Les débuts de « la crise » : 2011-2016
Il faut attendre les premiers mois de 2016 pour que la situation dite « crise migratoire », retrouve un semblant d’équilibre. Les hot spots ou plateformes régionales de débarquement, comme préfère les appeler la Commission européenne (ou même « centre fermés ») sont des lieux où sont regroupé·es les migrant·es pour régler les formalités administratives et offrir la possibilité, à celles et ceux qui le souhaitent, de demander l’asile, seule façon légale de pouvoir prétendre à entrer dans les pays européens qui ont, en général, tous fermés leurs portes à l’immigration. Le système de hot spots est destiné officiellement à « trier » les migrant·es aux marges de l’Europe ou à l’extérieur de l’Union. Dans ces centres, l’Union européenne apporte une aide logistique dans l’enregistrement, l’identification, la prise d’empreintes digitales et le recueil de témoignages des demandeur·ses d’asile, ainsi que sur les opérations de retour.
Ainsi, en échange d’une aide de 6 milliards d’euros, une relance de processus d’adhésion à l’Union européenne et la suppression des visas, les autorités turques acceptent un plan de réadmission des migrant·es avec un accord signé le 18 mars 2016. Pour chaque migrant·e renvoyé·e en Turquie, les États de l’Union s’engagent à accueillir un·e réfugié·e résident·e en Turquie. Seul le plan de répartition reste en panne avec quelques centaines de réinstallations par mois seulement, contre les 160 000 prévues. Les passages en Grèce diminuent fortement, mais les traversées à partir de la Libye et son lot de naufragé·es redémarrent (2500 morts sont enregistrées entre janvier et mai 2016 [1].
Aujourd’hui, la situation migratoire sur les bordures méridionales de l’Europe a des allures de caricature. Rive Sud le conflit syrien a généré 4 millions d’exilé·es. On en dénombre 650 000 en Jordanie, 1,2 million au Liban et 1,9 million en Turquie. Une personne sur quatre résidant au Liban serait réfugiée et une sur cinq en Jordanie. À ces flux, il faut ajouter les 6,5 millions de déplacé·es internes qui ont fui les combats sans quitter la Syrie. Au total, la moitié de la population syrienne a dû quitter son lieu de résidence en raison de la guerre. Rive Nord, l’Union européenne, deuxième puissance économique du monde, 512 millions d’habitant·es a reçu 1 million de réfugié·es et se perd en marchandages politiques pour qui devra accueillir les 160 000 réfugié·es proposé·es par l’UE, soit l’équivalent de 0,031% de sa population [2].
"Le problème n’est plus l’accueil des réfugié·es mais la survie de la zone Schengen et, au-delà, de l’Union européenne elle-même", selon Thomas Lacroix, membre du comité éditorial de Migrinter de l’Université de Poitiers. Tels sont, les termes de la « crise migratoire » qu’il serait plus exact d’appeler la crise de l’approche européenne des migrations, une approche qui a été pensée pour subvenir aux besoins économiques de l’Union, mais qui se révèle parfaitement inadaptée aux circonstances actuelles.
La crise n’est donc pas celle que l’on croit. En effet, la question n’est pas celle de l’arrivée massive des migrant·es, mais celle de la réaction européenne. On peut faire le parallèle avec la crise d’ampleur similaire qu’a traversée l’Union au début des années 1990 pendant la guerre des Balkans : 1,3 million de personnes s’étaient alors réfugiées en Europe occidentale qui, en plein cœur de la crise avait alors mis en place la zone Schengen. Deux décennies plus tard, les mêmes causes produisent pourtant des effets inverses. Pourquoi l’Union se délite-t-elle aujourd’hui, face, non pas à l’arrivée, mais à la seule perspective de l’arrivée « massive » de réfugiés en provenance de pays du Sud ?
