Si l’on considère honnêtement l’échelle et l’urgence de la transformation nécessaire, il ne devrait pas sembler surprenant de voir les syndicats souligner le besoin de transformer le système de production et les emplois qu’il offre, d’organiser les travailleurs pour qu’ils bénéficient de nouveaux emplois décents dans des secteurs économiques plus soutenables, et de se battre pour les mesures de « transition juste » qui garantiront que personne ne soit laissé sur la touche. Malgré ces évidences, de nombreuses parties prenantes des débats sur le climat continuent à penser que prendre en compte l’aspect social de la transition implique trop de délais supplémentaires pour l’action climatique. Rien ne nous semble moins vrai.
L’action climatique créera des emplois
Les chiffres globaux montrent déjà que les énergies renouvelables sont devenues une source d’emplois clé. Le secteur occupe environ 7,7 millions de travailleurs, à quoi s’ajoutent des millions supplémentaires dans les secteurs des travaux d’efficacité énergétique et de rénovation des bâtiments, des transports publics ou encore de l’agriculture biologique, pour n’en mentionner que quelques-uns. Même si ces secteurs doivent encore faire des efforts d’amélioration des conditions de travail, relever les défis du travail décent et assurer une représentation syndicale sur le terrain, ils jouent de fait un rôle déterminant pour créer la confiance en les vertus sociales d’une nouvelle société zéro carbone.
Les statistiques démontrent qu’une action climatique ambitieuse a un fort potentiel de création d’emplois dans l’économie tout entière. Une étude de 2010 du Millenium Institute pour la Confédération syndicale internationale (CSI) concluait que si seulement 12 pays investissaient 2% de leur PIB dans certains secteurs clé, chaque année et sur une période de 5 ans, cela suffirait à créer environ 48 millions d’emplois.
Selon l’Organisation internationale du travail (OIT), la plupart des études à ce sujet montrent que les politiques visant à faciliter la transition climatique ont un effet positif net pour l’emploi. Ces gains nets vont jusqu’à 60 millions de nouveaux emplois créés, ce qui permettrait de combiner prospérité économique et bénéfices environnementaux.
Certaines formes d’investissement pourraient aussi créer des opportunités de travail décent et de protection du climat, à condition qu’elles soient conçues de manière démocratique et intègrent l’impératif de suppression de nos émissions. Les investissements dans les infrastructures, par exemple, pourraient représenter une somme comprise entre 50 et 90 mille milliards de dollars en 2030. Si cet argent était dirigé vers des infrastructures soutenables dans les domaines du transport, de l’énergie, de l’eau et du bâtiment, il pourrait en découler des millions de nouveaux emplois verts et de meilleures conditions de vie pour les familles des salarié-e- s concerné-e-s.
En dehors des villes, l’agriculture et l’industrie forestière ont pour mission de nourrir les habitants de la planète et d’entretenir l’environnement naturel. Restaurer seulement 12% des terres agricoles dégradées du monde permettrait de nourrir 200 millions de personnes à l’heure actuelle, en plus d’assurer la subsistance et des opportunités d’emploi pour les communautés concernées.
Une approche climat restreinte ne rendra pas la tâche plus facile
Malgré ce potentiel, le contexte dans lequel les syndicats s’organisent, se mobilisent et s’efforcent de créer une alternative pour les travailleurs et leurs familles est loin d’être simple. 201 millions de personnes étaient au chômage en 2014 dans le monde (les personnes enregistrées officiellement comme étant en recherche active d’emploi) et la trajectoire actuelle suggère que le chômage mondial va encore augmenter de 8 millions dans les quatre prochaines années [1] Le nombre de travailleurs en situation d’emploi précaire a augmenté de 27 millions depuis 2012, et s’élève actuellement à 1,44 milliard au niveau mondial. Si l’on y ajoute les statistiques relatives à l’augmentation des inégalités, le tableau global pour l’humanité est plutôt sombre.
Dans ces conditions, les tentatives de séparer l’enjeu de la transition climatique des autres défis sociaux et économiques auxquels nous sommes confrontés ne mènera qu’à un prolongement des délais de mise en œuvre de la trajectoire de transformation radicale que nous devons emprunter ensemble, en tant qu’humanité. Il est donc nécessaire de s’attaquer directement à la transformation de tous nos secteurs économiques et de toutes nos industries, de sorte que la transition inclut les travailleurs, qui sont aujourd’hui enfermés dans des salaires de misère et des emplois précaires, aussi bien que ceux qui pourraient bénéficier de conditions de travail relativement meilleures, mais évoluant dans des secteurs qui polluent notre environnement au profit d’une minorité.
C’est ce que visait le mouvement syndical lorsqu’il a forgé le concept de « transition juste » : une stratégie qui garantirait que les travailleurs soient pleinement parties prenantes d’un processus de transformation démocratique, source d’opportunités, et où ceux qui connaissent des difficultés à intégrer un monde zéro carbone sont soutenus, accompagnés et responsabilisés.
La Secrétaire générale de la CSI Sharan Burrow l’affirme très clairement :
« En tant qu’organisations syndicales, nous voulons une vision claire de notre avenir industriel et des options énergétiques, ainsi que des conséquences sur les travailleurs. C’est notre devoir de lutter pour que la transition soit juste. Dans les secteurs où des pertes d’emploi sont inévitables, les partenaires sociaux (syndicats et employeurs) doivent concevoir suffisamment à l’avance des stratégies de transition contraignantes qui offrent de nouvelles possibilités aux salariés et façonnent activement les changements structurels.
