Climat : choisir ou subir la transition ?

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Il faut des racines pour résister à la tempête

, par Grassroots Global Jutice Alliance

« Nous sommes ici parce que nous avons subi deux tornades à Brooklyn. Nous sommes ici parce l’ouragan Sandy est venu sans avoir été invité. Nous sommes ici parce que ce sont nos communautés qui sont les hôtes récalcitrants de la pollution environnementale et des infrastructures... Nous sommes les solutions, nous sommes les racines qui résisteront à la tempête. »
 Elizabeth Yeampierre, UPROSE, Brooklyn, New York

Il y a dix ans, les ouragans Katrina et Rita frappaient la côte du Golfe du Mexique des États-Unis, et les digues protégeant la Nouvelle-Orléans cédaient, provoquant l’inondation de 80% de la ville. Le monde entier a regardé la population noire et les classes populaires du Lower Ninth Ward et des quartiers alentours monter sur leurs toits ou s’agglutiner dans le Superdome, en demandant les soins médicaux et l’aide d’urgence de la Federal Emergency Management Agency (FEMA), qui n’en finissaient pas d’arriver. Katrina a révélé l’histoire profonde du racisme environnemental aux États-Unis. Au sein des mouvements pour la justice raciale, l’ouragan a suscité une prise de conscience des impacts du changement climatique sur les communautés non-blanches ou pauvres du monde entier. Aujourd’hui, après avoir également enduré la marée noire de l’explosion de British Petroleum (BP) en 2010, les communautés noires ou migrantes du Texas, du Mississippi, de Louisiane et de toute la côte du Golfe du Mexique, continuent à mener une campagne vigoureuse de restauration des zones humides, de reconstruction de logements abordables, et de soutien aux habitants déplacés de la région.

Depuis plus de 21 ans, à mesure que les effets catastrophiques du changement climatique s’intensifient, les dirigeants mondiaux promettent un nouvel accord international sur le climat dans le cadre des Conférences des parties (COP) de la Convention cadre des Nations unies sur le changement climatique (CCNUCC).

Quelques semaines avant la COP20 de Lima, au Pérou, en décembre 2014, tout espoir que ces négociations débouchent sur un accord à la mesure de la crise climatique s’est trouvé anéanti par l’annonce de l’accord sur le climat entre les États-Unis et la Chine. Le modèle d’engagements volontaires sur lequel est basé le processus des COP permet aux nations développées comme les États-Unis et la Chine, qui sont les principaux émetteurs mondiaux de gaz à effet de serre, de fixer leurs réductions d’émissions à travers des accords bilatéraux de ce type plutôt qu’ un accord mondial plus large. Cet accord a posé les faibles fondations de tout nouvel accord climatique, et a ouvert la voix pour une démarche unilatérale, non-transparente et non contraignante de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES).

Lors de la COP21 à Paris en décembre, comme lors des conférences précédentes, les intérêts des communautés impactées par les crises climatique et économique s’opposeront frontalement à ceux des entreprises responsables de ces crises , et qui sont désormais les sponsors officiels des négociations de la CCNUCC. Jusqu’à 20% du budget de la COP21 sera payé par du mécénat d’entreprises, y compris de plusieurs entreprises énergétiques et institutions financières investissant massivement dans l’industrie fossile [1]. Les véritables autorités sur la question de la survie écologique de l’homme et de la planète ne sont pas les chefs d’État qui se barricaderont dans un aéroport au Bourget, dans les environs de Paris. Les voix de l’urgence et de l’action efficace seront portées à Paris – que ce soit au sein de l’espace des négociations ou dans les manifestations de rue – par les communautés impactées : les habitants de la côte du Golfe du Mexique, les Premières Nations qui vivent à proximité des exploitations de sables bitumineux ou encore les petites nations insulaires de Tuvalu ou des Maldives, toutes celles qui connaissent d’expérience l’ampleur de la crise à laquelle nous sommes confrontés, et ce que nous devons faire pour empêcher la planète de brûler.

