Climat : choisir ou subir la transition ?

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Le nucléaire n’est pas bon pour le climat, il est bon pour la retraite

, par SLYVIAK Vladimir

Le mouvement anti-nucléaire du monde entier est en alerte face aux tentatives de l’industrie nucléaire de présenter sa technologie à haut risque comme favorable au climat.

Une campagne internationale lancée à l’approche de la COP21 sous le titre «  Le nucléaire ne sauvera pas le climat » (« Don’t Nuke the Climate » en anglais) tire la sonnette d’alarme sur le fait que « l’industrie de l’énergie nucléaire s’efforcera d’utiliser cette conférence en vue de s’assurer un soutien institutionnel pour sa technologie obsolète et en échec, en la présentant comme solution pour le climat ». Elle en appelle à une réaction immédiate.

La campagne « Le nucléaire ne sauvera pas le climat » est une initiative commune de plusieurs organisations réputées, dont WISE (World Information Service on Energy, « Service d’information mondial sur l’énergie »), BI Lüchow-Dannenberg en Allemagne, Ecodefense en Russie, Global 2000 en Autriche, le Nuclear Information and Resource Service (NIRS pour ses sigles an anglais, « Service de ressources et d’information sur le nucléaire »), le réseau Sortir du nucléaire en France, et Women in Europe for a Common Future (WECF, « Femmes d’Europe pour un avenir commun »).

Le géant français EDF, le plus important producteur d’électricité au monde et le premier opérateur global de centrales nucléaires, figure parmi les principaux sponsors de la COP21 et « utilise cyniquement le contexte de ces négociations climatiques pour faire la promotion de l’énergie nucléaire, présentée comme favorable au climat et sans carbone », selon des organisations environnementalistes.

Une pétition en ligne [1] a été lancée dans le cadre de la campagne pour exiger un « abandon immédiat de la voie non durable de l’énergie nucléaire ». Elle sera présentée à Paris en décembre. Une manifestation anti-nucléaire y est aussi prévue le 12 décembre, après la clôture de la conférence climatique.

Examinons de plus près si les prétentions de l’industrie nucléaire en matière climatique ont un fondement réel, et si le nucléaire a vraiment un rôle à jouer dans ce domaine.

Doel, Flandre-Orientale, Belgique. Crédits : Goya Bauwens

Le nucléaire est-il réellement une technologie sans carbone ?

L’énergie nucléaire ne peut apporter, au mieux, qu’une contribution modeste à la lutte contre le changement climatique. Sa principale limitation est qu’elle est utilisée presque exclusivement en vue de la production d’électricité, qui représente moins de 25% des émissions globales (anthropiques) de gaz à effet de serre.

Doubler la capacité nucléaire actuelle ne réduirait les émissions globales que d’environ 6% si le nucléaire remplaçait le charbon – et ne les réduirait pas du tout si le nucléaire se substituait aux renouvelables ou à l’efficacité énergétique. Multiplier par deux la production d’électricité d’origine nucléaire nécessiterait la construction de 437 réacteurs supplémentaires qui s’ajouteraient aux 437réacteurs « opérables » existants (380 gigawatts). Cela nécessiterait en outre de construire de nouveaux réacteurs pour remplacer ceux qui sont promis à la retraite – l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) prévoit presque 200 fermetures de centrales d’ici 2040.

En réalité, l’énergie nucléaire émet davantage de gaz à effet de serre que la plupart des sources d’énergie renouvelables et que les mesures d’efficacité énergétique. Chaque étape du cycle du combustible nucléaire est source d’émissions – l’extraction de l’uranium, son broyage, sa transformation et son enrichissement ; la construction, la rénovation et le démantèlement des réacteurs ; la gestion des déchets (par exemple leur retraitement et/ou leur vitrification ou cimentation) ; le transport de l’uranium et du combustible usé, etc. Les émissions de gaz à effet de serre sur tout le cycle de l’énergie nucléaire augmenteront encore à mesure que les gisements d’uranium de haute qualité s’épuiseront et qu’ils céderont la place à des gisements de qualité inférieure.

