Climat : choisir ou subir la transition ?

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Le sol, pas le pétrole : l’ère du pétrole, du dérèglement climatique et des guerres contre la planète et les peuples

, par SHIVA Vandana

Deux siècles et demi de cette ère des combustibles fossiles et du pétrole nous ont donné l’esclavage, les guerres, la violence, les conflits, l’industrialisation non soutenable, le contrôle des multinationales sur l’agriculture, l’économie et la politique, la désertification et le changement climatique. Avec le charbon, l’Angleterre a mécanisé son industrie textile. Pour satisfaire la soif de coton de ses usines, les terres des Amérindiens ont été accaparées pour laisser place à des plantations de coton. Pour cultiver et récolter ce coton , des Africains ont été capturés et réduits en esclavage. L’expansion coloniale a été le bras politique de l’ère des énergies fossiles.

Cette colonisation continue aujourd’hui – à travers des guerres pour l’accaparement du pétrole ou à travers l’imposition d’une agriculture basée sur les énergies fossiles comme c’est le cas en Afrique. Cette agriculture désertifie les sols, entraîne des migrations climatiques et contribue directement aux dérèglements climatiques. Les personnes qui traversent la Méditerranée dans des bateaux ont quitté leurs foyers parce qu’elles
avaient perdu leurs moyens de subsistance en raison de la désertification et de la sécheresse ou sont devenues des réfugiés du fait de guerres menées pour le contrôle du pétrole. Le manifeste international Navdanya, « Terra Viva:Our Soil, Our Commons, Our Future » (« Terra Viva : Notre sol, nos biens communs, notre futur »), montre comment les nouveaux conflits tels que ceux engendrés par Boko Haram dans le nord du Nigeria ou la guerre en Syrie ont leurs racines dans la désertification et le changement climatique.

La pollution de l’air qui s’est accumulée dans l’atmosphère depuis le début de l’ère des énergies fossiles, il y a 250 ans, est aujourd’hui d’environ 400 parties par millions (ppm) (taux de dioxyde de carbone dans l’air). C’est la cause de l’effet de serre et du chaos climatique, notamment de l’augmentation des températures. Pour limiter cette hausse en deçà des 2 degrés, nous devons ramener l’accumulation de carbone dans l’atmosphère à 350 ppm. Ce qui implique de réduire nos émissions et de sortir des énergies fossiles. Mais cela exige aussi de réduire le stock de carbone en excès dans l’atmosphère, pour le remettre dans le sol. L’agriculture biologique régénérative nous en offre les moyens. Dans le même temps, cette agriculture répond aussi aux enjeux d’insécurité alimentaire et de faim dans le monde, elle fait reculer le désert et sécurise les moyens de subsistance en assurant une sécurité écologique et, ce faisant, elle favorise également la paix.

Nous avons besoin d’une transition énergétique et de manière encore plus décisive, d’une transition alimentaire et agricole, qui mette le sol, et non le pétrole, au centre de nos imaginaires, de nos sociétés et de nos économies. L’agriculture industrielle globalisée est la première cause de gaz à effet de serre, représentant 40% des émissions – CO2, oxyde d’azote et méthane. À travers l’agriculture biologique régénérative, nous pouvons renforcer notre capacité humaine d’adaptation et de réduction de notre impact climatique et réparer les dégâts occasionnés par l’agriculture industrielle. La prévention et l’adaptation au changement climatique doivent concerner tous les aspects de nos vies. L’air, l’eau, la terre, la biodiversité et l’énergie s’enchevêtrent dans le problème du changement climatique ainsi que dans les solutions à y apporter.

Un changement climatique impliquant un réchauffement global des températures de 3 à 5ºC entraînera la fonte des glaces polaires et des glaciers, ainsi qu’une intensification des inondations, des sécheresses et des cyclones. Certains de ces impacts se font déjà sentir. Dans ma région natale de l’Uttarakhand, dans l’Himalaya, 20 000 personnes ont été emportées par des pluies catastrophiques en 2013. En 2015, des précipitations intempestives ont détruit 50% des récoltes de l’Inde du Nord. Le changement climatique est devenu une question de vie et de mort. Pour éviter la catastrophe, 80% des énergies fossiles doivent rester dans le sol. Pourtant, l’industrie des fossiles continue le forage, la fracture hydraulique ou l’exploitation minière sans répit et sans se soucier des conséquences pour les communautés locales ou pour la planète.