De la ligne de front de la crise à l’avant-garde du changement

La marche populaire pour le climat du 21 septembre 2014 a été un événement historique majeur. Historique en raison de la mobilisation inédite qu’elle a suscité - 400 000 personnes, soit la plus importante manifestation pour le climat de l’histoire. Historique également parce que les participants et les leaders en tête de la manifestation étaient majoritairement des gens de couleur, en première ligne face aux crises économique et climatique. Les communautés victimes de l’ouragan Sandy, les jeunes de couleur militant pour la justice environnementale à New York et les peuples autochtones ont été en tête d’une manifestation qui a regroupé des communautés religieuses, des syndicats, des étudiants, et bien d’autres. Historique, enfin, en raison d’une démonstration d’unité sans précédent entre les communautés impactées et les organisations plus classiques mobilisées sur l’enjeu climatique (les « Big Greens »), issue de l’engagement, de la lutte et du leadership des communautés mobilisées sur la justice environnementale. Les communautés impactées et les Big Greens ont fait cause commune pour préparer la manifestation, posant les fondations d’une relation continue et d’un mouvement large et unifié en faveur de la justice climatique.

Bannière de tête de la marche mondiale pour le climat, 21 septembre 2014, NY. Crédits : RAE Breaux

Au États-Unis, au sein du mouvement pour le climat, la manifestation a marqué le début d’un nouveau dialogue entre les mouvements pour la justice raciale et environnementale et les Big Greens. Lorsqu’il a été question de décider qui prendrait la parole lors de la conférence de presse inaugurale, et qui serait en tête de la marche, les leaders des organisations de base au sein de la Climate Justice Alliance (« Alliance pour la justice climatique ») ont défendu que les porte-paroles sur le climat ne sont pas les célébrités comme Sting ou Leonardo DiCaprio, mais les personnes qui font directement l’expérience de la destruction et de la dévastation provoquées par le changement climatique, et de la pire manière – les communautés des classes populaires et les communautés de couleur. Au bout du compte, ce sont les voix de ces communautés en première ligne qui ont retenu l’attention du monde lors de la Marche mondiale pour le climat. Ces communautés sont les mieux placées pour faire pression sur les gouvernements pour une action plus ambitieuse et penser comment les communautés vulnérables peuvent survivre au changement climatique. Ce sont les personnes dont les vies sont affectées au quotidien par les fuites de pétrole et les digues défaillantes de la côte du Golfe, par la pollution de la raffinerie de Chevron à Richmond, en Californie, par l’air contaminé de l’incinérateur de déchets à Detroit, ou encore par la destruction des terres, de l’air et de l’eau par l’extraction des sables bitumineux dans le bassin de l’Athabasca et tout le Canada.

Le leadership des communautés impactées est crucial non seulement parce qu’elles sont les plus affectées par les impacts dévastateurs du changement climatique, mais aussi parce qu’à travers les États-Unis et le monde, les mouvements de base sont au premier rang du mouvement pour la justice climatique, et les plus courageux quand il s’agit de rejeter les demi-mesures et d’exiger des actions réelles, effectives et immédiates. Depuis les mouvements populaires boliviens qui ont mis fin à la privatisation de l’eau et rendu possible les Accords de Cochabamba en affirmant les droits de la Terre Mère à Cancun, lors de la COP16, jusqu’aux mouvements de base qui ont obtenu un moratoire historique sur les activités minières au Salvador pour défendre le droit à l’eau de la population, ou aux communautés péruviennes qui ont bloqué le projet de mine de cuivre et d’or d’une multinationale, la pression publique et l’action directe des communautés impactées se sont avérées la stratégie la plus efficace pour faire face aux industries extractives. Dans toute l’Amérique du Nord, les communautés autochtones résistent au projet d’oléoduc Keystone XL, et font avancer la lutte vitale contre l’extraction des sables bitumineux.

Dans le cadre des négociations de la CCNUCC elles-mêmes, la principale source de pression sur les nations du G7 est venue des nations les plus pauvres confrontées aux plus graves impacts du dérèglement climatique. Naderev « Yeb » Saño, le négociateur des Philippines, a attiré l’attention du monde entier lorsqu’il a entamé une grève de la faim durant les négociations de la COP19 à Varsovie, qui se sont tenues juste après les typhons Haiyan et Bopha. « Ce que subit mon pays du fait de ce phénomène climatique extrême est de la folie. La crise climatique est de la folie. Monsieur le Président, nous pouvons mettre fin à cette folie ici même à Varsovie », a déclaré Saño.