« Pour fournir ne serait-ce qu’une estimation approximative des émissions équivalent carbone d’une centrale nucléaire au cours de son cycle de vie, un réacteur de 1000 MW opérant à 90% de sa capacité émettra l’équivalent de 1427 tonnes de dioxyde de carbone chaque jour, soit 533 323 tonnes métriques de dioxyde de carbone chaque année. Les équipements nucléaires sont responsables de l’émission de l’équivalent de quelques 183 millions de tonnes métriques de dioxyde de carbone en 2005. Supposons que le carbone soit taxé à hauteur de 24 dollars par tonne – rien de très extrême – et cette centrale nucléaire de 1000 MW aurait à payer près de 12,6 millions de dollars chaque année pour ses émissions équivalent carbone. Pour l’industrie nucléaire mondiale, cela équivaudrait à environ 4,4 milliards de dollars de taxe carbone chaque année. » [2]. Dans son étude pionnière, Sovacool a passé au crible 103 études de cycle de vie des émissions de gaz à effet de serre du cycle du combustible nucléaire pour identifier les plus actuelles, les plus originales et les plus transparentes. Il conclut que la valeur moyenne établie par ces études est de 66 grammes d’équivalent dioxyde de carbone par kilowattheure (gCO2e/kWh).

« L’énergie éolienne offshore représente moins d’un septième des émissions équivalent carbone des centrales nucléaires ; les grands barrages, l’éolien terrestre et le biogaz, environ un sixième des émissions ; la petite hydraulique et le solaire thermal, un cinquième. Autrement dit, ces technologies énergétiques renouvelables sont sept fois, six fois ou cinq fois plus efficaces, sur la base d’un kWh, pour combattre le changement climatique. Les décideurs politiques feraient bien d’adopter ces technologies plus respectueuses de l’environnement s’ils cherchent sérieusement à produire de l’électricité tout en atténuant le changement climatique ».

Dans un article de 2009 rédigé pour l’Australian Uranium Association, le chercheur Manfred Lenzen conclut que les émissions de gaz à effet de serre de l’énergie nucléaire sur tout son cycle de vie varient entre 10 et 130 gCO2e/kWh, les principales variables étant la qualité des gisements d’uranium, la technologie d’enrichissement, la fréquence de recharge du combustible dans les réacteurs et son taux de combustion, et à un moindre degré le niveau d’enrichissement, la durée de vie de la centrale, les facteurs de charge et la teneur résiduelle. Lenzen calcule que dans le pire des scénarios – un minerai d’une teneur de 0,01% en uranium, un facteur de charge de 75%, une durée de vie de 25 ans, un simple enrichissement par diffusion et un contexte économique carbo-intensif – les émissions du nucléaire s’élèvent à 248 gCO2e/kWh.

D’autres concluent à des valeurs encore supérieures, par exemple en supposant l’enfouissement à grande échelle du minerai de faible qualité, des résidus de roche et des résidus de broyage – un procédé gourmand en énergie et source d’émissions importantes – plutôt que la pratique actuelle d’entreposage en surface.

Les émissions de cycle de vie de l’énergie nucléaire ne pourront qu’augmenter à l’avenir dans la mesure où les gisements d’uranium de haute qualité sont en train de s’épuiser. Dans la revue scientifique Journal of Industrial Ecology, en 2012, Warner et Heath déclarent que les émissions de cycle du combustible nucléaire pourraient augmenter d’entre 55 et 220% en raison du déclin de la qualité des gisements d’uranium. Aujourd’hui, la vaste majorité de l’uranium du monde est de qualité inférieure. Les émissions de CO2 issues de l’extraction, du broyage et de l’enrichissement de l’uranium de qualité inférieure sont significatives, de sorte que les émissions totales de CO2 du cycle du combustible nucléaire sont en train de devenir supérieures ou égales à celles d’une centrale électrique au gaz.

