
Contrairement à ce que l’on entend parfois, les femmes n’ont pas commencé à travailler après la Seconde Guerre mondiale, ni dans les années 1960. Elles ont toujours travaillé [1]. Mais ce travail était au mieux considéré comme salaire d’appoint, voire totalement ignoré ou non qualifié comme tel. Nombre de femmes ont travaillé et travaillent encore sans aucune reconnaissance sociale associée, c’est-à-dire sans salaire ou contrat de travail et donc sans cotisations sociales ouvrant droit à une protection sociale (droits au chômage, à la retraite, etc.). Ce travail n’est pas dissimulé, il est invisibilisé, pensé comme un « coup de main » dans l’économie familiale, parfois vorace en temps et en énergie. Ces situations sont particulièrement présentes dans les secteurs du commerce, de l’artisanat, de l’agriculture et des professions libérales. L’autre grande catégorie de travail restée longtemps invisible est le travail domestique, travail gratuit « réalisé non pas pour soi mais pour d’autres et toujours au nom de la nature, de l’amour ou du devoir maternel » [2]. Depuis les années 1970, où les premières recherches ont souligné l’écart d’implication dans le travail domestique et parental au sein des couples, la répartition a peu changé [3] et, comme nous le verrons, cette différence d’implication des unes et des autres dans le travail domestique a des effets significatifs sur l’activité professionnelle des femmes.
Depuis les années 1960, une transformation importante a concerné les femmes et les rapports sociaux de sexe dans les mondes du travail, notamment en France. Cela a été rendu possible grâce à divers processus sociaux concomitants, dans les champs professionnels et en dehors [4] : une tertiarisation et une salarisation de l’économie, un allongement des études, un accès facilité aux moyens de contraception, une législation favorable et assouplie des procédures de divorce, la possibilité d’ouvrir un compte bancaire et de disposer de son argent, de gérer ses biens, de travailler sans l’autorisation de son mari (loi du 13 juillet 1965 portant sur la réforme des régimes matrimoniaux).
Aujourd’hui, 51,2 % des femmes âgées de 15 ans et plus sont actives (INSEE, Enquête Emploi, 2014). L’écart entre le taux d’activité des femmes et des hommes s’est réduit de manière considérable entre 1975 (30,7%) et 2014 (8,1%). Officiellement, plus aucun métier ou service n’est aujourd’hui interdit aux femmes. Mais prendre acte qu’aucun métier n’est juridiquement interdit à l’un ou l’autre sexe ne signifie pas que l’ensemble des métiers soient envisageables et envisagés socialement par les femmes et les hommes. Rien n’interdit aux femmes de s’engager dans la Légion étrangère mais à ce jour, aucune n’y est recrutée. De même que rien n’interdit aux hommes d’exercer le métier d’assistant maternel mais ce dernier est pourtant féminisé à 99,5 % [5]. Si la « ségrégation professionnelle » baisse depuis 30 ans [6], et si un certain nombre de situations sont moins discriminatoires à l’encontre des femmes [7], nous constatons qu’il reste des métiers, des types de poste, voire des secteurs, hermétiques à la mixité sexuée. À cette différenciation des trajectoires s’ajoute la question des inégalités de traitement. Les enquêtes statistiques des organismes publics (INSEE, DARES) et les recherches en sciences sociales (sociologie, démographie, économie) soulignent la persistance d’un certain nombre d’entre elles : un moindre choix de métiers pour les femmes, des secteurs d’emplois moins rémunérateurs, des carrières incomplètes, des inégalités salariales (y compris après la neutralisation des différences de temps de travail), etc. Comment peut-on expliquer ces inégalités professionnelles persistantes ? Il s’agira ici d’envisager successivement les deux mécanismes sociaux essentiels qui structurent la distribution professionnelle des femmes et des hommes, notamment en France : d’une part, les mécanismes et principes qui précèdent et contribuent au choix de métier et, d’autre part, les modalités concrètes d’exercice du métier ou de la profession.
« Choisir » ou ne pas choisir son métier
Le premier processus qui contribue au maintien des inégalités sexuées dans les mondes du travail tient au choix du métier. Or ce « choix » n’est pas illimité et s’inscrit dans un ensemble de possibles dont la construction commence dès la naissance (voire avant, via les anticipations parentales) et se poursuit tout au long de la vie par la socialisation. L’étendue de ce champ des possibles tient à la fois aux propriétés sociales des individus (sexe, origine sociale, lieu de résidence, place dans la fratrie…) et à différents mécanismes sociaux qui se conjuguent et pèsent sur les choix des filles et des garçons.