Ce positionnement rend pour le moins illisible la politique migratoire des États européens. Plus que d’un régime exclusif, il faudrait mieux parler d’un régime sélectif, c’est-à-dire ouvert à une certaine forme de migration, à condition que celle-ci s’inscrive dans une logique néolibérale de la dynamique économique : migrant·es qualifié·es et fortuné·es ou sinon corvéables et peu coûteux : le ou la bon·ne immigrant·e est un·e immigrant·e qui rapporte. Cette politique a multiplié les statuts, les dérogations et donc les incertitudes. On le voit dans la confusion entretenue entre les termes réfugié·e, demandeur·se d’asile économique ou clandestin·e… Ouverture conditionnelle pour les un·es, fermeture pour les autres, le tout sur fond de dérégulation des échanges, libre circulation des capitaux, des produits ou de l’information. La migration humaine est au cœur du paradoxe libéral.
La politique migratoire, calibrée sur les intérêts particuliers des États, se révèle incapable de prendre en charge les mouvements de populations qui demandent, au contraire, une opération concertée et solidaire. Voilà donc un espace que pourrait occuper le FORIM pour une meilleure représentation des OSIM et des migrants conformément à ses objectifs généraux : « Être un partenaire des pouvoirs publics et des organisations de la société civile concernées, en tant que structure crédible et fiable de migrant·es bien intégré·es, c’est-à-dire représentant la diversité dans l’unité nationale, engagé·es pour la cohésion et l’harmonie sociale en France ».
Dans les faits, les déplacements de populations recouvrent une grande diversité de situation et de mécanismes. Qu’elles durent quelques mois ou plusieurs décennies, qu’elles soient motivées par l’attrait du gain ou la fuite de violences armées, qu’elles concernent des hommes, des femmes ou des enfants, des migrants des pays du Sud allant vers un pays du Nord ou l’inverse… sous le chapitre des migrations, une multitude de termes viennent désigner des phénomènes très divers, et ce, au risque permanent de la confusion…
Migration, migrant, immigré, étranger, … : de qui et de quoi parle-t-on ?
Le terme de migrant·e est un terme générique qui permet de qualifier toute personne qui vit ailleurs que sur son lieu de naissance.
À côté du mot migrant·e, on continue à utiliser celui d’immigré·e. Ce dernier désigne les personnes vivant dans un autre État que celui dans lequel elles sont nées. En France, pour être qualifié·e d’immigré·e, il faut, selon la définition de l’INSEE, être né·e étranger·e à l’étranger et résider en France depuis au moins un an (sinon, on est un touriste). Cette définition diffère légèrement de la définition européenne selon laquelle il faut simplement être né·e à l’étranger (et non être né·e étranger·e à l’étranger). Ainsi, les statistiques européennes comptabilisent les Français·es né·es à l’étranger venu·es s’installer en France parmi les immigré·es. Parler d’immigré·e, c’est donc adopter le point de vue du pays d’installation (selon la Cimade). Concernant les migrations internationales, on peut en distinguer trois types.
Les migrations économiques qui sont motivées par la recherche d’un meilleur emploi ou d’un salaire plus élevé. Les migrations familiales qui sont le fait de migrant·es qui vont dans un autre pays pour rejoindre et/ou accompagner un membre de leur famille : conjoint·e, parent·e, etc. Enfin, les migrations forcées qui désignent des mouvements de population provoqués par des crises qui obligent les personnes à quitter leur lieu de vie. Ces crises peuvent être politiques, socio-économiques ou environnementales. Dans les faits, ces migrations sont très souvent la conséquence d’une combinaison de plusieurs facteurs. Il faut noter que les migrations forcées ne sont pas nécessairement internationales ; dans la majorité des cas, elles se font au sein d’un même État : on parle alors de déplacé·es internes. Par exemple, le conflit syrien a poussé 4 millions de personnes hors des frontières de la Syrie, mais a également engendré 10 millions de déplacé·es internes [3].
Concernant les titres de séjour pour une immigration de travail, de regroupement familial, pour étude, etc. Ils sont délivrés par les consulats dans les pays de départ. Les migrations forcées, quant à elles, sont régulées par la Convention de Genève de 1951) et gérées par des institutions spécifiques, comme le HCR (Haut Commissariat aux Réfugiés) et l’OFPRA (Office de Protection des Réfugiés et Apatrides), en France.
