les conséquences juridiques. Entre-temps, le collectif a mis en place une permanence téléphonique pour les travailleur·ses.
La situation dans les « chabolas » les inquiète particulièrement : de nombreuses femmes, souvent sans-papiers, vivent dans ces constructions de carton ou de plastique, sans électricité, ni eau courante et sont très exposées aux contrôles de police et au racisme. « Il s’y est formé une sorte de mafia », explique Ana Pinto Lepe. Avec l’épidémie de Covid-19, leurs habitant·es ont été rendu·es encore vulnérables et certaines femmes se voient obligées de se prostituer pour obtenir un emploi sur le marché noir.
Une auberge pour travailleur·ses migrant·es
Les saisonnières en lutte de Huelva luttent côte à côte avec d’autres collectifs comme l’association Asnuci (Association de los nuevos ciudadanos por l’interculturalidad - Association des nouveaux citoyens pour l’interculturalité). Cette dernière a organisé la construction de la première auberge pour travailleur·ses migrant·es dans la région de Huelva qui permettra à 40 personnes de se loger de manière décente pendant la saison. « Toutes les places sont déjà prises et la liste d’attente est longue, précise Seydou Diop, le porte-parole sénégalais de 29 ans. C’est petit mais c’est plutôt un geste pour motiver le gouvernement andalou à régler le problème du logement. Si ces travaux se font, c’est uniquement grâce à l’argent de la solidarité nationale et internationale ».
Le logement, c’est aussi la bataille du Colectivo de los Trabajadores Africanos de Huelva (Collectif des travailleurs africains de Huelva) qui est à l’origine de la campagne #RegularizacionYa. Une lettre a été adressée au gouvernement et au parlement espagnol avec le soutien de plus de 1 500 organisations et de huit député·es espagnol·es, exigeant la régularisation des personnes en situation irrégulière. Le projet de loi a été rejeté. Les collectifs continuent le travail « pour négocier un plan B auprès de l’Assemblée nationale espagnole », précise Seydou Diop. Les luttes des collectifs de saisonnier·es en Espagne sont désormais de plus en plus connues. En janvier 2020, Philip Alston, le rapporteur spécial des Nations-Unies pour l’extrême pauvreté et les droits humains, dénonçait dans un rapport « des conditions de vie qui sont parmi les pires que j’ai vues dans le monde ».
La problématique de l’exploitation des travailleur·ses étranger·es est à comprendre dans le cadre d’un système de production des fruits et légumes de l’agriculture aujourd’hui industrialisé. Dans ce secteur, les marges sont faibles et les producteur·rices cherchent à les faire sur la main d’œuvre, qui représente 50 % des coûts de production. « La concurrence s’organise donc sur les salaires et sur le modèle social », explique Frédéric Decosse, sociologue au CNRS en France et membre du Collectif de défense des t travailleur·ses étranger·es dans l’agriculture (CODETRAS). Plusieurs programmes spécifiques d’importation de main-d’œuvre étrangère coexistent dans les États méditerranéens. Selon la Commission européenne, plus de 100 000 travailleur·ses saisonnier·es ressortissant·es de pays tiers viennent dans l’Union européenne chaque année. Contratos en origen, en Espagne, des titres de séjour « travailleur·ses saisonnier·es » de trois ans autorisent des ressortissant·es étranger·es à travailler 6 mois par an en France, ou système de détachement constituent des moyens de recrutement légaux et moins coûteux.
La régularisation n’empêche pas l’exploitation
Dans le campement informel de Sicile, l’article 103 du « Décret Relance » annoncé en grande pompe par le gouvernement italien en mai 2020 a créé beaucoup d’espoirs. Censé proposer des solutions pour faire repartir l’économie italienne, il prévoyait une mesure de régularisation pour les travailleur·ses domestiques, agricoles et du secteur des soins à la personne. Au campement de Cassibile, la majorité des travailleur·ses viennent du Soudan, du Maroc, du Sénégal et de Gambie. Environ la moitié n’a pas de permis de séjour. « Quand le décret a été annoncé, tou·tes ont fait les démarches pour avoir des papiers, il y a deux ans encore on pouvait travailler sans, mais maintenant les contrôles sont nombreux », raconte Ahmed Ali Bachir, un travailleur agricole tchadien de 33 ans, dont le permis de séjour est valable jusqu’en 2022. La Ministre pour les Politiques agricoles, Teresa Bellanova, elle-même ancienne travailleuse agricole, avait tablé sur 600 000 demandes de régularisation. 207 542 ont finalement été effectuées au cours de la période impartie, dont seulement 15% pour les travailleur·ses agricoles.
