Poursuite du libre-échange au nom du climat et de l’environnement !
Depuis plus de cinquante ans, rapport après rapport, l’OCDE explique qu’il n’y a pas de contradiction entre l’expansion du commerce mondial, les politiques de croissance et la protection de l’environnement. Avec un certain succès [2].
Ainsi, les pays s’engagent dès le Sommet de Stockholm en 1972 à ne pas « invoquer leur souci de protéger l’environnement comme prétexte pour appliquer une politique discriminatoire ou réduire l’accès à leur marché » (recommandation 105). Cela signifie qu’il est possible de protéger l’environnement, mais que cela ne doit pas interférer avec la libéralisation du commerce. Depuis les années 1990, cette approche a été affinée : la libéralisation du commerce et de l’investissement a été présentée comme le meilleur moyen de protéger l’environnement et de lutter contre les dérèglements climatiques. C’est la théorie du « soutien mutuel ». La libéralisation des échanges assurerait à la fois la croissance de la production et la protection de l’environnement : l’innovation technologique « verte » serait rendue universellement disponible par l’accès aux marchés mondiaux.
Cette théorie a fondé les orientations de nombreux textes internationaux importants. Ainsi, en 1992, lors du sommet de la Terre à Rio de Janeiro, le paragraphe 2.19 du plan d’action de l’Agenda 21 traduit cette idée ainsi : « Les politiques commerciales et les politiques de l’environnement devraient s’étayer mutuellement. Un système d’échanges multilatéral, à caractère ouvert, permet d’allouer et utiliser plus efficacement les ressources, contribuant ainsi à accroître la production et les recettes et à alléger la pesée exercée sur l’environnement ; il permet donc de dégager les ressources supplémentaires nécessaires pour assurer la croissance économique et le développement et pour mieux protéger l’environnement ».
Ce principe a été inscrit dans le texte même qui organise les négociations internationales sur le réchauffement climatique. L’article 3.5 de la Convention cadre sur le changement climatique de l’ONU établie en 1992 à Rio de Janeiro est extrêmement clair : il n’est pas question que « les mesures prises pour lutter contre les changements climatiques (...) constituent un moyen d’imposer des discriminations arbitraires ou injustifiables sur le plan du commerce international, ou des entraves déguisées à ce commerce ». Le texte qui fonde les négociations sacralise donc la libéralisation du commerce et de l’investissement, puisqu’elle ne peut être remise en cause au nom de la lutte contre les dérèglements climatiques.
C’est en 2009 que l’OMC et le PNUE synthétisent cette approche dans un nouveau rapport [3], quelques mois avant la décisive conférence de Copenhague sur le changement climatique. La promesse d’une économie pauvre en carbone y est renouvelée, l’augmentation des revenus liés à l’essor du commerce international donnerait « aux sociétés riches la possibilité d’exiger des normes environnementales plus strictes, concernant notamment les émissions de gaz à effet de serre ». Pour Pascal Lamy, alors directeur général de l’OMC, il ne faut pas « perdre de temps dans notre lutte contre le changement climatique. Mettons le commerce au service du programme international sur le changement climatique » [4].
Une approche peu solide et invalidée par les faits
Sur le plan théorique, on distingue généralement trois effets de l’ouverture du commerce mondial - depuis 1950, son volume a été multiplié par trente-deux – sur l’environnement – la consommation mondiale de ressources naturelles a augmenté de 50 % en trente ans : un effet d’échelle correspondant à l’accroissement de la pollution liée à l’augmentation de l’activité économique ; un effet de composition provenant de la spécialisation des économies qui modifie la part relative de chaque secteur dans l’économie ; un effet de technique lié à la mise à disposition de méthodes de production (supposées) moins polluantes. L’effet net résulte de la somme de ces trois effets. En matière d’émissions de CO2, les études ne sont pas univoques. Il semblerait néanmoins que l’effet d’échelle – l’accroissement des émissions liées à l’augmentation de la production – l’emporte sur l’effet de technique, notamment lorsqu’il s’agit de pays qui ne sont pas membres de l’OCDE. L’approche du « soutien mutuel » se fonde également sur ce que les économistes appellent « la courbe en U renversé » de Kuznets, qui établit une relation entre la croissance du revenu et l’augmentation de la pollution : une fois un certain niveau de revenu atteint, alors la demande pour un meilleur cadre de vie et moins de pollution augmenterait, et le niveau de pollution diminuerait. Les bases théoriques et empiriques de cette courbe sont pour le moins fragiles [5], et très discutables. Pourtant les institutions internationales s’appuient sur cette courbe pour expliquer que ce sont les populations les plus riches qui ont le plus d’attrait pour un environnement non pollué et non dégradé et qu’il faut donc poursuivre la libéralisation du commerce international pour permettre aux populations pauvres de s’enrichir et d’élever leurs standards environnementaux.