Une sexuation toujours précoce des métiers
Depuis les années 1970, les enquêtes s’intéressant aux objets de l’enfance [8] ont toutes souligné la sexuation précoce des activités, y compris et surtout professionnelles des personnages mis en scène [9]. Les personnages masculins sont bien plus souvent mis en scène en situation professionnelle, dans des métiers variés, du plus modeste au plus prestigieux. Lorsque des personnages féminins le sont, c’est prioritairement dans les espaces et métiers traditionnellement associés au féminin, les mondes du care, de l’assistance et de l’esthétique. Par ailleurs, ces personnages sont globalement absents des fonctions de direction et plus largement des postes à responsabilité. Parallèlement à cette sous-représentation des femmes dans les espaces professionnels, elles sont omniprésentes dans l’espace domestique et les hommes, s’ils n’en sont pas totalement absents, y sont très rarement seuls. Autrement dit, les représentations des filles et des garçons, des femmes et des hommes dans les espaces et objets de la petite enfance à l’adolescence restent très stéréotypées et perpétuent une division traditionnelle des rôles sexués, occultant la variabilité des situations actuelles réelles. Les appropriations distanciées que peuvent en faire les enfants et les jeunes et les quelques cas qui cherchent à diversifier les rôles des unes et des autres (une fille qui sauve le monde dans un dessin animé, un garçon qui aime faire du tricot ou jouer à la poupée dans un album de littérature jeunesse) sont encore des exceptions dans un monde ludique et pédagogique dominé par un modèle ségrégatif des sexes.
Cette première dimension est essentielle car elle pose les bases du rapport au monde des enfants et les amène à se projeter (ou non) dans des univers sociaux et des places sociales. Cette construction des possibles sociaux pour soi constitue l’un des piliers de ce qui guidera les choix d’orientation le moment venu.
Le sexe reste une variable lourde de l’orientation scolaire et professionnelle
Le parcours scolaire des enfants est jalonné d’étapes d’orientation. Ce processus est différencié socialement [10] mais il est également sexué [11]. Les équipes pédagogiques, les parents et les élèves eux/elles-mêmes mobilisent différents indicateurs pour prendre leur décision, principalement les résultats et le parcours scolaires pour évaluer le niveau de l’élève et sa capacité supposée à suivre telle ou telle filière. Or chacune de ces dimensions est construite à partir d’indicateurs qui sont à la fois objectifs et subjectifs : se pose ici la question de l’objectivité de la note, de ce qui la fonde et ce qu’elle évalue, mais se pose également ici la question de la place des stéréotypes (notamment sexués) et de leur intériorisation. En effet, les enseignant.e.s ont des pratiques, attentes et évaluations différenciées en fonction du sexe de l’élève (Jarlégan, 2014). Par ailleurs, les pratiques des conseillers et conseillères d’orientation sont elles aussi différenciées et, à niveau égal, les orientations proposées sont sexuées (Fontanini, 2015). Enfin, les représentations et pratiques sociales des parents et des enfants eux/elles-mêmes font qu’il est encore aujourd’hui plus « simple » ou plus « normal » d’envisager les filles dans tel métier plutôt que tel autre, en lien notamment avec ce que nous avons évoqué préalablement concernant la récurrence des attributions ségrégatives dans tout un ensemble d’objets et d’espaces sociaux. Ce qui explique au final que s’élaborent des « parois de verre », que près de la moitié des femmes en emploi se concentrent dans une dizaine de métiers (sur un total de 86) et que nous retrouvons les mêmes secteurs que ceux précédemment évoqués.
Anticipation de la vie d’adulte et injonctions sociales sexuées
La sexuation de l’orientation scolaire et professionnelle tient également au processus d’anticipation sociale de la vie d’adulte et des injonctions elles aussi différenciées qui pèsent sur les femmes et les hommes. En France, compte tenu du modèle social dominant qui invite les femmes au cumul (activité professionnelle et maternité(s)) et non au choix (l’un ou l’autre), ou à l’alternance (l’un puis l’autre) (Maruani, 2006), ce mécanisme de sexuation, conscient et inconscient, conduit les filles à privilégier les métiers et professions qui rendront possibles une articulation simultanée des temps de vie, professionnels et personnels, familiaux, conjugaux, parentaux. Cette « maudite conciliation » (Périvier, Silvera, 2010) pèse sur les épaules des filles, alors que les garçons sont tenus de réussir professionnellement pour subvenir aux besoins de leur famille, suivant l’esprit du modèle du male breadwinner (« l’homme soutien de famille »). On sait notamment que l’accès à la parentalité a des effets inverses sur les carrières des ingénieur.e.s par exemple, permettant aux hommes d’accroître leurs responsabilités et d’accéder à des promotions tandis que les femmes, dans la même situation, ont plutôt tendance à réduire leur temps de travail, chacun.e répondant aux attentes sociales sexuées (Gadéa, Marry, 2000). Ces disparités se retrouvent dans une variété de secteurs professionnels. Une enquête récente portant sur les temporalités du travail artistique souligne combien cette articulation des temps de vie ne fait pas l’objet de négociation au sein des couples, mais repose sur des impensés sexués traditionnels (Sinigaglia-Amadio, Sinigaglia, 2015).
Exercer son métier : des espaces différenciés et hiérarchisés, des carrières à plusieurs vitesses
Ces préludes à l’entrée dans la vie professionnelle contribuent à ségréguer les mondes professionnels et la division sexuée de ces derniers se poursuit en leur sein.
