La « Nation arc-en-ciel » est le surnom donné à l’Afrique du Sud à la suite des premières élections multiraciales en 1994. Dès lors, des populations de différentes couleurs de peau se sont mises à cohabiter sur un supposé pied d’égalité. Mais vingt ans après la fin de l’apartheid, l’arrivée de Nelson Mandela et de l’ANC (le Congrès National Africain) au pouvoir, des promesses restent non tenues.
En mars 2015, des manifestations éclatent sur le campus de grandes universités du pays. Les « Né.e.s libres » (après l’apartheid) se révoltent contre l’annonce du président Jacob Zuma qui veut augmenter de 10,5 % les frais d’université. Les étudiant.e.s condamnent un accès encore inégal à l’éducation supérieure entre populations blanches et noires. Le mouvement est baptisé Fees must fall (« Les frais doivent tomber »). La force de la mobilisation ravive le souvenir des émeutes de Soweto, en juin 1976, lorsque des élèves noir.e.s avaient manifesté contre l’introduction de l’Afrikaans comme langue d’enseignement dans les écoles.
Les femmes prennent vite la tête de ce mouvement très médiatisé. Une visibilité qui leur permet de dénoncer la culture du viol et les travers d’une société extrêmement patriarcale. L’Afrique du Sud devra, une fois n’est pas coutume, prendre en compte la condition des femmes noires, à l’intersection de la race, du genre et de la classe.
Décoloniser l’enseignement
Les universités sont bloquées par des foules d’étudiant.e.s qui chantent et dansent leur indignation. Les discussions tournent surtout autour de trois points : la massification (exiger un accès généralisé à l’enseignement pour tou.te.s les enfants sud-africain.e.s), la transformation (appeler à plus de diversité au sein de l’équipe académique encore trop blanche) et la décolonisation de l’enseignement (modifier le contenu des cours qui tend à trop se concentrer sur l’Occident, négligeant l’histoire, les langues et les enjeux culturels africains).
Au sein des universités publiques mais payantes dont nous parlons - UCT, l’Université de Capetown, l’Université de Johannesburg, Witwatersrand et Pretoria – la grande majorité (autour de 90 %) des étudiant.e.s sont noir.e.s. Les frais d’université représentent entre 40 et 65 000 rands par an, soit 3 000 à 4 000 euros. Mais les professeur.e.s et universitaires sont en majorité blanc.he.s. A l’université du Cap, par exemple, on compte 72 enseignant.e.s noir.e.s contre 590 universitaires blanc.he.s. En revanche, dans les universités privées, les élèves sont en grande majorité blanc.he.s. Pour rappel, les Blanc.he.s ne représentent que 8% de la population totale du pays...
En quête d’égalité
Les manifestant.e.s font donc partie des « chanceux.ses » et viennent de classes moyennes ou aisées. Pour autant, l’augmentation des frais d’université représente une menace pour la poursuite de leurs études. Leur équilibre financier est trop fragile. Dans un contexte où la race détermine le groupe social, les étudiant.e.s noir.e.s ne bénéficient pas des mêmes chances et opportunités qu’un.e jeune blanc.he. Ce.tte dernier.e, la plupart du temps soutenu.e financièrement par sa famille, est presque sûr.e de finir ses études et bénéficie souvent d’un contexte social et familial favorable (aide aux devoirs, discussions autour des cours, réseau des parents etc.). Un.e étudiant.e noir.e a, en revanche, moins de chances de bénéficier de ce soutien. Les parents doivent souvent faire un choix parmi les enfants qui pourront faire des études. Le garçon a ainsi plus de chances d’être soutenu que la fille qui apportera, elle, un soutien au foyer.
Dans un contexte de révolte contre le statu quo politique, les jeunes étudiantes revendiquent l’intégration du genre dans la lutte pour l’égalité des droits. Sans la prise en compte du genre, les femmes resteront victimes d’une inégalité masquée. Mais depuis 2015, la jeunesse est visible, elle est devenue un objet médiatique. Les jeunes femmes sont photographiées et interviewées autant que les hommes. Elles bénéficient d’un espace politique disponible, ainsi que d’outils comme les réseaux sociaux. « En Afrique du Sud, le leadership revient encore à l’homme blanc, mais cette année, les figures de Fees must fall sont des femmes noires », se félicite Bafana Khumalo, directeur stratégique de l’association Sonke Gender Justice, qui se bat pour l’égalité des genres.
Femmes partout, féminisme nulle part
Pendant la libération nationale dans les années 1990, les femmes sont considérées comme des « membres auxiliaires » [1] de la nation et ont pour rôle principal de faire des enfants. De ce fait, elles n’intègrent pas le pouvoir anti-apartheid à égalité avec les hommes. Parler d’inégalité de genre est taxé, hier comme aujourd’hui, de divisionnisme. Les intentions restent à l’époque de l’ordre du discours politique. Les leaders anti-apartheid sont d’anciens révolutionnaires qui défendent leur virilité, remise en cause par le régime de l’apartheid. L’homme noir sud-africain abîmé, maltraité doit retrouver et exprimer la force qu’il a perdue. Quand la masculinité est valorisée, la féminité est dévaluée. Le langage politique, très masculin et sexuel l’illustre. Le contrôle des femmes reste une manière de regagner sa virilité et de retourner le stéréotype de soumission. Cette façon de reprendre le pouvoir se retrouve aussi au sein du jeune mouvement Fees must fall. Dans l’intimité du combat politique, loin des médias, les jeunes femmes se font remettre à leur place.