Les demandes d’asile se font (par définition) dans le pays d’accueil. Ces migrations sont soumises au principe de non-refoulement : un État d’accueil signataire de la Convention n’a pas le droit de refuser l’entrée d’un·e demandeur·se d’asile. Lorsque sa demande est acceptée, ce dernier reçoit alors le titre de réfugié·e. Sinon, il ou elle est débouté·e. Les mineurs migrant·es non accompagné·es (ou mineurs isolé·es) représentent un cas spécifique et désignent des personnes de moins de 18 ans qui quittent leur pays et voyagent sans leurs parents [4].
Enfin, il faut mentionner les personnes en situation irrégulière. Le terme générique communément utilisé est celui de sans-papiers. Il désigne d’une part des migrant·es venu·es dans un pays en passant les frontières sans visa les y autorisant, d’autre part, et c’est en fait la grande majorité des cas, des personnes qui ont résidé légalement sur le territoire, mais dont le titre de séjour est arrivé à expiration et qui ne sont pas parties (il n’existe pas, en français, de terme les distinguant). Dans le premier cas, on parle d’immigrant·es clandestin·es ayant utilisé ou non des filières de passeurs. Dans le second cas, lorsqu’un titre de séjour arrive à expiration, son détenteur reçoit une obligation de quitter le territoire français (OQTF) qui lui donne un délai pour préparer son départ ou effectuer un recours. À l’issue de ce délai, l’étranger·e devient une personne en situation irrégulière.
On voit ainsi, à partir de ce rapide aperçu pour qualifier les différentes formes de migration, ce qu’est la diversité des régimes juridiques et des logiques sociales qui sous-tendent les modalités internationales. Cependant, en dépit de l’actualité du phénomène, les migrations restent très mal connues, surévaluées et sujettes à de nombreux à priori.
Sur quelques idées préconçues :
Pour beaucoup, lorsqu’on parle de migrant·es surgit l’image d’une arrivée massive de pauvres en provenance de pays en voie de développement. Il y a derrière cette inquiétude au moins trois clichés qu’il convient, selon Thomas Lacroix, de déconstruire :
1- les migrant·es sont nombreux·ses ;
2- ils et elles sont pauvres ;
3- ils et elles viennent de pays pauvres.
Premier cliché : les migrant·es sont nombreux·ses. Lorsqu’on demande aux Français·es quelle est la proportion d’immigré·es dans la société française, le chiffre donné en moyenne est de 38%. En fait, ils représentent 10% de la population française (8,8% en 2013 selon les chiffres de l ‘UNDP ou PNUD). Cette distorsion entre l’opinion et la réalité est due à la fois à la sensibilité de la question, à la place qu’elle tient dans le débat public, mais aussi au vécu des Français·es. Nous sommes tous concerné·es par la migration interne ou internationale, que ce soit parce que nous-mêmes voulons devenir, sommes ou avons été migrant·es, ou encore parce que nous connaissons des migrant·es dans notre entourage : un tiers des Français·es ont au moins un·e parent·e ou un grand-parent d’origine étrangère. L’immigration est l’une des facettes par laquelle se manifeste la globalisation dans notre quotidien. Les sociétés ne sont plus des entités fonctionnant en vase clos au sein de frontières étatiques mais des systèmes ouverts et interconnectés par une multitude de relations humaines, économiques, politiques et environnementales. Les migrant·es donnent figure humaine à la mondialisation contemporaine.
Contrairement à ce que l’on peut penser, ce n’est pas le volume des migrant·es dans le monde qui caractérise la « planète migratoire », selon Gildas Simon, géographe et professeur à l’Université de Poitiers. S’il est vrai que le nombre de migrant·es internationales·aux ne cesse d’augmenter (244 millions en 2015 contre 173 millions en 2000 chiffres du PNUD), cette augmentation est tout simplement proportionnelle à la croissance de la population mondiale. Et dans les faits, le volume de personnes vivant hors de leur pays de naissance reste limité à 3% (3,4% en 2015) de la population mondiale depuis les années 1960 (chiffres PNUD/UNDP). C’est là l’un des nombreux paradoxes des migrations internationales : une question omniprésente pour, en fait, un phénomène qui concerne très peu de monde.