Simona Cascio, présidente de l’association ARCI de Syracuse, qui accompagne les migrant·es dans leurs démarches administratives depuis 2002, s’attendait à être débordée de demandes, il n’en fut rien. « Même pour les situations qui collaient parfaitement aux pré-requis, il manquait toujours quelque chose, soit le passeport, soit la résidence en Italie, soit c’était impossible de démontrer, comme demandé, que le·la travailleur·se a déjà travaillé au noir », détaille-t-elle. La démarche a aussi un coût : 500 euros si elle émane de l’employeur, 130 si elle est faite par le·la travailleur·se. Une somme importante au regard des quinze euros quotidiens qu’ils et elles gagnent. « La régularisation n’empêchera pas l’exploitation », avait mis en garde le syndicat USB qui avait appelé le 21 mai 2020 à une inédite grève des travailleur·ses agricoles. Au-delà des obstacles administratifs et du coût de la procédure, l’agriculture italienne souffre d’un mal appelé « caporalato ». Cette expression désigne le recours illégal à un intermédiaire entre le·la travailleur·se et l’employeur·se aussi bien pour trouver un emploi que pour se déplacer du campement aux champs pour travailler. Cela a un coût : en général, la moitié du salaire des travailleur·ses. « Une fois le travail commencé, le patron dit : la journée c’est 45 euros, tu veux travailler ? Si ça ne te va pas, tu pars. T’as besoin de travailler donc tu restes. Ensuite tu paies cinq euros pour le transport, il te reste quarante euros et le patron en donne la moitié à l’intermédiaire », explique Ahmed Bachir Ali.
Dans le sud de l’Italie, quelques coopératives ont lancé des labels, garantissant aux consommateur·rices que la main d’œuvre n’a pas été exploitée. C’est le cas de Nocap avec les tomates dans les Pouilles ou de ContadinAzioni avec les olives en Sicile. Car quelle que soit la région ou la récolte, il est presque impossible d’échapper aux intermédiaires. Ahmed Bachir Ali le constate à chacun de ses nouveaux déplacements. Incapable de se permettre un logement avec son maigre salaire duquel il parvient à envoyer de temps à autre entre 500 et 600 euros à sa famille au Tchad, il esquisse sa solution : « Dans chaque endroit de récolte, on pourrait construire un grand camp, où ceux qui travaillent peuvent trouver l’eau, l’électricité, une douche chaude, comme ça on peut travailler, se laver et se changer, vivre comme des êtres humains ».
La justice peine à condamner la fraude des employeurs
Mettre en place un logement adapté aux travailleur·ses agricoles fait également partie des demandes de l’organisation Via Campesina afin de lutter contre les intermédiaires et l’exploitation. Le système d’intermédiaire entre les travailleur·ses et l’entreprise est généralisé à toute la région : du dyibasi en Turquie qui organise le travail des réfugié·es syrien·nes dans les exploitations de noisettes au migrant marocain qui recommande des travailleur·ses pour les systèmes français et espagnol et se fait rémunérer en échange. Les autorités des pays employeurs sont conscientes de l’existence de phénomènes d’exploitation, comme le montre, par exemple, le rapport français « Attirer et protéger les travailleurs saisonniers ressortissants de pays tiers en France » qui évoque « un nombre de saisonniers employés et parfois hébergés également, dans des conditions pour le moins pas toujours conformes à la règle ». La loi française, modifiée en 2014, consacre désormais la responsabilité de l’entreprise lorsqu’il y a un manquement au droit. Pour autant, la réponse est très limitée. Fin 2020, le conseil des prud’hommes d’Arles a condamné l’entreprise espagnole Laboral Tierra et 12 exploitants du sud de la France à verser plusieurs milliers d’euros de dédommagement à cinq travailleurs marocains. Mais les faits de « travail dissimulé » et « marchandage » n’ont pas été retenus par le tribunal. « Il y a une responsabilité des États dans le sens où la justice peine à dire que les situations qui lui sont présentées sont des fraudes au détachement », analyse Frédéric Decosse.
La faiblesse de la volonté politique de lutter contre l’exploitation s’explique aussi par le fait que les accords passés entre les pays de travail et les pays où est recrutée la main d’œuvre font partie d’accords globaux dont le but est de limiter l’immigration. Ainsi, en Espagne, les pays favorisés sont ceux qui acceptent, par ailleurs, l’expulsion rapide de leurs ressortissant·es en situation irrégulière. La sociologue Emmanuelle Hellio note par exemple que dans le cadre du recrutement pour les entreprises de Huelva en 2008, « 700 sénégalaises ont participé à une expérience pilote, officiellement pour compenser le renvoi forcé des boat people sénégalais échoués aux Canaries ». Mais cette réticence à punir sévèrement l’exploitation des travailleur·ses doit aussi se comprendre à travers la proximité entre les États et les organisations patronales. « En France, il y a un laisser-faire qui s’inscrit dans le cadre de la co-gestion et donc de la collusion des affaires agricoles, entre la FNSEA, le syndicat patronal agricole majoritaire, et le ministère de l’Agriculture, qui existe depuis l’après-guerre. On constate dans les discours politiques, ainsi que dans les outils mis en place par les autorités, que les points de vue de ce syndicat sont entendus », analyse Frédéric Decosse. Dans ce contexte, les militant·es qui luttent contre l’exploitation s’adaptent. Ainsi, en France, le Collectif de défense des travailleur·ses étranger·es dans l’agriculture (CODETRAS) a choisi d’élargir ses revendications. « Tous seuls, on n’y arrivera pas. Nous avons cherché des leviers qui parlaient plus aux gens que la question de l’exploitation, et nous avons créé des alliances sur la critique du modèle d’agriculture intensive, sur les dimensions environnementales du problème », explique Frédéric Decosse, qui est membre du collectif.