Des fausses solutions qui vont aggraver la crise
Pour maintenir et étendre l’ère du pétrole et enfermer le monde dans l’extractivisme, les multinationales des énergies fossiles et d’autres secteurs restent sourdes au besoin de s’attaquer au réchauffement climatique à la source, en laissant 80% des réserves connues d’énergies fossiles dans le sol. Ces climatosceptiques défendent une ligne d’action trompeuse. Parmi les pseudo-solutions au changement climatique qu’ils proposent, la promotion d’options énergétiques non soutenables comme l’énergie nucléaire et les agrocarburants industriels. Malheureusement, pour les forces qui sont à l’origine du dérèglement climatique, la crise est une nouvelle opportunité commerciale, une occasion d’aggraver les inégalités et l’insoutenabilité, en dérobant aux pauvres leur dernier morceau de pain et leur dernier carré de terre.

Crédits : Juan Antonio Capo Alonso

L’accaparement des terres pour la production d’agrocarburants a retiré leurs terres à des populations tribales, paysannes et pastorales dans les pays du Sud. Les agrocarburants industriels sont un exemple manifeste de mauvaise « solution » , qui aggrave la crise alimentaire en retirant la terre et la nourriture aux gens, afin de produire du « combustible » pour les appétits insatiables des infrastructures d’énergies fossiles et leur consommation sans limite. Le marché des certificats d’émissions ou des « compensations carbone » - comme le mécanisme de réduction des émissions liées à la déforestation et à la dégradation des forêts (REDD) – et les marchés de droits à polluer sont autant de mécanismes récompensant les pollueurs, qui font ainsi des profits supplémentaires et s’accaparent toujours plus les ressources des pauvres.

Parmi les fausses solutions présentées par les négationnistes du changement climatique qui ont renforcé la crise climatique, on trouve aussi la capture et la séquestration du carbone, l’« agriculture climato-intelligente » ou les cultures génétiquement modifiées, basées sur des semences piratées à des paysans des pays en développement. Comme je l’ai écrit dans Soil, not Oil, 40% des émissions de gaz à effet de serre sont liées au modèle agricole industrialisé et globalisé. Après avoir contribué à susciter la crise climatique, les multinationales qui se sont enrichies grâce à l’agriculture industrielle cherchent à transformer cette crise en opportunités, pour prendre le contrôle des semences climato-résilientes et des donnés climatiques, tout en criminalisant l’agriculture biologique. Propriétaire de mégadonnées, Monsanto se prépare à profiter de la crise ; pire elle sera, mieux ce sera pour la multinationale. Lutter effectivement contre le changement climatique serait préjudiciable à des négationnistes du climat comme elle.

Crédits : Craig Sunter

Ainsi, 1500 brevets sur des cultures climato-résilientes ont été déposés par des entreprises comme Monsanto. La Fondation de recherche pour la science, la technologie et l’écologie Navdanya en a publié la liste dans le rapport « Biopiracy of Climate Resilient Crops : Gene Giants Steal Farmers Innovation  » (« Biopiraterie des cultures climato-résilientes : les géants des gènes volent l’innovation paysanne »). À travers ces brevets très étendus (qui leur donnent le droit exclusif de produire, distribuer et vendre le produit breveté), des firmes comme Monsanto peuvent bloquer l’accès à des semences climato-résilientes à la suite de désastres climatiques. Mais leurs traits de résilience au climat ne sont pas créés par le génie génétique ; ils ont été piratés sur des semences que des paysans avaient sélectionnées et développées au fil des générations. Pendant des millénaires les paysans, et particulièrement les femmes, ont sélectionné leurs semences librement, en accord les uns avec les autres et avec la nature, afin d’accroître encore la diversité de ce qui nous a été donné par la nature et de l’adapter aux besoins des différentes cultures. La biodiversité et la diversité culturelle ont ainsi co-évolué au fil du temps en s’influençant mutuellement. Dans les régions côtières, les paysans ont développé des variétés de riz tolérantes aux inondations et au sel, comme «  Bhundi », « Kalambank », « Lunabakada », « Sankarchin », « Nalidhulia », « Ravana »,« Seulapuni »,« Dhosarakhuda ». Après le supercyclone Orissa, Navdanya a pu distribuer aux paysans deux camions de semences de riz tolérantes au sel, parce nous les avions conservées comme un bien commun dans notre banque de semences communautaire, gérée par Kusum Mishra et le docteur Ashok Panigrahi à Balasore, dans l’État d’Orissa.