Assumer la dette écologique des États-Unis et des pays du Nord

« Il y a, en effet, une vraie « dette écologique », particulièrement entre le Nord et le Sud… De diverses manières, les pays en développement, où se trouvent les plus importantes réserves de la biosphère, continuent d’alimenter le développement des pays les plus riches au prix de leur présent et de leur avenir. »
Pape François, Encyclique de 2015 sur le climat

Dans son encyclique très attendue sur le changement climatique, le pape François affirme que la crise morale et politique à l’origine du changement climatique est la polarisation globale des richesses. Avec 5% de la population mondiale, les États-Unis continuent de produire 25% des émissions globales de gaz à effet de serre. Les nations les plus riches de la planète ont construit leur pouvoir économique global à travers plusieurs siècles de colonisation et d’extraction des ressources naturelles des pays du Sud. Le terme de « dette écologique » renvoie aux revendications globales de réductions contraignantes d’émissions associées à un mécanisme de financement de la part des nations les plus riches et à destination des pays en développement, en vue de l’adaptation et la mitigation du changement climatique. Comme l’explique Saleemul Huq, de l’International Center for Climate Change and Development (« Centre international sur le changement climatique et le développement »), au Bangladesh, à propos des engagements des États-Unis en termes de contribution au fonds climatique : « Cela n’a rien à voir avec de l’altruisme. Il s’agit d’une réparation de la part des pollueurs. Les États-Unis ont acquis leur statut de puissance économique à partir des émissions des 150 dernières années, et elles sont la cause des dégâts dont nous sommes témoins aujourd’hui. Ils le reconnaissent et ils assument leur responsabilité vis-à-vis des victimes les plus pauvres du changement climatique, causé par une pollution d’origine humaine. C’est un traité sur la pollution, et il s’agit de pollueurs et de victimes de la pollution. »

En tant que mouvements de base actifs au sein même des États-Unis , nous reconnaissons que notre propre gouvernement a été un agent décisif de promotion du capitalisme global, qui continue à faire des ravages sur les ressources naturelles des pays du Sud. Depuis leur refus de signer le Protocole de Kyoto jusqu’à leurs efforts pour saper tout projet d’accord contraignant à Copenhague et à Cancun, les États-Unis ont joué un rôle ambigu et contradictoire. D’un côté, le pays a contribué à promouvoir un niveau minimal d’action climatique à l’échelle globale, de l’autre côté il contrôle étroitement la teneur réelle des accords de manière à s’assurer que les intérêts des entreprises pollueuses ne soient quasiment pas affectés. Si nous continuons à brûler des énergies fossiles au rythme actuel, nous pourrions atteindre 2ºC de réchauffement global d’ici le milieu du siècle. Plus effrayante encore, nous pourrions atteindre 3 à 5 ºC d’ici la fin du siècle. En se refusant à ce que les États-Unis prennent des engagements décisifs, et en insistant pour que les réductions d’émissions soient volontaires plutôt que contraignantes, l’administration Obama perpétue une tradition d’action minimale et d’auto-congratulation qui se situe largement en deçà du niveau d’ambition qu’une majorité écrasante de scientifiques considère comme nécessaire pour éviter une catastrophe globale.

Le plan « Énergie propre » du président Obama constitue une préfiguration de l’accord qui sera signé à Paris, dans le sens où il ne contient aucun engagement clair de réduction d’émissions et laisse trop de flexibilité aux États quant à la manière dont ils pourront le mettre en oeuvre. Aussi, ce plan inclut le gaz de schiste et le nucléaire parmi les options disponibles, alors que nous savons quels sont les impacts de ces deux industries sur nos communautés locales et le monde . Voilà ce que le gouvernement étasunien amène à la table des négociations climatiques internationales : de nouvelles manières de faire avancer la cause du capitalisme en le repeignant en vert. Comme le dit Kandi Mossett de l’Indigenous Environmental Network, « nous avons besoin de plus que d’une réunion sympathique qui fait la promotion des marchés carbone et des autres fausses solutions au changement climatique. Cela ne va aider personne, même pas eux et leurs familles lorsque le changement climatique les touchera. Nous avons besoin d’une action plus forte. Nous, les communautés impactées, les mouvements de base, nous avons la réponse au changement climatique, nous avons les outils. La seule chose qui nous manque c’est qu’on nous donne le pouvoir de réaliser le changement  ».

