Les exemples que nous retraçons ici concernent plus particulièrement le cas de migrant·es africain·es, ressortissant·es du Bassin du Fleuve Sénégal (Mali, Mauritanie, Sénégal…) qui, comme d’autres, ont su garder une des caractéristiques importantes dans beaucoup de communautés concernant le lien entretenu avec les pays d’origine : la famille, le village ou la région. Un des liens porte sur les caisses alimentées par les cotisations des migrant·es qui restent gérées de manière traditionnelle par les plus ancien·nes. Ce fonctionnement, qui existe depuis fort longtemps dans les pays d’origine, a beaucoup aidé à la naissance de nouvelles formes d’organisations dont la création des associations loi 1901, à partir du moment où dans les années 1980, les migrant·es commencent vraiment à s’interroger sur les conditions de séjour en France. Ils se retrouvent un peu forcés dans cette interrogation par les nouvelles lois ne permettant plus les retours prolongés au pays, le tout, dans un contexte de crise économique, surtout dans les secteurs d’activités employant la main-d’œuvre immigrée. Dès lors, les migrant·es ont compris qu’il fallait s’organiser autrement entre eux ici, mais avec les populations là-bas aussi, afin de surmonter les problèmes de développement, de santé, d’éducation, etc, de plus en plus délaissés par les politiques. Cette réorganisation pose certes des problèmes, car elle modifie le fonctionnement traditionnel des groupes entre jeunes et STP A ancien·nes, notamment sur les rôles à jouer. Ces problèmes seront dépassés à partir du moment où les directions à prendre imposent à l’époque le consentement d’une majorité ici et là-bas et que les un·es et les autres prennent conscience des intérêts réciproques de la réussite des projets communs et du nouveau mode d’organisation.
Avec l’expérience des associations villageoises, ils et elles ont aussi pris conscience de l’ampleur des nouveaux défis à relever, de la nécessité d’une stratégie organisée afin que toute action change directement ou indirectement des choses dans leurs villages et régions d’origine et qu’un projet n’a de sens que s’il transforme positivement la voie des populations auquel il est destiné.
Bien entendu, les choses ont beaucoup évolué, l’organisation s’améliore sur les questions de développement, pas du fait que les associations villageoises sont devenues des associations loi 1901, mais surtout parce que les migrant·es ici et les villageois·es là-bas, ne s’engagent à entreprendre aujourd’hui que des projets qu’ils et elles se sentent capables de maîtriser et comprennent que le principe axiologique de chaque projet est que les villageois·es le comprennent là-bas, l’acceptent et l’intègrent dans leur propre manière de voir, de dire et de faire. En fait, les villageois·es ont fait comprendre aux migrant·es que les priorités ne se décrètent pas, sous peine d’échec, pas plus pour elles et eux que pour les autres organisations, au nord comme au sud. Depuis, les migrant·es s’emploient donc à convaincre les villageois·es de la nécessité de tel ou tel choix, surtout quand plusieurs besoins d’égale importance sont présents. D’ailleurs, bien avant la création du FORIM, il y a eu la création en 1993 du RADBFS : Réseau des associations pour le développement du bassin du fleuve Sénégal. Il s’agissait pour les associations de cette zone de faire la démonstration de leur différence avec leurs Etats (Mali, Mauritanie, Sénégal) : arriver à faire adhérer les villageois·es par le dialogue et la preuve d’une capacité d’écoute. Cette méthode donne aux associations de migrant·es une autorité et un poids « politique ». De simples pourvoyeur·euses de fonds hier, en tant qu’associations villageoises, ils et elles tentent de devenir, en tant qu’associations loi 1901 des « bâtisseurs » de projets et acteur·rices de transformations et de changements.
La zone d’origine des migrant·es du bassin :
Elle est très localisée dans les trois pays, l’axe du fleuve en est l’axe principal. Il concerne le cercle de Kayes au Mali, les départements de Bakel et de Matam au Sénégal et ceux de Guidimakha et du Gorgol en Mauritanie. Deux autres axes se dessinent : vers le nord-est du Mali, la route Kayes-Yélimané dessert les cercles de Nioro et de Diama, elle délimite des régions importantes d’émigration, soninké vers la France. La voie ferrée Dakar-Bamako induit deux zones d’émigration, entre Tambacounda et Kidira au Sénégal et autour de Bafoulabé au Mali. En France, les premiers foyers d’émigration sont regroupés autour des villes de Kayes au Mali, de Bakel au Sénégal et de Sélibaby en Mauritanie. Ce sont principalement des zones soninké. En aval de ces régions sur le fleuve, vers Matam au Sénégal, les populations sont à dominante haalpulaar.