Chaque semence est le résultat de nombreux millénaires d’évolution de la nature et de plusieurs siècles de sélection paysanne. C’est l’expression cristallisée de l’intelligence de la terre et de l’intelligence des communautés paysannes. Les paysans ont sélectionné des semences dans une optique de diversité, de résilience, de goût, de nutrition, de santé et d’adaptation aux agro-écosystèmes locaux. Face au changement climatique, nous avons besoin de la biodiversité des semences paysannes pour nous adapter et évoluer. Des phénomènes climatiques extrêmes se font sentir, comme les cyclones, plus fréquents et intenses, qui amènent de l’eau salée dans les terres. Pour résister aux cyclones, nous avons besoin de variétés tolérantes à la salinisation et qu’elles soient gérées comme des biens communs.

L’essentiel de la discussion et des négociations autour du changement climatique, dans le processus des 21 COP, est resté à ce jour cantonné au paradigme énergétique commercial et consommateur, dans une vision du monde réductionniste, mécaniste et consumériste. Au sein de ce paradigme coexistent deux approches dominantes – l’approche des milieux d’affaire internationaux, notamment des multinationales qui dépendent d’une économie basée sur les énergies fossiles ; et l’approche de ceux qui cherchent des alternatives renouvelables dans une société consumériste énergivore. Le modèle énergétique réductionniste, inventé dans les pays industrialisés il y a deux siècles et en train de s’étendre à des pays comme l’Inde du fait de la mondialisation, est un modèle qui a généré des humains jetables, la faim, la pauvreté, le gaspillage d’énergie, la culture de la peur et de l’insécurité et le chaos climatique.

Le sol et les solutions biologiques au changement climatique

Il y a 4000 ans, les Vedas de l’Inde ancienne nous indiquaient une direction : “De cette poignée de sol dépend notre survie. Prends soin d’elle, et elle cultivera notre nourriture, notre combustible, notre abri et nous entourera de beauté. Abuses-en, et le sol s’effondrera et mourra, emportant l’humanité avec elle.”

C’est dans le sol vivant que réside la prospérité et la sécurité de la civilisation ; dans le sol mort, c’est la mort de la civilisation. Notre avenir est inséparable de l’avenir de la Terre. C’est n’est pas un accident que le mot « humain » provient du terme latin humus – le sol – et qu’Adam, le premier humain selon les récits abrahamiques, dérive d’Adamus, sol en hébreu. Nous oublions que nous sommes le sol.

Sécurité alimentaire signifie sécurité du sol. L’agriculture chimique traite le sol comme un réceptacle inerte et vide pour y déposer des engrais chimiques dérivés des énergies fossiles. Le nouveau paradigme reconnaît que le sol est vivant, que des milliards d’organismes créent la fertilité du sol. Leur bien-être est vital au bien-être humain. De ce point de vue, le but immédiat de la fertilisation n’est pas d’accroître les rendements ou de fertiliser les plantes, mais de développer la fertilité du sol. C’est exactement ce que Rudolf Steiner voulait dire à travers sa phrase célèbre : « La fertilisation consiste à nourrir un sol vivant  ». On nous a fait croire que la fertilité du sol provenait d’usines qui produisaient des explosifs et qui devaient donc produire aussi des engrais synthétiques.

