Le changement climatique constitue un nouveau chapitre de cette histoire. Les menaces environnementales sur la production alimentaire augmentent à un rythme effréné/ niveau sans précédent, tandis que le secteur agricole est largement reconnu comme un responsable majeur du changement climatique. Cependant, l’enjeu demeure au fond celui de l’autonomie. La question de savoir si oui ou non nous pouvons relever le défi du changement climatique revient à savoir si les agriculteurs peuvent être extirpés de leurs dépendances nocives, et si, enfin, les conditions peuvent être réunies pour qu’ils maintiennent eux-mêmes leurs moyens de production et de subsistance sur la durée.
- Membres de la Via Campesina. Crédits : Prachatai
Après des années de sous-investissement dans les services de vulgarisation et de soutien agricoles au niveau des États, les petits exploitants agricoles du monde sont de plus en plus dépendants des grandes firmes de l’agro-business pour les semences, l’engrais, l’équipement, la formation et les infrastructures, ainsi que des débouchés commerciaux offerts par les multinationales et leur chaînes d’approvisionnement internationales. Cette dépendance s’est accrue avec la crise climatique, et les agriculteurs voient leurs marges de manoeuvre se réduire chaque fois davantage. Les intrants à haut rendement peuvent en effet accroître la productivité des sols à court terme et dans des conditions favorables, mais ils ne sont pas en mesure de freiner la dégradation des sols, le déclin de la biodiversité ni les émissions de gaz à effet de serre qui menacent cette productivité à long terme. Les agriculteurs risquent de se retrouver plus dépendants encore d’intrants extérieurs coûteux et de moins en moins efficaces pour atténuer la crise écologique qui s’installe sur leurs terres.
Ce dont nous avons donc besoin est extrêmement ambitieux : nous avons besoin de solutions qui réduisent l’empreinte environnementale de l’agriculture et assurent sa résilience face au changement climatique, tout en remettant en cause les dépendances socio-économiques, en démocratisant le savoir, en adaptant ce savoir au
niveau local, et en donnant davantage de pouvoir et d’autonomie aux agriculteurs. Ceci implique un mélange apparemment impossible de science, de politiques publiques et de pratiques au service d’objectifs partagés : un étrange mélange de mouvement social, de révolution agronomique et de transformation politique.
Et pourtant, cette fusion improbable commence à prendre forme. Elle a un nom, l’agroécologie, et il y a de plus en plus de preuves concrètes de son efficacité face aux enjeux situés au croisement des systèmes alimentaires et du changement climatique (voir De Schutter 2011).
L’agroécologie a été définit comme « l’application de la science écologique à l’étude, à la conception et à la gestion d’agroécosystèmes durables » (Altieri 1995 ; Gliessman 2007). L’agroécologie n’est pas seulement une question de réduction des impacts climatiques de l’agriculture. Son objectif est plutôt de réintégrer l’agriculture moderne dans les écosystèmes dont elle dépend, mais qu’elle contribue trop souvent à détruire. L’agroécologie cherche à renforcer les systèmes agricoles en imitant ou en stimulant les processus naturels, et ainsi à renforcer les interactions biologiques bénéfiques et les synergies entre les composants de l’agrobiodiversité (Altieri 2002). Ce processus implique de déconnecter la production alimentaire de sa dépendance envers l’énergie fossile (pétrole et gaz). Il contribue à lutter contre le changement climatique en évitant les émissions de dioxyde de carbone, et d’autres gaz à effet de serre, issues des exploitations agricoles, à travers une réduction de l’utilisation directe et indirecte d’énergie, et une augmentation des puits de carbone dans la matière organique
du sol. De fait, près de 89% du « potentiel de mitigation » de l’agriculture identifié par le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) relève de la séquestration du carbone dans les sols (Hoffmann 2010 : 11 ; plus généralement, sur le potentiel de mitigation de l’agriculture, voir FAO 2009).
Le point crucial est qu’il n’y a pas besoin de faire de choix entre les bénéfices environnementaux de l’agroécologie et les conditions de vie des agriculteurs. L’agro-écologie peut même constituer la base de nouvelles formes de développement rural autonome. L’exemple de l’Afrique l’illustre à merveille. Une grande partie des sols africains est pauvre en nutriments et très dégradée ; ils ont besoin d’être reconstitués. Pour apporter des nutriments aux sols, il n’y a pas forcément besoin d’y apporter des engrais minéraux. Il est aussi possible d’épandre du fumier animal ou de cultiver des fumiers végétaux. Les agriculteurs peuvent aussi créer ce qui est appelé une « usine d’engrais au milieu des champs », en plantant des arbres qui absorbent l’azote de l’air et le « fixent » dans leurs feuilles, qui sont ensuite incorporées dans le sol (World Agroforestry Centre 2009 : 10). Le recours à des arbres fixateurs d’azote de ce type évite la dépendance envers les engrais synthétiques, dont les prix ont augmenté et sont de plus en plus volatils ces dernières années – une situation destinée à perdurer en raison du pic pétrolier. Cela signifie que les moyens financiers dont les foyers disposent peuvent être utilisés pour accéder à d’autres biens essentiels comme l’éducation ou la santé, et que leur dépendance aux intrants extérieurs, et donc aux subventions et aux prêteurs locaux, est réduite. Ces approches sont cruciales pour renforcer la résilience de la production alimentaire et des moyens de subsistance là où le besoin en est le plus pressant.