Deuxième cliché : les migrant·es sont pauvres. L’image de la ou du travailleur·se migrant·e non qualifié·e et d’origine rurale a la vie dure, mais elle ne correspond plus à la réalité. Le profil des migrant·es a beaucoup changé. Tout d’abord parce que les migrations deviennent de plus en plus féminines : elles représentent 48% des migrations en 2015 au niveau global, mais elles sont plus nombreuses que les migrations masculines en Europe et en Amérique du Nord (52%). Ensuite parce que les migrant·es sont de plus en plus qualifié·es. En 2010-2011, on compte ainsi 35 millions de titulaires d’un diplôme supérieur (sur plus de 200 millions de migrant·es), soit une augmentation de 70% depuis 2001. Les deux phénomènes sont d’ailleurs liés : le nombre de femmes immigrées diplômées du supérieur explique en partie l’élévation générale du niveau de qualification des migrant·es.
Cette évolution accompagne non seulement les mutations du marché du travail des pays industrialisés, mais aussi l’amélioration des systèmes éducatifs dans les pays de départ. Enfin, les migrant·es du sud qui arrivent en Europe ne sont pas les plus pauvres, tout simplement parce qu’il faut beaucoup d’argent pour voyager loin (chiffres : PNUD/UNDP).
Troisième cliché : les migrant·es viennent des pays en voie de développement. En fait, les migrations internationales sont de moins en moins une affaire de circulations de ressortissant·es des pays pauvres vers les pays riches. En 2015, les migrations Sud-Sud comptaient pour 38 % du total des migrations dans le monde, soit davantage que les migrations Sud-Nord (34 %). Cette augmentation des mouvements de population entre pays du Sud est une tendance observée depuis plusieurs années. Elle est le symptôme d’un accroissement progressif des richesses dans les pays du sud, et notamment des « BRICS » : Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, mais aussi des déséquilibres géopolitiques qui les affectent. Par exemple, le corridor migratoire entre le Bangladesh et l’Inde est le troisième plus important au monde avec plus de 3 millions de migrant·es concerné·es (les deux premiers étant le corridor Mexique/Etats-Unis : 13 millions de personnes et Russie/Ukraine : 3,5 millions de personnes). Les migrations intra-africaines, quant à elles, ont connu une forte croissance au cours de la dernière décennie (23 millions en 2015).
La zone de libre circulation de la CEDEAO : Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest, créée en 1975, est dense et structurée par deux pôles d’immigration principaux : le Sénégal et la Côte d’Ivoire.
Ensuite, un quart des migrant·es dans le monde sont issu·es d’un pays industrialisé et résident dans un autre pays industrialisé. L’Union européenne est ainsi le lieu de fortes migrations internes : 1,15 million de personnes en 2013, selon les chiffres de l’OCDE. L’Allemagne et la Grande-Bretagne en sont les principaux pays hôtes. 1,8 million d’Européen·nes vivaient France en 2012, selon les chiffres de l’INSEE. Inversement, on compte environ 1,3 million de Français·es dans le monde, essentiellement en Suisse, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis (chiffre de l’enregistrement consulaire du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères).
Enfin, une petite partie des voyageur·ses (environ 5%) sont des personnes nées dans les pays industrialisés et vivant dans les pays du Sud. Revenons au cas qui focalise aujourd’hui l’attention des Occidentaux : les migrations Sud-Nord. Contrairement à ce que l’on peut généralement penser, ce ne sont pas les pays les plus pauvres qui sont pourvoyeurs de migrant·es, mais des pays à revenu intermédiaire, en phase de transition économique et démographique. Par ordre décroissant, les principaux pays émetteurs sont l’Inde, le Mexique, la Russie, la Chine, le Bangladesh, le Pakistan, les Philippines, l’Afghanistan et l’Ukraine… Les pays à revenu intermédiaire représentent 155 millions de migrant·es, soit 62% du total mondial. Inversement, les pays les plus pauvres demeurent à l’écart de ces grands ensembles migratoires. Les pays les moins développés (least developed countries, selon la terminologie de l’ONU) ne comptent « que » 40 millions d’émigré·es.