Comme le souligne Sir Albert Howard dans son Testament agricole : « La caractéristique de la fumure pratiquée en Occident est l’utilisation de fumures artificielles. Les usines engagées durant la Première guerre mondiale pour fixer l’azote dans la production d’explosifs doivent trouver de nouveaux débouchés, l’utilisation d’engrais azotés a augmenté jusqu’à ce qu’aujourd’hui, la majorité des paysans et des maraîchers basent leur gestion agricole sur les formes les moins coûteuses d’azote (N), phosphore (P) et potassium (K) sur le marché. Ce que l’on pourrait décrire comme la mentalité NPK domine l’agriculture aussi bien dans les sites d’expérimentions que dans les campagnes. Des intérêts particuliers qui, en ces temps d’urgence/priorité nationale, se sont créés un empire. »

Trouvant leur origine dans la guerre, les engrais synthétiques continuent de faire la guerre au sol vivant. Mycorhizes et vers de terre ne survivent pas à l’application d’engrais chimiques. Les sols fertilisés chimiquement perdent leur structure et leur capacité de rétention de l’eau. Ils ont besoin de davantage d’irrigation et deviennent enclins à l’érosion.

Environ deux tiers de l’azote appliqué n’est pas absorbé par la plante et contamine les nappes phréatiques aux nitrates, pollue les eaux de surface et entraîne l’eutrophisation (surfertilisation) des rivières et des lacs et des zones mortes au large des côtes. Une grande partie des engrais azotés s’échappent dans l’air sous forme d’oxyde d’azote, qui a une vie atmosphérique de 166 ans et reste 300 fois plus dommageable pour l’atmosphère que le CO2.

Sir Albert Howard nous en avait averti dans son Testament agricole, il y a presque un siècle :
«  Nous devons considérer notre civilisation actuelle comme un tout et nous rendre compte une fois pour toutes que les activités de l’homo sapiens, qui ont engendré l’ère de la machine dans laquelle nous vivons aujourd’hui, ont un fondement précaire, le surplus alimentaire rendu disponible par le pillage de réserves dans la fertilité du sol ne nous appartiennent pas à nous, mais aux générations futures. »
(Sol et santé)
« Aucune génération individuelle n’a le droit d’épuiser le sol d’où l’humanité tire sa nourriture »
(Sol et Santé)

L’agriculture écologique est basée sur la loi du retour, sur le fait de rendre les nutriments au sol, plutôt que de les lui retirer. L’agriculture biologique est basée sur ce retour de la matière organique au sol, c’est le moyen le plus efficace de retirer le carbone en excès de l’atmosphère pour le mettre dans le sol. Une augmentation de 1% de la matière organique dans le sol accroît la capacité de rétention du sol de 100 000 litres par hectares. Une augmentation de 5% permet d’atteindre 800 000 litres par hectare.

Les recherches de Navdanya ont montré que l’agriculture biologique augmente l’absorption de carbone dans le sol de 55% et que la teneur en carbone augmentait de 2,2 tonnes par hectare. Des études internationales démontrent qu’une augmentation de 2 tonnes par hectare du carbone organique dans le sol retire 10 gigatonnes de carbone de l’atmosphère, ce qui suffirait à réduire la pollution atmosphérique à 350 ppm et à nous maintenir en deçà d’un réchauffement global de 2ºC. Ceci pourrait être atteint dès 2020 si nous nous engageons tous dans cette solution. C’est pourquoi nous avons lancé à Navdanya les « Jardins de l’espoir ». Des actions modestes, un peu partout, nous permettent de faire face à l’immense crise actuelle, une crise climatique, une crise de l’emploi et des déplacements et une crise de la démocratie, ainsi que le sentiment croissant que nous sommes trop petits pour faire la différence.

Les stratégies centrées sur la promotion des droits des pauvres à leurs terres et à leurs moyens de subsistance sont aussi des stratégies qui réduisent notre dépendance envers le pétrole. Ce sont les mêmes stratégies qui permettent de lutter et de s’adapter au changement climatique, qui régénèrent nos sols et la biodiversité et qui nous aident à produire davantage de nourriture de meilleure qualité. Faire face aux enjeux de la pauvreté, de l’équité et de la justice sur une planète finie permet simultanément de promouvoir les droits de la terre, les droits des peuples et d’éviter la catastrophe climatique. Si l’humanité veut avoir un avenir, nous devons initier une transition loin des énergies fossiles. Nous devons sortir du pétrole et commencer à planter les graines de l’ère du sol, de la régénération et du renouveau, de la paix et de la démocratie. Nous devons réinventer la société, la technologie et l’économie. Nous devons le faire rapidement et de manière créative. Nous le pouvons.