Construire un mouvement depuis la base

Il existe une unité croissante et prometteuse entre les mouvements sociaux à l’échelle globale, menée par les personnes les plus affectées par le changement climatique, et qui font pression sur leurs gouvernements pour qu’ils prennent de véritables engagements et réfléchissent à la façon dont les plus vulnérables peuvent résister aux impacts déjà manifestes du changement climatique. À travers l’organisation d’actions communes, un certain nombre de coalitions stratégiques se sont formées en vue de soutenir la construction à long terme du mouvement pour la justice climatique. L’Espace Climat, qui a commencé, dans le cadre du Forum social mondial de Tunis de 2013, comme un lieu dédié aux débats sur les causes du changement climatique et ses alternatives, est aujourd’hui un processus continu à l’échelle mondiale porté par un réseau de 30 organisations internationales comme Attac France, l’ETC Group, Focus on the Global South, Global Forest Coalition, Grassroots Global Justice Alliance, Indigenous Environmental Network, La Vía Campesina, Polaris Institute, la Marche mondiale des femmes, entre autres. En France, les organisations de la société civile, réseaux et mouvements sociaux ont créé la Coalition Climat 21 (CC21), qui regroupe plus de 130 organisations françaises ainsi que des partenaires européens et internationaux. L’Équipe de soutien à la mobilisation de People’s Climate Movement regroupe 350.org, ALIGN, Avaaz, la Blue-Green Alliance, la Climate Justice Alliance, la Grassroots Global Justice Alliance, la NYC Environmental Justice Alliance, Oil Change International, SEIU local 32BJ, le Sierra Club, et Uprose.

Voilà les forces qui sont en train de donner une nouvelle impulsion et de faire monter des actions en puissance, afin qu’au moment de la Conférence de Paris, s’exerce une pression forte et cohérente, émanant d’un mouvement mondial, pour que les gouvernements s’accordent sur de réelles actions et des réductions d’émissions radicales. Le slogan qui rassemble nos mouvements sociaux en vue des mobilisations de la COP21, « Changer le système, pas le climat », reflète une prise de conscience croissante que même le pape a repris à son compte : la catastrophe climatique n’est pas le résultat d’un petit nombre de politiques particulières, elle vient de notre système économique dans sa globalité, fondé sur la surconsommation dans les pays riches et le sous-développement des pays du Sud. Toute stratégie efficace de justice environnementale doit aller au-delà de la question de la pollution et des émissions. Nous devons nous attaquer au fondement de l’économie extractiviste dans son ensemble.

Dans nos mouvements en pleine expansion, nous construisons les bases de campagnes qui dénoncent de manière directe les pires impacts de l’économie extractiviste dans les communautés situées en première ligne – parmi lesquels l’exploitation du charbon par dynamitage des montagnes (mountaintop removal), les raffineries de pétrole et les incinérateurs de déchets toxiques – et nous commençons à mettre en œuvre des modèles économiques alternatifs basés sur une stratégie de transition juste [2] vers les énergies renouvelables, l’économie coopérative et la gouvernance locale. Nous mobilisons une délégation du mouvement It Takes Roots to Weather the Storm (« Il faut des racines pour résister à la tempête ») avec plus de 75 leaders issus de communautés de base autochtones, noires, latinos, asiatiques, des îles du Pacifique et des classes populaires blanches affectées par le changement climatique aux États-Unis pour se joindre aux mouvements sociaux du monde dans les rues de Paris en décembre.

Nous agissons pour mettre les dirigeants du monde et les multinationales face à leurs responsabilités, aussi bien à la COP que lorsque nous retournerons dans nos communautés. Nous sommes aux côtés des communautés noires et autochtones de la Nouvelle-Orléans dans leur combat inachevé pour des réparations et pour le droit au retour. Enfin, nous sommes aux côtés des communautés impactées du monde qui se battent pour des réductions obligatoires d’émissions à la source, qui exigent que les énergies fossiles soient laissées dans le sol, qui refusent les fausses solutions et les marchés carbone, qui revendiquent le respect des droits humains, et demandent un soutien aux solutions ancrées dans les communautés. Ensemble, nous construisons notre pouvoir de résister à la tempête, mais aussi de changer le cours de l’histoire.