Ce bref panorama permet donc de revenir sur une série de préjugés sur les migrations dans le monde. Ces préjugés sont eux-mêmes issus d’un temps aujourd’hui révolu, celui des années 1960 à 1980 où les pays industrialisés attiraient une main-d’œuvre masculine et peu qualifiée en provenance de pays sous influence géopolitique (anciennes colonies ou non). Nous sommes aujourd’hui entré·es dans une nouvelle ère, où la mobilité est aussi le fait d’hommes et de femmes qualifié·es à la recherche d’un meilleur salaire ou d’un complément de formation.
Bien entendu, dans ce paysage des mobilités internationales, les réfugié·es qui font aujourd’hui l’actualité, dite de la « crise migratoire », tiennent une place bien à part.
Le mouvement associatif face à cette « crise »
La société civile se rassemble depuis le début pour qu’il soit possible d’accueillir dignement et autrement les migrants dans notre pays.
Rappelons cependant que même si dans certaines localités, un travail au jour le jour se réalise entre les OSIM, les municipalités et des associations locales, sur Calais ou la Chapelle, les associations de migrant·es ne sont pas visibles dans le domaine de l’accès au droit et du respect des droits humains fondamentaux.
Julie Godin, chargée d’étude au CETRI (Centre Tricontinental), analyse bien cette situation et indique que « l’hégémonie de la forme ONG, dans sa version « professionnalisme », et les facteurs de dépolitisation que cette « ONGisation » comporte (de l’instrumentalisation à la managérialisation, en passant par la privatisation et l’occidentalisation), générant une approche technicienne dans une optique réformatrice, quitte à s’éloigner des préoccupations populaires, met à mal la légitimité des organisations en tant qu’outils de contestation du néolibéralisme et acteurs de changement social. Prendre conscience de ces risques dans la reconnaissance de l’ambivalence qui gagne -souvent malgré elles- les organisations, permettra de s’en affranchir et de regagner en indépendance. Et partant, de repenser leur rôle dans la résistance à un modèle qui, insoutenable, inégalitaire et injuste, est aujourd’hui remis en cause dans ses fondements »…
Ajoutons aussi que, pour Pascal Martin, sociologue, « La situation actuelle, montre à quel point le travail social est en pleine tourmente. Confrontées à la baisse des subventions, les associations entrent en concurrence sur des marchés publics (appels à projets) où, comme n’importe quel compétiteur, elles pratiquent le mieux-disant économique… et le moins-disant social avec répercussions sur l’emploi et les modalités d’intervention sociale. L’accompagnement social cède le pas aux impératifs de gestion pour complaire aux bailleurs publics. Et comme souvent, les populations étrangères font les frais de cet affaiblissement des normes. De l’autre côté du guichet, celles et ceux qui les accompagnent souffrent d’une aggravation de leurs conditions de travail, voire de la multiplication des atteintes au droit du travail. Et surtout, ils se voient confier des missions qui relèvent plus du contrôle, voire du tri des populations immigrées que de l’accompagnement. Quand toute parole discordante qui remettrait en cause les termes du marché passé avec les pouvoirs publics est muselée, on peut d’interroger : où s’arrête le devoir de réserve et où commence le devoir d’alerte ? ».
Les logiques d’appel d’offres et de mise en concurrence issues des traités européens ont, tant au niveau national que local, brisé toute forme de solidarité entre les acteurs associatifs. Dans le même temps, les associations sont « invitées » à « mutualiser » ou à « fusionner » afin de réduire les coûts d’exploitation sans aucune considération pour leurs histoires, leurs valeurs, leurs projets associatifs et leurs salariés.
Comme le rappelle Christophe Daadouch, membre du GISTI : « Récemment, au directeur d’un service intégré de l’accueil et de l’orientation (SIAO) qui rappelait à un préfet que l’accueil universel – avec ou sans papiers – était inscrit dans les textes, il a été précisé que la convention qui le liait avec les services de l’État prenait fin prochainement et qu’une autre association était candidate avec probablement moins d’états d’âme ! Pis, le secteur associatif est instrumentalisé pour contourner et étouffer les réactions de professionnels sociaux du secteur public. Dans le domaine du droit pénal des mineurs, il en fut ainsi des centres éducatifs fermés, très critiqués par les éducateurs du ministère de la justice (PJJ : Protection judiciaire de la jeunesse) qui refusèrent d’y intervenir. Résultat : la grande majorité fut confiée au secteur privé qui fit appel à des jeunes professionnels en contrats précaires, peu ou pas formés, peu ou pas encadrés. Avec des dérives pointées tant par le Défenseur des droits, le Contrôleur des lieux de privation de liberté et le ministère lui-même » .