« Votre féminisme est contre-révolutionnaire, camarade ! », entendent-elles.
Lors d’une conversation sur Skype, Jodi Will, 21 ans, jeune militante queer du Cap, raconte l’évolution de son parcours militant. Elle se décrit sur Twitter comme « Radical Intersectional Feminist Queer ». « Les mecs nous disent de laisser notre corps de femme à la porte et nous disent que la priorité, c’est l’éducation pour les Noirs. » À un étudiant qui refusait d’aborder les questions de genre, elle répond : « être noire et être une femme sont deux éléments inséparables de mon identité ».
Le mouvement la forme au féminisme : « Je n’avais pas conscience de la façon dont le patriarcat opérait dans ces espaces. Quand nous avions des réunions et qu’une femme prenait la parole, on l’ignorait. Mais si un homme parlait et disait la même chose, il était pris au sérieux. Ils m’ont dit de baisser le niveau de ma voix. J’ai progressivement réalisé ce qui était en train de se passer ». Elle ajoute : « C’est vrai que les femmes étaient au premier rang. Mais on était souvent violentées. Il y a eu des agressions sexuelles au sein de l’espace militant ».
Créer un espace
En juillet dernier, assise à la terrasse d’un café de Pretoria, à une heure du campus de l’Université de Wits où elle étudie les sciences politiques, Shaeera Kalla, 23 ans, raconte les manifestations mouvementées qu’elle a menées le poing levé : « Vous savez, dans notre pays on peut subir des tests de virginité pour recevoir une bourse d’études, même si ça va à l’encontre de notre constitution ». Elle estime que « les protestations ont révélé les contradictions de notre société. Ce n’est que le début ».
La foi dans le pouvoir du débat est grande chez les étudiant.e.s sud-africain.e.s. Après les blocus, il faut « créer un espace de discussion », « create a space » en anglais. Un espace pour re-discuter des questions raciales oubliées pendant les vingt années d’existence de la démocratie. Mais aussi un espace pour discuter « intersectionnalité » et « black feminism », le féminisme noire. En français, on parle plutôt d’« afro-féminisme » mais en Afrique du Sud, la discussion aborde frontalement la couleur, noire ou blanche, parce que la vie est différente selon la couleur de peau. L’opposition entre « Whiteness » et « Blackness » porte encore un sous-entendu de violence et de domination. Une hiérarchie est définie durant nos interviews : en premier vient l’homme blanc, la femme blanche, puis l’homme noir et enfin la femme noire, tout en bas de l’échelle.
À partir d’avril 2016, les enjeux du genre et du sexisme sont abordés frontalement au sein de l’espace militant. Des jeunes femmes manifestent seins nus à Rhodes, puis à Johannesburg, pour condamner la culture du viol et la violence du patriarcat qui définit encore les rapports entre hommes et femmes. Une liste est révélée : ce sont les viols qui ont eu lieu sur le campus à l’Université de Rhodes. Sur Twitter, la campagne qui accompagne les manifestations s’appelle « RU reference list » (« Liste de référence de l’Université de Rhodes »). Le message est clair, sur leurs torses nus, on peut lire : « Still not asking for it » (« Je n’en veux toujours pas »). Une autre campagne prend le hashtag « one in three » comme slogan. Parce qu’une femme sur trois va subir des violences physiques ou sexuelles pendant sa vie en Afrique du Sud.
Khanyi, étudiante en journalisme à Rhodes, estime que sa génération invoque et crée le changement : « Je pense que nous avons insufflé quelque chose de nouveau. Cela peut mécontenter beaucoup de monde mais, désormais, on parle partout des sujets qui préoccupent les femmes ».
Twitter, plateforme de la lutte
Le « Printemps sud-africain », surnom donné par les médias en référence aux « printemps arabes », bénéficie largement de l’usage des réseaux sociaux et particulièrement de Twitter.
Twitter est un espace virtuel où les langues se délient. Dans cet espace, on organise les blocus, on diffuse des informations non relayées dans les médias traditionnels et on exprime des idées ou expériences personnelles. En février 2017, Jodi Williams a appelé sur Twitter les victimes de harcèlement de rue à raconter leurs expériences. En retweetant son message, de nombreuses jeunes femmes décrivent des expériences plus ou moins violentes. Twitter est donc un moyen de prendre conscience d’une expérience commune et de la dénoncer.