Cette théorie du soutien mutuel n’est pas vérifiée dans les faits. De nombreuses études [6] montrent que la libéralisation des échanges n’a pas les répercussions promises sur la réduction des émissions de GES. Au contraire, l’augmentation du commerce mondial les accroît : à l’échelle mondiale, plus on commerce, plus on émet. Ainsi, la contribution du commerce de marchandises aux dérèglements climatiques est considérable : le fret serait responsable de 10 % des émissions mondiales [7]. En prenant en compte les effets de la diversification des marchandises, du dégroupage de la production, du gonflement du volume des échanges, certains experts évaluent la contribution de la mondialisation des échanges à plus de 20 % des émissions totales [8]. L’OCDE et le Forum international des transports prévoient que les émissions de CO2 dues au transport de fret – qui doit quadrupler d’ici à 2050 – vont augmenter de 290%, devenant la principale source d’émission de CO2 pour le transport de surface, remplaçant dans ce rôle le transport de passagers [9].
Les chiffres globaux du commerce mondial tendent à masquer la matérialité même des échanges et les inégalités qui en découlent, tant en termes de flux d’énergie et de ressource que de dégâts environnementaux. Observer ces flux à l’échelle mondiale permet de rendre compte des métabolismes de l’économie mondiale et de voir comment la libéralisation organise un échange écologiquement inégal [10] entre les grandes puissances et les autres régions du monde. Grâce à l’expansion du commerce, la consommation mondiale de ressources naturelles a pu augmenter de 50 % en 30 ans. Cette boulimie extractive permet de nourrir les besoins des modes de consommation insoutenables des populations les plus riches de la planète : dans les pays industrialisés, la consommation de ressources moyenne par habitant et par an est près de deux fois supérieure à la moyenne mondiale et de quatre à cinq fois supérieure à celle des pays en développement les plus pauvres. A peine 20 % de la population mondiale consomment 80% de l’énergie produite sur la planète, les habitants des pays riches consommant en moyenne jusqu’à dix fois plus de ressources naturelles que ceux des pays pauvres. Cette théorie du soutien mutuel « oublie » enfin la réalité du droit de l’OMC : l’accord international sur la protection des droits intellectuels (ADPIC) a institué des règles restrictives en matière de propriété intellectuelle qui entravent la diffusion des technologies (supposées) vertes. Loin de faciliter la mise à disposition de ces technologies, les règles du commerce international limitent leur diffusion aux acteurs économiques en mesure de rémunérer les brevets déposés par les firmes qui les détiennent. Les populations les plus démunies en sont généralement incapables alors que ce sont bien souvent elles qui pourraient en avoir besoin pour s’adapter aux conséquences des dérèglements climatiques.
Une entrave à la transition
Chefs d’État et de gouvernement, institutions internationales, experts et multinationales agissent donc comme s’il était possible de lutter efficacement contre les dérèglements climatiques, tout en poursuivant la globalisation économique et financière qui concourt à une exploitation sans limite des ressources. Ce hiatus, que certains nomment « schisme de réalité », structure profondément le débat public et les espaces de négociation sur le dérèglement climatique. Il se caractérise par « un décalage croissant entre une réalité de l’extérieur, celle de la globalisation des marchés, de l’exploitation effrénée des ressources d’énergie fossiles » et la « sphère des négociations et de la gouvernance du climat » [11]. Ce décalage s’observe aisément : en vingt-cinq ans de négociations sur le réchauffement climatique – et parallèlement de libéralisation des échanges et de l’investissement – les émissions mondiales de gaz à effet de serre ont augmenté de 60%.