Ce fut encore le cas, dans nombre de départements, lorsqu’il s’est agi de faire le « tri » des mineurs isolés, indique t-il : « Face aux résistances réelles ou pressenties des professionnels du secteur public – ayant, eux, la garantie de l’emploi et donc une plus grande liberté d’expression de leur divergence –, le choix fut fait de confier cette mission à des plateformes associatives liées par des conventions de partenariat de courte durée et résiliables à merci, avec des prix de journée au rabais. Comment s’étonner alors de l’absence de qualification et de formation des professionnels positionnés sur ces missions ? »
Au nom de la concurrence et de la prétendue qualité qu’elle engendrerait, les projets associatifs se réduisent aujourd’hui à attendre les opportunités et les marchés. Toujours selon Daadouch Christophe : « Les subventions de fonctionnement se font de plus en plus rares ; seuls les commandes publiques et les appels à projets permettent de boucler des budgets associatifs exsangues. De plus en plus, les associations sont contraintes de lancer des actions sur leurs fonds propres – quand elles en ont – avant de recevoir une réponse à l’appel à projets auquel elles ont candidaté. Cette prise de risque est particulièrement marquée pour les actions financées sur fonds européens, le Fonds social notamment. Comment embaucher en CDI sans avoir de garanties sur la pérennité de l’action entreprise ? » En quelques années, certaines associations sont devenues de grandes entreprises qui ont recruté des spécialistes de la novlangue de l’appel à projets, quand d’autres, plus chevillées à leurs valeurs, sont mortes...
Depuis, face à cette « crise », tous les jours, des exilé·es, femmes et hommes fuyant les guerres, violences, dictatures, misère…, traversent la Méditerranée. Beaucoup y meurent. Les autres espèrent pouvoir trouver asile en Europe. Certains cherchent à venir en France, mais celles et ceux qui arrivent à Vintimille sont bloqué·es, la frontière leur étant fermée, les migrant·es qui parviennent néanmoins à franchir cette frontière, sont refoulé·es par les forces de l’ordre (au motif du règlement Dublin) sans avoir la possibilité de demander l’asile. Y compris les mineurs isolé·es ! En violation par l’État des droits fondamentaux et de la loi. Pourtant certains les aident. Au nom de la justice et de la solidarité. L’association Roya citoyenne est de ceux-là, entourée de nombreux autres citoyen·nes.
Cedric Herrou, agriculteur dans la vallée de la Roya qui prend en charge des migrant·es sur le sol italien et les aide à transiter en sécurité vers la France ; Pierre-Alain Mannoni, enseignant-chercheur à Nice, qui aide des Erythréen·nes venu·es d’Italie ; tous deux ont des problèmes avec la justice pour délit de solidarité. « Collusion avec les passeurs », création d’ « un facteur d’attraction », « mise en danger des personnes en migration ». Depuis plusieurs mois, les ONG intervenant en Méditerranée pour sauver des vies font l’objet d’attaques et de diffamation de la justice italienne, de l’agence européenne Frontex et dernièrement de l’extrême droite européenne, etc.
Aujourd’hui, c’est face à un discours public de plus en plus répandu sur les « éloignements fermes mais dignes » que les organisations et les citoyen·nes sont confronté·es en venant soutenir les migrant·es. Sur la scène internationale, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et le Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) en sont les principaux promoteurs et gestionnaires. Multiples sont les acteurs impliqué·es dans la mise en œuvre de ce principe (organisations internationales, services de police et de l’immigration, associations humanitaires ou de solidarité internationale pour le développement, travailleurs sociaux, etc), ce qui démontre qu’elles se révèlent bien plus complexes et répondent certainement à bien d’autres objectifs que ceux affichés...