Les jeunes femmes que nous avons interviewées n’utilisent en général pas de pseudos sur les réseaux sociaux et, même quand c’est le cas, elles restent facilement identifiables. L’outil pourrait alors leur servir de lien entre lutte et théorie. Un espace où les femmes, quels que soient leurs niveaux social ou d’éducation, peuvent discuter de ces questions. Malheureusement, l’usage d’Internet et des nouvelles technologies reste encore très faible en Afrique du Sud et réservé aux classes supérieures. Twitter est encore majoritairement utilisé par des jeunes filles urbaines, de milieu aisé et cultivées. La classe moyenne noire occupe encore une place complexe et précaire dans la société sud-africaine et nécessite une négociation, une lutte permanente.
De plus, le langage principalement utilisé pour s’exprimer sur Twitter reste l’anglais. Il est donc nécessaire de le parler couramment pour pouvoir s’exprimer et être compris.e.s sur ce réseau social. C’est moins le cas dans les conversations privées, où les langues vernaculaires sont plus facilement utilisées.
Duplicité de l’ennemi
Au sein du mouvement Fees must fall, des jeunes femmes, avec en tête Simamkele Dlakavu, constituent le groupe des Black Feminists de Fees must fall. De même que le féminisme revendique la constitution de groupes non-mixtes, entre femmes, pour discuter et débattre des enjeux liés au genre, ces Black Feminists perçoivent leur combat de manière exclusive. Lors d’une intervention le 26 juin 2016 intitulée « Sexual violence and voice programme » [2] , l’ambiance est parfois tendue. Une jeune femme blanche du public refuse de distinguer le combat des femmes noires et celui des femmes blanches contre la culture du viol. « Les femmes noires sont davantage victimes de viol » insiste Simankele Dlakavy. Elle cite l’ouvrage de Pumla Dineo Gqola, Le viol, un cauchemar sud-africain. Le deuxième chapitre s’interroge : « Qu’est ce qui lie la race et le viol ? ». Réponse : « Tout ». « La violence sexuelle n’est pas exclusivement l’apanage des hommes blancs mais ses cibles sont toujours des femmes noires ». Un ouvrage qui sert de référence pour de nombreuses jeunes femmes du mouvement.
Selon elles, le combat contre le patriarcat et le combat contre la « white supremacy » sont intrinsèquement liés. La conception coloniale de la société imposée par les Blancs qui continue de définir les rapports sociaux en Afrique du Sud est, par nature, patriarcale. Ces jeunes femmes ont par ailleurs refusé de répondre à nos questions par souci de conserver leur « récit »(« narrative » en anglais). Ces militantes veulent raconter leur histoire elles-mêmes et les journalistes blanches venues d’Occident que nous sommes ne les remplaceront pas. Selon elles, nous ne pouvons comprendre leur expérience et nous ne pouvons donc la raconter. Entre notre récit et le leur s’installe une opposition, une concurrence. Comme si ces récits ne pouvaient jamais se rejoindre du fait de la couleur de peau de la narratrice.
Un combat de longue haleine
Le mouvement Fees must fall finit par avoir gain de cause. Le président Jacob Zuma recule et gèle l’augmentation des frais pour 2016. Mais les manifestations se maintiennent, notamment avec la mobilisation des étudiantes. Elles reçoivent de rares soutiens parmi lesquels l’association Sonke Gender Justice. « Quand les étudiantes ont décidé de manifester seins nus parce que l’université ne donnait pas de réponses aux enjeux qu’elles soulevaient, nous les avons soutenues », souligne Bafana Khumalo.
Les étudiantes dénoncent justement le manque d’efficacité des universités pour les protéger contre les agressions sexuelles. Maria Dimakatso Wanyane, travailleuse sociale au bureau de l’égalité des genres à l’Université de Witwatersrand, pointe du doigt la difficulté des victimes à parler du viol. Et quand la victime connaît son violeur, c’est encore plus délicat. « Sur huit cas de viols que nous avons traités, une seule personne a voulu porter plainte… La plaignante ne voulait pas ruiner la vie de cette personne qu’elle connaît ». Les militantes dénoncent, quant à elles, le manque de moyens : à Wits, il n’y a que quatre employé.e.s au sein du bureau, pour 33 340 élèves.
En septembre 2016, les manifestations reprennent à l’annonce d’une hausse des frais universitaires qui sera limitée à 8 % pour 2017. La mobilisation est musclée et les femmes, toujours en première ligne, ne sont pas épargnées. Shaeera Kallah est touchée par plusieurs balles en caoutchouc le 20 octobre 2016. L’administration universitaire a une nouvelle fois tenté d’endiguer la mobilisation pour que les cours et les examens se poursuivent. Mais les heurts souvent violents avec les forces de police n’ont fait qu’intensifier la fracture entre étudiants et institutions.
Les luttes menées par Fees must fall ont ouvert une brèche dans la société sud-africaine, aujourd’hui encore traversée par des crises xénophobes. Souhaitons que le manque de moyens, les réponses violentes des autorités et plus généralement le contexte violent du pays n’arrêteront pas ces étudiantes au cœur d’un combat féministe conscient et actif sur le terrain de l’abandon des dominations concomitantes de classe, de race, de genre.