Progressivement ces régions sont devenues dépendantes de la migration (vers la France pour l’essentiel) tant économiquement que socialement.
L’émigration des soninkés et des haalpulaars, originaires du bassin, est essentiellement le produit de deux contextes qui s’opposent : tandis que les sécheresses du sahel (depuis 1972) renforcent l’obligation d’émigrer, l’immigration se règlemente en France, ce qui entraîne la restriction des flux migratoires. Ainsi, les personnes originaires de ces régions, qui avaient l’habitude de séjourner quelques années en France (3 à 6 ans) avant de se faire remplacer par un jeune frère ou un fils, ne peuvent plus procéder à ces rotations. Les contextes politiques de la société d’accueil ont mis matériellement fin à cette pratique avec l’arrêt de l’immigration (fermeture des frontières en 1974) et plus encore en 1981 et 1983, après la procédure de régularisation des sans-papiers initiée par la Gauche, les politiques de retour dans les pays d’origine de cette même Gauche.
On constate à l’époque une rupture dans les stratégies migratoires. Ce changement d’une immigration rotative, vers une immigration d’installation engendre des contradictions au vu des intentions du législateur (retour), mais elle réinterroge le village/la région/le pays et le devenir des solidarités que l’immigration avait su mettre en place. En effet, dans les années 70 et bien avant, l’immigration sahélienne, spécifique, constituée d’une population quasi exclusivement masculine, est composée de gens vivant en France et célibataires. Elle constitue à l’époque, une immigration de travail dont la vie sociale est tournée vers la communauté et dont le projet individuel vise le village d’origine.
Aujourd’hui, avec une législation de plus en plus restrictive qui découle de l’arrêt de l’immigration, le séjour devient durable, les migrant·es détenteur·rices d’un titre de séjour prennent conscience qu’il sera de plus en plus difficile de pouvoir bénéficier de la régularité de séjour. La situation actuelle des migrant·es démontre les difficultés qu’ils et elles rencontrent chacun à ce niveau, alors que contrairement aux intentions gouvernementales, l’arrêt de l’immigration induit plutôt son augmentation par l’installation.
Cette contradiction est éclairée par des données numériques, notamment les travaux de Jacques Barou, directeur de recherches émérite au CNRS (Centre national de recherche scientifique) qui a fait (à partir de ses données) une estimation des populations concernées s’en tenant ainsi aux chiffres de recensements généraux de la population de 1982 et 1990. Parus dans la revue Migrants formation n°91 de 1992, les travaux montrent en effet et en dépit de leur sous-estimation très nette, des données qui permettent de dégager des tendances dans les trajets migratoires. Les ressortissants de ces trois pays étaient 61816 au recensement de 1982, ils sont au nombre de 88017 lors du recensement de la population en 1990. Un autre indicateur apparaît : les enfants d’origine africaine (tous pays d’Afrique noire francophone confondus) scolarisés à l’école primaire en Ile-de-France, passent de 15.000 en 1980 à 40.000 en 1990.
Concernant ces trois pays, cette augmentation numérique est la résultante de la transformation des modes de migration. On tend alors vers une immigration d’installation, il ne s’agit plus seulement de travailler mais aussi de vivre en France. Essentiellement, la population se rajeunit (30% de moins de 14 ans recensée en 1990) et se féminise car, il s’agit d’un nouveau type d’immigration (familial) venue rejoindre les hommes qui ne peuvent plus rentrer régulièrement et longuement dans le pays d’origine. Cette transformation n’est pas sans entraîner des inquiétudes importantes, aussi bien en France que dans les villages, notamment la participation des migrant·es au développement à travers les cotisations importantes versées individuellement chaque mois ou année à l’association villageoise ici, mais aussi par des envois financiers à la famille là-bas, pour sa survie. Comment assumer toutes ces responsabilités lorsque épouse et enfant(s) vivent aussi en France ? Le regroupement familial ne se fera-t-il pas au détriment de l’épargne réservée aux projets villageois ?
Voilà qui remet également en cause le fonctionnement économique des sociétés villageoises dans un contexte où l’immigration apporte un soutien déterminant aux familles et à l’ensemble de la collectivité. La dépendance à l’émigration, liée en partie à la sécheresse qui frappe ces trois pays (et plus largement le sahel), favorisant la dégradation des terroirs, montre à quel point les migrant·es originaires du bassin du fleuve Sénégal sont alors confronté·es à cette contradiction : s’installer en France en se coupant progressivement du village avec l’arrivée des familles qui soulève des problèmes nouveaux (intégration) ou amplifier leur contribution au développement des régions d’origine, ce qui impose également le passage à de nouvelles initiatives pour une plus grande efficacité.
