Certaines de ces raisons peuvent certainement être recherchées au sein du système onusien de gouvernance du climat. Le principe des responsabilités communes mais différenciées (PRCD), qui avait permis aux pays développés et aux pays non développés de trouver un « compromis » lors de la signature de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques de 1992 (CCNUCC) et du Protocole de Kyoto de 1997, est désormais devenu un « alibi ». Tant pour ces pays, jadis non-développés mais désormais émergents, qui refusent de réinterpréter, réécrire ou renégocier le PRCD. Que pour les pays développés qui voudraient, en revanche, fixer l’horloge de l’histoire de l’industrialisation aux années 1990. Le résultat est que pour la période post-2020 ce sont les États qui décident leur « contribution » à la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) prenant en considération les propres exigences nationales et non celles de la communauté internationale.
Mais la répartition des responsabilités en matière climatique n’est pas qu’une affaire des États. Elle concerne également les nouveaux acteurs de la scène internationale qui sont les entreprises transnationales (ETN). Désormais émancipées des ordres juridiques étatiques et organisées autour d’ordres normatifs autonomes, les ETN peuvent en matière climatique tantôt prendre les devants sur les décisions des États tantôt les bafouer une fois qu’elles ont été adoptées. De plus, avec leurs « initiatives », elles orientent les choix des États, ce qui explique leur présence dans l’arène internationale de la gouvernance du climat [3].
Le décalage entre la réalité du dérèglement climatique et la régulation des émissions de GES a donc des racines bien plus profondes et étendues. L’analyse serait en effet incomplète si elle ne tenait pas en considération le hiatus existant entre le rêve (à la fois mythe et utopie) d’un système central de régulation d’un bien commun, tel que le climat, et la réalité de la globalisation économique et financière. Du premier accord de libre-échange aux traités bilatéraux de libre-échange en cours de négociation, un pervers jeu de miroirs s’est installé entre les victoires de la déréglementation des marchés et les faillites de la régulation internationale du changement climatique [4].
Dans cette perspective, la COP21 de Paris ne marque que le début d’un long chemin qui devrait nous conduire à repenser un modèle économique fondé sur la domination de l’homme sur la nature et de l’homme sur l’homme. En attendant que cet enjeu soit enfin pris sérieusement en considération par la société et par ses représentants, la question est celle de savoir si le droit peut être armé afin de contraindre les acteurs principaux de cet ordre globalisé - les États et les ETN - à la fois à prendre en charge la question du dérèglement climatique et à répondre des conséquences engendrées par leur action et leur inaction. D’où l’élaboration des propositions suivantes qui visent à la fois à « responsabiliser » en matière climatique les États (I) et les ETN (II).
I. Responsabiliser les États
Le Principe des responsabilités communes mais différenciés (PRCD) est l’une des clés de la réussite de l’accord de Paris : il est en effet clair qu’en matière climatique il ne serait ni équitable, ni acceptable, ni durable d’imposer les mêmes objectifs à tous les pays du monde sans prendre en considération leur histoire et leur situation présente. En revanche, il serait peu efficace de prévoir des engagements qui ne soient pas contraignants pour tous les États. C’est pourquoi il est nécessaire de rendre le PRCD opérationnel pour la période post-Kyoto en l’explicitant par référence à des objectifs communs, à des contributions comparables et à des critères de différenciation.
1. Les objectifs communs devraient être à la fois la réduction des émissions de GES et l’adaptation des sociétés au dérèglement climatique. À la Conférence de Lima (COP20) les pays développés, qui privilégient le premier objectif, ont fait d’importantes concessions sur ce point : il a été en effet décidé que l’accord de Paris portera « de manière équilibrée » sur l’atténuation et sur l’adaptation [5]. La décision engage également les pays développés à fournir et mobiliser un soutien financier renforcé aussi « en faveur d’actions ambitieuses d’adaptation ». Mais le futur accord de Paris devra aller plus loin et considérer l’atténuation et l’adaptation comme des « objectifs globaux » (« global goals ») communs relevant de la responsabilité globale de tous les États parties [6].
2. Pour évaluer l’effort de chaque État à la réalisation des objectifs communs, il est toutefois nécessaire que les contributions nationales soient soumises à une méthode commune. En décembre 2013, la Conférence de Varsovie (COP19) avait demandé à la Conférence de Lima (COP20) de préciser les informations à fournir par les États dans leurs propres contributions. L’enjeu était crucial : plus on encadre la démarche des États et plus on réintroduit un peu de coordination internationale dans un processus national. Par ailleurs, plus les informations sont encadrées plus les contributions nationales seront comparables, et éventuellement évaluables de manière agrégée à l’aune de l’objectif des 2 °C. Mais le projet d’annexe, négocié depuis plusieurs mois, a été abandonné à Lima au profit d’un texte très vague, qui recense quelques éléments simplement à titre indicatif [7]. Afin de rendre les engagements nationaux comparables et évaluables, il est donc nécessaire de revenir vers un dispositif fixant le périmètre et les démarches méthodologiques de comptage des émissions que chaque État doit détailler dans sa contribution.