Certains lobbyistes du nucléaire affirment que les réacteurs à neutrons rapides de quatrième génération réduiront les émissions du cycle du combustible nucléaire en utilisant les rejets (notamment l’uranium appauvri et le combustible usé) comme combustible à la place de l’uranium issu des mines. L’une des limites de cet argument est qu’en vérité, les réacteurs de quatrième génération sont – et ont toujours été - à des décennies d’une éventuelle mise en service. Le Forum international Génération IV déclare : « Selon leur degré respectif de maturité technique, on s’attend à ce que les premiers systèmes de quatrième génération soient déployés commercialement autour de 2030-2040. » Et un rapport de 2015 de l’Institut français de radioprotection et de sûreté nucléaire conclut : « De nombreux travaux de recherche et développement restent donc à mener pour le développement de réacteurs nucléaires de quatrième génération, ainsi que pour les cycles du combustible et la gestion des déchets associés, d’ampleur variable selon le système choisi. »

L’énergie nucléaire est trop lente et trop coûteuse, alors que nous avons besoin de résultats rapides

L’expansion de l’énergie nucléaire n’est pas une solution viable à court terme au besoin urgent de réduire rapidement nos émissions de gaz à effet de serre. Après 20 années de stagnation, l’industrie n’a pas la capacité d’étendre rapidement sa production. Les contraintes incluent l’engorgement du secteur de la construction de réacteurs, une main d’œuvre moins nombreuse et vieillissante, et le temps considérable nécessaire pour construire un réacteur et compenser l’énergie dépensée en vue de sa construction.

Les délais considérables de construction des réacteurs sont une contrainte majeure. Le Rapport sur l’état de l’industrie nucléaire dans le monde de 2014 observe que le délai de construction moyen des 37 derniers réacteurs mis en service était de 10 ans ; au moins 49 des 67 réacteurs classifiés comme en construction subissent des retards de chantier.

L’AIEA définit une approche « par étapes » pour l’établissement de l’énergie nucléaire dans de nouveaux pays, sur une durée allant de 11 à 20 années : une phase 1 pré-projet (1 à 3 ans), une phase de prise de décision (3 à 7 ans) et une phase de construction (7 à 10 ans).

Outre le délai de construction du réacteur, entre 6 et 7 années supplémentaires s’écoulent avant que celui-ci n’ait généré autant d’énergie que celle qui a été dépensée pour sa construction. Par contraste, les délais de construction des sources d’énergie renouvelables se comptent généralement en mois plutôt qu’en années. De la même manière, la période de compensation de l’énergie dépensée pour la construction est de quelques mois, non de plusieurs années.

En outre, certains pays projettent de remplacer leurs centrales électriques fonctionnant avec des sources fossiles par des centrales nucléaires en vue d’augmenter leurs exportations d’hydrocarbures. Dans les cas de ce type, les bénéfices potentiels de l’énergie nucléaire en terme d’atténuation du changement climatique sont nuls.

Risques climatiques et environnementaux

L’industrie nucléaire est déjà sérieusement affectée par le changement climatique. Les centrales sont d›autant plus vulnérables à ces menaces qui se trouvent exacerbées par les dérèglements. Un rapport de 2013 du Département américain de l’énergie met en lumière les nombreuses interconnexions entre le changement climatique et l’énergie. Par exemple le risque accru de mise à l’arrêt de centrales thermoélectriques (par exemple charbon, gaz et nucléaire) en raison d’une baisse de la disponibilité des ressources en eau, affectant les capacités de refroidissement indispensables au fonctionnement de ces centrales. Les infrastructures énergétiques situées le long du littoral sont également exposées à des risques accrus du fait de l’élévation du niveau des mers, de l’intensité croissante des tempêtes, ainsi que d’ondes de tempêtes et d’inondations plus importantes. La perturbation de l’approvisionnement en combustible en cas de tempête majeure, ou encore celle des centrales électriques en période de sécheresse, constituent d’autres menaces. Par ailleurs, les lignes électriques, les transformateurs et les systèmes de distribution de l’électricité sont exposés à des risques accrus de dommages entraînés par des ouragans, des tempêtes ou des incendies de forêts plus fréquents et plus intenses.

Dans plusieurs pays, des réacteurs ont été forcés de cesser toute activité durant des vagues de chaleur, au moment même où ils sont le plus nécessaires. Par exemple, la France a été contrainte d’acheter de l’électricité au Royaume-Uni en 2009 après avoir dû mettre à l’arrêt presque un tiers de sa capacité nucléaire pour éviter de dépasser les limites de décharges thermiques.

Les menaces climatiques comportent des risques sérieux, comme celui de tempêtes coupant la connexion au réseau électrique des centrales ; celles-ci seraient alors entièrement dépendantes de leurs générateurs pour le refroidissement des réacteurs.