Les exemples ne manquent pas. Le 2 novembre 2014, les experts du GIEC publient la synthèse de leur cinquième rapport confirmant la gravité de la situation et la très grande responsabilité des États dans l’aggravation des dérèglements climatiques. C’est le jour choisi par François Hollande pour se rendre en Alberta (Canada) et encourager les entreprises françaises à continuer à investir dans l’exploitation du pétrole issu des sables bitumineux [12]. Il en profite pour saluer la récente signature de l’accord de libéralisation du commerce et de l’investissement entre l’Union européenne et le Canada (le CETA – négociations entamées en 2009) qui doit justement faciliter l’exportation vers le sol européen de ce pétrole sale. Cet épisode canadien n’est pas un couac de calendrier mais un signal fort en direction du monde des affaires : il n’est pas question d’assujettir les investissements privés à la contrainte climatique et aux recommandations des experts du climat. Au contraire, l’Elysée les rassure sur de nouveaux traités de libre-échange visant à sécuriser leurs investissements.
Autre exemple. L’Ontario, province du Canada, disposait d’un programme garantissant un prix d’achat préférentiel du kilowatt-heure d’électricité photovoltaïque et éolien aux entreprises utilisant de la main d’oeuvre et des savoir-faire locaux. Dispositif qui favorise clairement des entreprises implantées sur les territoires et qui encourage à se fournir en main d’oeuvre et en fournitures locales, plutôt que de les importer. Plus de 20 000 emplois avaient ainsi été créés en deux ans, et 50 000 étaient prévus à terme. Le Japon et l’Union européenne, représentant les intérêts de leurs secteurs privés respectifs, ont poursuivi ce programme devant l’Organisme des règlements des différends (ORD) de l’OMC. L’ORD a considéré que la règle du « traitement national », impliquant d’accorder les mêmes avantages à des multinationales qu’aux entreprises locales, avait été violée. L’Ontario a dû abandonner son programme. Des milliers d’emplois ont été supprimés et le développement des énergies renouvelables dans la province a été stoppé. Plus récemment, les États-Unis ont également gagné un arbitrage similaire contre l’Inde.
Débrancher la libéralisation du commerce pour déclencher la transition
Les politiques de libéralisation du commerce et de l’investissement affaiblissent ainsi considérablement les normes écologiques et entravent les politiques de transition énergétique, faisant du droit commercial un droit supérieur au droit de l’environnement et au défi climatique. En s’appuyant sur cette hiérarchie des normes, l’OMC et les accords bilatéraux ou régionaux de libéralisation du commerce et de l’investissement réduisent très sensiblement la capacité des États et des collectivités locales à soutenir le développement des énergies renouvelables sur leurs territoires, et à mettre en œuvre des politiques de sobriété et d’efficacité énergétiques. Les mesures de protection de l’environnement sont contestées et invalidées au motif d’être une « restriction déguisée au commerce international ». Le droit à réguler est donc fortement limité, au détriment de la capacité à soutenir le déploiement des énergies renouvelables et à faciliter la relocalisation des activités économiques. Au contraire, les politiques de libéralisation des échanges et des capitaux transfèrent déjà dangereusement le pouvoir des États aux marchés et aux entreprises multinationales [13].
Si les chefs d’État et de gouvernement sont nombreux à « climatiser » leurs discours à l’approche de la COP21, la lutte contre les dérèglements climatiques disparaît de leurs radars dès qu’il s’agit de commerce et de croissance. Au contraire, les élites donnent l’impression de vouloir sauver le commerce des restrictions que pourraient imposer de véritables politiques climatiques. Ainsi, alors que les études d’impact de la Commission européenne à propos du Tafta prévoient une hausse des émissions de gaz à effet de serre (GES), le mandat de négociations que les pays membres de l’UE ont confié à la Commission européenne omet tout simplement le respect des exigences climatiques [14]. Si bien que les négociations du Tafta (UE-États-Unis) et du Ceta (UE-Canada) pourraient renforcer la dépendance des systèmes énergétiques transatlantiques aux énergies fossiles, aggravant ainsi leur non-soutenabilité.
L’hégémonie du droit du commerce est donc une attaque frontale contre la capacité des populations à s’orienter vers « des sociétés plus agréables à vivre, plus conviviales, plus solidaires, plus justes et plus humaines » [15]. Préserver la possibilité de mettre en route une véritable transition écologique et sociale exige donc d’en finir avec l’expansion du libre-échange et la suprématie du droit des affaires sur nos vies.