Quelques préoccupations sont au cœur de la réflexion des OSIM au début de leur création : l’intégration, l’accès aux droits et la citoyenneté des familles et plus largement la question du respect des droits humains fondamentaux ici et là-bas. Elles estiment à l’époque qu’en tant qu’organisations représentatives des migrant·es, elles doivent inclure ces questions dans leurs axes de réflexion, afin qu’apparaissent très clairement, à travers les actions futures en faveur des droits des migrant·es, leurs capacités à mobiliser et à se mobiliser ici, sur des problèmes de droits individuels et collectifs en parallèle aux actions de développement là-bas.
Elles souhaitent aussi pouvoir faire face avec la combinaison de tous ces éléments aux nouvelles caractéristiques de l’immigration. Car, dans le cas précis des migrant·es originaires du bassin, s’affrontent souvent deux conceptions : celle villageoise qui impose à chacun de se fondre dans la masse communautaire à travers certaines coutumes et certains rites « obligatoires » et celle de l’Etat républicain fondé sur des notions telles que la démocratie, la liberté individuelle et les droits de l’Homme.
Un contexte politique et législatif contraignant
Bien avant la naissance des OSIM, nous avons vu qu’en raison de la situation économique et sociale des pays d’accueil, l’immigration a été placée au cœur du débat politique. Toutefois, les principaux contradicteurs du débat sont restés figés, volontairement ou non, sur une conception obsolète de ce phénomène, faisant du contrôle aux frontières et de la circulation des personnes non ressortissantes de l’Union européenne le nœud gordien de toutes les polémiques d’entrée et de séjour. Ainsi, la résidence dans un des pays membres d’une personne non ressortissante de l’Union ne lui garantit en rien la libre circulation, à fortiori d’installation dans un autre pays membre.
La résurgence de l’utilisation du terme migrant dans les discours politiques n’est pas symptomatique de cette obsession du contrôle de l’entrée, et donc de la circulation, au sein de l’Union. Par définition, le migrant est celui qui est en cours de migration. Or, nombreuses sont les personnes de nationalité étrangère non ressortissantes de l’Union, dont la migration est achevée depuis longue date. De nombreuses interrogations sont donc venues ponctuer les débats quant à l’utilisation récurrente de ce terme. De même, l’obsession de ce contrôle absolu des frontières de l’Union européenne s’est traduite au sein du Traité d’Amsterdam [1] par l’acceptation par les différents Etats membres de transférer, au terme d’une période transitoire à l’Union, la définition des politiques d’immigration. L’exemple des accords de réadmission que l’Union tente de signer avec les pays aux contours de ces frontières témoigne des efforts faits pour maîtriser ces flux migratoires, y compris par l’instauration, à l’époque déjà, de zones-tampons.
Cette obsession du flux, du nombre d’entrées, de ce qui est communément appelé (mais pour autant pas défini) la pression migratoire a pour conséquence de maintenir un contexte politique fait d’insécurité, et non de sécurité, d’instabilité, et non de stabilité, pour les populations concernées ; instabilité et insécurité qui se retrouvent de manière récurrente dans les différents textes législatifs définissant les règles d’entrée mais surtout de séjour sur les territoires des pays de l’Union européenne et ce, au prix de violations répétées des plus élémentaires droits de l’Homme et du droit international. Rappelons que le mouvement associatif dans son ensemble est d’accord pour dire que les règles du droit institutionnel affirment comme droit fondamental et inaliénable la liberté de circulation.
Les OSIM face au contexte politique et législatif en France et en Europe
À partir de ce contexte politique et législatif né de cette obsédante pression migratoire auxquels se mêle une utilisation abusive de concepts inappropriés pour rendre compte de la pluralité des situations vont alors se construire nombre de messages, discours ou encore images sur les populations issues de l’immigration et de la relation incidente de leur propre histoire avec le contexte de mal-développement, dont pour partie, elles sont issues.
Une des premières conséquences de ces discours et images a été de déshumaniser complètement cette question. L’immigration est placée au cœur du débat et devient alors un problème ; les immigré·es vont disparaître et seront même absent·es en tant que personne humaine. Ils et elles seront retranché·es derrière un concept abstrait : l’immigration. A partir de ces discours et de ces messages, véhiculés notamment par les médias et les partis politiques, va alors se mettre en place une rhétorique séduisante parce que simplificatrice, pour ne pas dire simpliste. Elle va consister à voir dans le mal-développement les causes fondamentales de l’immigration des personnes du Sud vers le Nord, à l’exclusion de tout autre facteur explicatif.