D’ailleurs, les « guerres de l’eau » vont devenir de plus en plus communes avec le changement climatique – notamment les conflits sur le partage de ressources en eau, de plus en plus rares, entre le secteur de la production d’électricité et celui de l’agriculture. Les réacteurs nucléaires consomment des quantités d’eau massives.

L’Union of Concerned Scientists soulignait dans un rapport de 2013 que l’énergie bas-carbone ne fait pas nécessairement un usage efficace des ressources en eau. Les mix électriques qui accordent une place importante à la capture-séquestration du carbone dans les centrales à charbon, à l’énergie nucléaire ou même aux renouvelables, nécessitant un refroidissement à l’eau comme la géothermie, la biomasse ou le solaire concentré pourraient aggraver, plutôt qu’atténuer les impacts du secteur énergétique sur les ressources en eau. Ceci dit, les renouvelables et l’efficacité énergétique peuvent être une combinaison gagnante. C’est le scénario qui serait le plus efficace pour réduire à la fois nos émissions de carbone, la pression sur les ressources en eau et les factures d’électricité.

Les efforts d’efficacité énergétique seraient plus que suffisants pour pallier la hausse de la demande d’électricité aux États-Unis, et les énergies renouvelables pourraient couvrir 80% de la demande restante.

La bonne nouvelle est que nous n’avons pas réellement besoin du nucléaire, parce que des alternatives efficaces – diverses technologies renouvelables – sont déjà opérationnelles.

La capacité globale de production d’électricité renouvelable a plus que doublé entre 2004 et 2014 (et les renouvelables hors hydroélectricité ont été multiplié par 8). Au cours de la même décennie, ainsi qu’au cours de la décennie précédente, le nucléaire a stagné.

La capacité renouvelable mondiale (y compris l’hydroélectricité) est 4,6 fois plus importante que la capacité nucléaire, et la génération d’électricité renouvelable représente plus du double de la génération nucléaire. Les études scientifiques qui démontrent le potentiel des renouvelables pour supplanter largement les combustibles fossiles dans la production électrique au niveau mondial s’accumulent.

L’efficacité énergétique et les renouvelables sont les deux piliers jumeaux d’un avenir énergétique propre. Une étude de l’université de Cambridge conclut que des mesures d’efficacité énergétique et de conservation pourraient permettre d’économiser jusqu’à 73% de l’utilisation globale d’énergie actuelle – ce qui rend d’autant plus réaliste l’objectif d’un avenir bas carbone et sans nucléaire.

Alors même que l’industrie nucléaire se révélait incapable de résoudre tous ses problèmes, bien connus depuis plus d’un demi-siècle, son coût continuait à augmenter de manière ininterrompue (au fur et à mesure qu’apparaissaient de nouvelles générations de réacteurs). Le prix d’un réacteur de 1000 MW était d’environ un milliard de dollars en 1990 ; il se situe aujourd’hui entre 6 et 15 milliards de dollars. Le problème des déchets nucléaires n’a toujours pas trouvé de solution satisfaisante, et il est extrêmement difficile de savoir combien d’argent sera nécessaire à l’avenir pour traiter les diverses sortes de déchets radioactifs. Des accidents comme celui de Tchernobyl ou de Fukushima peuvent encore survenir – l’industrie n’a pas été capable de concevoir de réacteur nucléaire 100% sûr. Il s’agit même d’un risque croissant, dans la mesure où de nombreux pays qui ont des réacteurs vieillissants en opération cherchent à étendre leur durée de vie, alors même que les réacteurs anciens sont plus susceptibles aux accidents divers.

Au final, le nucléaire est une technologie qui est à la fois risquée, inefficace et très coûteuse. Lui donner une nouvelle chance d’être promue dans le monde entier comme bonne pour le climat contribuerait non seulement à augmenter les risques actuels, mais nuirait également au développement de technologies renouvelables véritablement bénéfiques pour le climat. La plupart des pays développés ne construisent pas de nouveaux réacteurs, ou sont en train de sortir totalement du nucléaire. L’heure est plutôt à la mise à l’arrêt des unités nucléaires vieillissantes, qui ne peuvent pas être remplacées. Il est temps de changer d’ère et de donner le coup de grâce au nucléaire, qui apparaît de plus en plus clairement comme l’une des erreurs majeures du XXe siècle.