3. L’évaluation des contributions nationales ne serait enfin possible sans l’élaboration de critères de différenciation. La partition du monde envisagée par le Protocole de Kyoto (pays industrialisés/non industrialisés) ne correspond plus à la réalité : les pays émergents (BRICS) rattrapent les pays industrialisés en termes de richesse produite, alors que celle-ci reste à un niveau très bas dans les pays en développement, où se situe néanmoins l’essentiel du bond démographique. Ce cadre demeure par ailleurs extrêmement évolutif. L’accord de Paris devra alors être assez « souple » pour saisir cette complexité est assez « robuste » pour s’adapter à ses évolutions. À cette fin, les États devront dégager des critères de différenciation susceptibles de prendre en considération le contexte national dans le temps et dans l’espace. Dans le temps, en raison de la dette écologique que certaines générations présentes ont héritée des générations antérieures. Dans l’espace, car il s’agit de reconnaître à certaines générations présentes un droit au développement sans compromettre l’existence des générations futures.
II. Responsabiliser les ETN
En matière climatique, il ne suffit pas de responsabiliser les États car les acteurs les plus puissants sur la scène internationale sont bien souvent les ETN. Celles-ci sont des acteurs de la gouvernance globale du climat sans pour autant être des sujets de droit international. Afin de reconnecter le pouvoir des ETN et leurs responsabilités en matière climatique, il s’avère donc nécessaire, d’une part, de reconnaître leur obligation de mettre en œuvre les objectifs de réduction des GES et, d’autre part, d’instituer une instance tierce qui puisse garantir l’effectivité de cette mise en œuvre ou en sanctionner les manquements. Autrement dit, il est nécessaire de rendre les objectifs de réduction des GES à la fois « opposables » et « justiciables ».
4. À cette fin, il s’agit tout d’abord de garantir le suivi et le contrôle des initiatives d’autorégulation entrepreneuriales. Les ETN se sont progressivement impliquées dans la réduction des émissions de GES mais uniquement par le biais d’engagements volontaires [8]. Ces initiatives méritent certainement attention, à condition toutefois que les ETN puissent répondre du non-respect de ces normes autoproduites. À ce propos, les « Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales » pourraient être utilement mobilisés en matière climatique. Il s’agit de recommandations adressées aux ETN, étayées par un mécanisme de mise en oeuvre unique en son genre (les « Points de contact nationaux ») qui permet aux ONG, aux syndicats et à la société civile d’exercer un droit d’alerte. Ces derniers peuvent en effet dénoncer devant les Points de Contact Nationaux le non-respect des principes par une entreprise d’un pays adhérent, directement ou à travers d’une de ses filiales sises n’importe où dans le monde.
5. L’expérience des Principes directeurs démontre que les conséquences du constat d’un manquement sont limitées : d’où la nécessité d’articuler l’autorégulation à la réglementation des objectifs de réduction de GES. Cette réglementation devrait combiner les leviers financiers à des dispositifs juridiques contraignants. C’est ainsi que l’administration Obama a recours à la voie réglementaire pour réduire les émissions de GES des centrales thermiques américaines de 32 % d’ici 2030 [9]. Mais une telle réglementation risquerait de rester inefficace si les acteurs économiques ne répondent pas des effets dommageables de leurs inactions. À cette fin, il est urgent d’adapter les mécanismes d’imputation de la responsabilité à la dimension diffuse, cumulative et transnationale des émissions de GES. Des outils existent déjà. Au civil, la notion de market share liability pourrait être utilement sollicitée : déjà utilisée par le juge américain dans le domaine des dommages sanitaires, cette notion pourrait donner vie à une responsabilité des entreprises fautives proportionnées à leur contribution au réchauffement climatique. Au pénal, l’introduction de l’infraction dite d’« écocide » pourrait changer considérablement le paysage juridique : aux termes d’un projet de Convention récemment proposé par un groupe de chercheurs, cette incrimination permettrait en effet de punir « des actes qui causent une dégradation étendue, durable et grave de l’air ou de l’atmosphère » ou « qui dépossèdent durablement une population de ses terres, territoires ou ressources » [10].
6. La réglementation des émissions de GES reste pourtant conditionnée à la volonté des États. Comment sanctionner l’inertie de ces derniers ? À défaut de l’institution d’une instance juridictionnelle dans le cadre du droit international du climat, le droit des droits de l’homme pourrait à cette fin être utilement mobilisé. Il est désormais avéré que le dérèglement climatique a des conséquences directe et indirecte sur la jouissance effective des droits de l’homme [11]. Or, aux termes de la jurisprudence « environnementale » développée par les Cour régionales de protection des droits de l’homme, les États ont l’obligation positive de protéger les individus de toute violation réalisée non seulement par les acteurs publics mais aussi, et c’est là l’intérêt de cette proposition, par les acteurs privés : c’est ainsi que l’effet dit « horizontal » des droits de l’homme pourrait contribuer à renforcer « par ricochet » la responsabilité des ETN en matière climatique. Certes, le juge international se montre assez prudent dans ce domaine, comme en témoigne le rejet par la Commission inter-américaine d’une requête déposée contre les États-Unis par les populations Inuits [12]. Mais son activité de contrôle pourrait être relayée par le juge national : la Cour suprême fédérale du Nigeria a par exemple condamné la compagnie pétrolière Shell à interrompre la combustion du gaz produit par l’extraction du pétrole reconnaissant que les émissions de CO2 résultant de cette pratique portent atteinte au droit à la vie des populations riveraines [13].
Les ressources juridiques existent. La COP21 de Paris offre ainsi aux États et aux ETN une occasion unique pour les mettre en œuvre. Et donner l’exemple d’une responsabilité non négociable dès lors que sont mises en jeu les conditions d’existence des populations les plus vulnérables dans notre « maison commune » [14].