Il n’y a pas non plus de contreparties négatives en ce qui concerne le niveau de production alimentaire nette à l’échelle mondiale. Les techniques agro-écologiques, avec leur capacité à exploiter les synergies naturelles des écosystèmes, ont démontré leur potentiel pour améliorer les rendements de manière significative. Dans le cadre de l’étude sans doute la plus systématique à ce jour sur le potentiel de ces techniques, des scientifiques ont conclu que les projets d’agriculture soutenables dans 57 pays en développement ont permis une augmentation moyenne des récoltes de 79% (Jules Pretty et al. 2006 [1]). Ces chiffres ont ensuite été revus à la hausse par la CNUCED (Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement) et le PNUE (Programme des Nations unies pour l’environnement) et ont atteint une augmentation de 116% pour l’ensemble des projets africains, et de 128% pour les projets d’Afrique de l’Est (CNUCED et PNUE 2008 : 16).
Comme toutes les approches innovantes, l’agroécologie a besoin de soutien pour atteindre les agriculteurs à une échelle suffisante. Que ce soit en matière d’alimentation ou de climat, ce ne sont pas les ressources qui manquent. Au cours des dernières années, les entreprises agroalimentaires ont augmenté leurs investissements dans le but de réduire leurs coûts et d’assurer la viabilité à long terme de leurs approvisionnements (Reardon and Berdégué 2002 ; Reardon et al. 2007 ; Reardon et al. 2009) : l’investissement direct à l’étranger dans l’agriculture est passé d’une moyenne de 600 millions de dollars par an dans les années 1990, à une moyenne de 3 milliards de dollars entre 2005 et2007 (CNUCED 2009). Entre, 2008 et 2010, il a encore augmenté pour atteindre une moyenne de 6,3 milliards , la plupart de ces investissements allant dans les pays en développement (CNUCED 2012). La crise alimentaire mondiale de 2007-2008 a également poussé les gouvernements à l’action. En juillet 2009, le sommet du G8 à L’Aquila a débouché sur une Initiative sur la sécurité alimentaire, avec la promesse de mobiliser 22 milliards de dollars pour renforcer la production et la sécurité alimentaires mondiales. Pour aider à concrétiser ces engagements, un mécanisme multilatéral de financement a été mis en place, le Programme mondial pour l’agriculture et la sécurité alimentaire (Global Agriculture and Food Security Program, GAFSP). D’autres initiatives sont en cours au niveau international et régional, comme le Programme détaillé de développement de l’agriculture africaine (PDDAA) du Nouveau Partenariat pour le Développement de l’Afrique (NEPAD). Les gouvernements accordent clairement davantage d’attention à l’agriculture que dans le passé.
Néanmoins, ce « réinvestissement dans l’agriculture » n’apporte aucune garantie quant au soutien et à la visibilité dont l’agroécologie a besoin pour se développer. En tant que processus reposant sur le partage des savoirs et visant à réduire la dépendance des agriculteurs envers les intrants extérieurs, la transition vers l’agroécologie offre peu de perspectives de profits pour les entreprises privées. Elle n’offre pas non plus de points d’entrée facile pour les modes traditionnels de financement du développement agricole.
Il est donc essentiel que les gouvernements envisagent de faire ce que les incitations de marché et les mécanismes de soutien actuels ne font pas – en l’occurrence créer les conditions d’une transition à grande échelle vers l’agroécologie. Du point de vue de l’atténuation et de l’adaptation au changement climatique, l’agroécologie est une composante essentielle de la boîte à outils. Si ses avantages en termes d’autonomie, de résilience des moyens de subsistance et de productivité à long terme sont pris en compte, il est difficile de comprendre pourquoi l’agroécologie ne constitue pas la pierre angulaire de tous les efforts pour répondre aux défis alimentaires et climatiques. Son caractère de solution « gagnant-gagnant-gagnant » - du point de vue des moyens de subsistance des agriculteurs, du point de vue alimentaire et nutritionnel, du point de vue environnemental – ne peut plus être ignoré. La charge de la preuve incombe désormais aux gouvernements et aux autres parties prenantes, qui doivent expliquer pourquoi ils ne redirigent pas leur soutien et leurs investissements dans cette direction au plus vite.