La solution devient donc évidente : il faut développer les pays du Sud pour arrêter les migrations. Outre que scientifiquement, cette relation de causalité est loin d’être prouvée, à tout le moins dans les court et moyen terme, elle va malgré tout s’imposer comme une évidence. Elle connaîtra son apogée, notamment en France, bien que d’autres pays européens comme la Belgique et les Pays-Bas reprendront à leur compte cette approche, avec la création de la délégation interministérielle au co-développement et à la gestion des flux migratoires. L’objectif du développement devient alors, non pas de permettre aux sociétés du Sud d’améliorer leur bien-être, mais de diminuer cette mythique pression migratoire aux frontières de l’Europe. La boucle sera bouclée quand nombre de pays mettront au point des programmes utilisant les outils et les leviers de la coopération au développement pour favoriser le retour au pays d’origine de migrant·es devenus indésirables dans les sociétés d’accueil, mais porteur·euses de projets qui vont susciter de manière indéniable un développement de leur pays d’origine.
Outre que, dans ces programmes, le développement se trouve être réduit à la somme cumulée de micro-projets, les contradictions deviennent maximales dans la mesure où ces mêmes programmes font fi, une fois de plus, de la réalité des communautés issues de l’immigration où l’actualité est à l’enracinement dans les sociétés d’accueil.
A l’époque, une association IDS (Immigration Développement Sahel), devenue Comité Immigration Développement Sahel, créée en 1991, soutenait, en partenariat avec l’Etat français, cette démarche. Elle avait comme objectifs principaux l’idée de favoriser le développement des villages du sahel en appuyant par tous moyens les actions réalisées dans les pays d’origine par les immigré·es sahélien·nes vivant en France (voir site du FORIM). Elle avait comme partenaire associatif principal : Afrique Partenaires Services qui oeuvrait pour l’accès à la citoyenneté des Africain·es vivant en France, pour le développement du Sahel et du continent africain, pour la diffusion des cultures noires. Toutes les deux seraient domiciliées dans le 15ème arrondissement de Paris, mais aussi dans le 14ème et le 11ème. Le contenu de leurs sites reste aujourd’hui aléatoire.
A cette époque, les OSIM ne sont pas organisées autour de réseaux et le FORIM n’existe pas. Pour bénéficier de subventions, elles doivent être soutenues par une OSIA qui souvent est la porteuse du projet. Sinon, elles restent porteuses d’initiatives traditionnellement initiées par les associations villageoises en faveur du développement de leur pays d’origine. A l’instar de leur histoire migratoire, les initiatives développées à l’époque sont multiformes et pouvent avoir de nombreuses motivations. Ces initiatives se structurent autour de transferts matériels ou immatériels en direction du pays d’origine. Leurs promoteurs comme leurs bénéficiaires peuvent être des individus, des familles ou encore des collectivités (villages, régions, associations). Dans tous les cas, les OSIM ne sont pas encore partie prenante des programmes favorisant le retour au pays d’origine de migrant·es devenu·es indésirables en France, ou bien de programmes visant à fixer les villageois·es dans leurs zones d’origine pour mieux gérer les flux migratoires.
De ces constats posés par la terminologie utilisée sur la relation entre migration et développement, nécessité s’est fait jour, portée par le RADBFS [2], de travailler à l’élaboration d’un tout autre discours, de messages fondés sur la réalité des acteurs, des populations issues de l’immigration et de leurs pratiques en faveur du développement de leur pays d’origine et des effets rétroactifs de ces pratiques sur les pays d’accueil. Pratiques et réalités qui, selon un constat unanime, sont bien souvent ignorées par les acteurs publics et privés intervenant traditionnellement dans ces deux domaines.
Un slogan est donc devenu important pour les OSIM : « connaître et faire connaître ». Il a été affirmé comme devant être le premier objectif de tout programme dont la relation entre migration et développement est au coeur de la problématique. Aussi, l’analyse des motivations, des objectifs, du contenu et de l’impact des pratiques de développement initiées par les populations issues de l’immigration en direction des pays d’origine peut permettre la reconstruction d’un discours global. L’enjeu serait de nouveau le développement des pays du Sud, déconnecté de toute contingence politique propre aux sociétés du Nord et notamment de la question de la gestion des flux migratoires, pour aboutir à un changement radical dans les termes du débat et à créer aussi de nouvelles perspectives où les logiques et pratiques transnationales seraient reconnues, où la pluralité des situations et la multiplicité des acteurs aboutiraient à dépasser les cadres nationaux, binaires et homogènes habituels de la réflexion et de l’action.
Le décor est planté, les OSIM arrivent avec un nouveau modèle porté par des actions au nom d’une conception renouvelée du développement.