Les syndicats représentent des travailleurs employés dans les secteurs de l’énergie et des énergies fossiles, ainsi que dans d’autres domaines qui seront touchés. Alors que les entreprises adoptent les changements nécessaires pour être concurrentielles au sein de l’économie verte, nous devons reconnaître les craintes des personnes qui pensent qu’elles vont perdre leur emploi. Ces travailleuses et travailleurs sont la colonne vertébrale de nombreuses communautés et il faut leur garantir un avenir. La reconversion, l’opportunité d’acquérir de nouvelles compétences, de travailler dans de nouveaux secteurs et de s’assurer une retraite doivent faire partie des garanties.
Pour les syndicats, l’enjeu est de prendre part aux dialogues qui orientent les investissements et qui façonnent les industries pour qu’elles soient soutenables et assurent un travail décent. Dialogue social, concertation, négociation collective — les travailleuses et les travailleurs ont le droit de participer à la construction de leur avenir. »
Les stratégies de transition juste visent à maximiser les avantages de l’action climatique tout en réduisant les difficultés pour les travailleurs et leurs communautés. Les besoins varieront selon les pays, même si certaines politiques devront être appliquées partout. Ces politiques incluent :
1. Des investissements sûrs dans des secteurs et des technologies faibles en émissions et riches en emplois. Ils doivent être effectués après avoir dûment consulté toutes les parties concernées et respecter les droits humains et du travail, ainsi que les principes du travail décent.
2. Le dialogue social et la consultation démocratique des partenaires sociaux (syndicats et employeurs) et d’autres parties prenantes (par exemple, les communautés).
3. Des recherches et une évaluation préliminaire des impacts sociaux et sur l’emploi des politiques climatiques.
4. La formation et le renforcement des compétences, qui sont essentiels pour soutenir le déploiement de nouvelles technologies et favoriser les mutations industrielles.
5. Une protection sociale, assortie de politiques actives du marché du travail et de suffisamment de dispositions pour protéger les salaires et les retraites.
6. Des plans locaux de diversification économique qui soutiennent le travail décent et assurent la stabilité au sein des communautés lors de la transition.
Derrière cette idée, il y aussi la conviction que les communautés ne doivent pas être livrées à elles-mêmes pour gérer les conséquences de la transition, car cela ne mènera pas à une distribution équitable des coûts et des bénéfices.
Les travailleurs des énergies fossiles ou des secteurs à haute intensité énergétique ont contribué à la prospérité de nos communautés : ils se sont battus pour gagner de nombreux droits, bien au-delà de leurs intérêts immédiats, et méritent notre respect. Ils ne sont ni les victimes ni les responsables des choix énergétiques qui ont été faits dans le passé. Nous sommes convaincus qu’ils ont un rôle à jouer et que nous devons les intégrer au dialogue sur la meilleure manière de construire une économie différente.
Assurer une transition juste pour eux, pour leurs familles et pour leurs communautés est la meilleure manière de montrer que la société alternative à laquelle nous aspirons en tant que mouvement est fondamentalement différente de celle dans laquelle nous vivons, parce qu’elle traduit en actes les valeurs fondamentales de solidarité, d’égalité et de prospérité.
Droit de savoir pour les travailleurs
Au cœur de la stratégie des syndicats sur le climat, il y a l’enjeu de la transformation économique. Mais comment renforcer le pouvoir des travailleurs dans ce débat, qui semble si éloigné de leurs préoccupations quotidiennes ?
Au-delà des politiques macroéconomiques et sectorielles comme celles que nous venons d’énumérer dans le cadre de la transition juste, le droit de savoir des travailleurs constitue une autre clé fondamentale du changement. Jusqu’ici, nous avons vu des entreprises qui cherchent avant tout à protéger les intérêts de leurs dirigeants et actionnaires, en soutenant se préoccuper de la protection de l’emploi. Nous savons que cette tactique insidieuse vise à convaincre les travailleurs de se rallier à leurs patrons, même lorsque ces derniers font les mauvais choix.
Les syndicats sont convaincus que les travailleurs ont un rôle à jouer pour réorienter la stratégie de leurs entreprises. Les travailleurs ont le droit de savoir comment leurs entreprises vont parvenir à se décarboner. Comment intègrentelles l’impératif des 2ºC dans leur stratégie commerciale ? Quelle proportion de leurs bénéfices est redirigée vers la recherche, l’innovation et la formation aux nouvelles compétences requises ? Les travailleurs doivent revendiquer leur droit à l’information, à la transparence et à la participation.
Cette pression provenant de la base, qui peut être renforcée à travers des alliances avec le reste de la communauté, sera critique pour déplacer la responsabilité des épaules des travailleurs des secteurs à haute intensité carbone sur celles des vrais responsables des problèmes auxquels nous sommes confrontés.
Nous sommes probablement la dernière génération qui a la capacité de prévenir un changement climatique catastrophique, mais aussi probablement celle qui dispose du plus d’informations sur les moyens de réduire les inégalités et de construire une société plus juste.
Le mouvement syndical est confronté à une tâche intimidante. Nous disposons d’une brève fenêtre d’opportunités pour réussir la première tentative de planification démocratique de la transition vers une société qui respecte chaque habitant de la planète ainsi que les générations futures. A travers l’histoire, les syndicats ont joué un rôle actif dans tous les mouvements pour la dignité humaine. La lutte contre le changement climatique ne sera pas une exception.