Un métier aux pratiques différenciées, une segmentation interne sexuée
Là encore, quels que soient les espaces professionnels, on retrouve une segmentation interne, attribuant le plus souvent les places les plus prestigieuses et les plus rémunératrices aux hommes. Observons à titre d’exemple le secteur de l’enseignement en France : globalement, le métier d’enseignant fait partie des plus féminisés et paritaires (60% de femmes, DEPP-RERS 2016), mais lorsque l’on y regarde d’un peu plus près, on constate que la répartition des effectifs dépend du niveau d’enseignement, avec une surreprésentation des femmes dans le premier degré (83,1 % des effectifs du secteur public) et une surreprésentation des hommes dans l’enseignement supérieur (61,4 %), a fortiori dans le grade de professeur des universités (80 %) ; le second degré se situant à un niveau intermédiaire (58,3 % de femmes dans le secteur public). Autrement dit, plus le niveau d’enseignement s’élève et plus la part des femmes baisse. Par ailleurs, on observe une segmentation disciplinaire puisque les femmes représentent 75,7 % des enseignant.e.s de lettres et 47,1 % de mathématiques. Cette hiérarchisation des spécialités ou des espaces d’exercice (urbain/rural, privé/public...) se retrouve dans bien d’autres mondes.
Ces dimensions de segmentation interne d’un espace professionnel donné résultent de facteurs exogènes et endogènes. Les premiers sont liés aux mécanismes antérieurs d’orientation qui s’ancrent eux-mêmes dans un système de genre porté par un ensemble de représentations dominantes stéréotypées. Les seconds sont attachés ici à l’organisation pratique propre de chacun des segments, qui a notamment ses spécificités en termes d’organisation spatio-temporelle, dont on a vu que cette dimension pesait davantage sur les femmes que les hommes, suite à une injonction différenciée en termes d’articulation des temps de vie et de présence auprès des enfants par exemple.
Cette distribution sexuée des places et secteurs d’activité professionnelle contribue au maintien des écarts salariaux entre femmes et hommes. En effet, si ces écarts se sont réduits au cours des dernières décennies, ils n’ont pas disparu ; une partie de ces écarts reste d’ailleurs toujours inexpliquée (de l’ordre de 9 %, Minni, 2015). Ce constat est ce qui a conduit des collectifs européens militants et institutionnels à s’associer autour de l’action du « 7 novembre 2016, 16h34 » [12] qui cherchait à dénoncer les inégalités professionnelles et salariales persistantes. Dans le même esprit, l’appel à la grève du 8 mars dernier à 15h40 entendait dénoncer le même phénomène, le calcul étant cette fois ramené à la journée et non plus à l’année.
« Plancher collant » et « plafond de verre »
Suite aux lois relatives à l’égalité professionnelle des cinq dernières années, on a pu enregistrer une progression sensible de la place des femmes, notamment au sein des conseils d’administration des sociétés du CAC 40 (10,7 % en 2008, contre 30,3 % en 2014). Selon l’indicateur de la Commission européenne (indice blue chip), la France est le premier pays de l’Union européenne en matière de représentation féminine au sein des comités d’administration ou des comités de surveillance des grandes entreprises (Chiffres clés, 2016). L’accès croissant de quelques femmes à ces positions dominantes ne doit cependant pas masquer les mécanismes qui concourent à maintenir un grand nombre de femmes aux premiers niveaux hiérarchiques et qui contribuent à expliquer la persistance de la distribution genrée des métiers, des tâches et responsabilités en leur sein. Les images de « plancher collant » et de « plafond de verre » les ont parfaitement symbolisés. En effet, la première évoque les mécanismes qui tendent à retenir les femmes dans les fonctions moins élevées, les métiers et secteurs d’emploi les moins valorisés et les modes d’emploi les plus précaires (82,5 % des postes à temps partiel sont occupés par des femmes), pendant que la seconde concerne ceux qui engendrent le blocage de la carrière des femmes au sein des niveaux hiérarchiques les plus hauts. Ainsi, quels que soient les secteurs professionnels, on retrouve une faible proportion de femmes aux niveaux les plus élevés des hiérarchies professionnelles : 11 % de femmes président des universités, 12 % président une fédération sportive nationale, si elles représentent 61 % des effectifs de la fonction publique territoriale, elles ne sont plus que 28 % dans les postes d’encadrement et de direction ; dans le privé, si un tiers des dirigeant.e.s sont des femmes, il existe une grande disparité selon le type d’entreprise (autoentreprise, SARL…) et l’activité concernée (construction vs services aux particuliers).
Ascension sociale et professionnelle pour les unes, sale boulot et précarité pour les autres
Au-delà des inégalités sexuées entre femmes et hommes, les mécanismes précédemment décrits contribuent à maintenir, voire à creuser, les inégalités sociales entre les femmes elles-mêmes [13]. Cela s’explique en partie par les choix opérés par les femmes les mieux dotées socialement pour articuler leurs temps de vie personnelle et professionnelle et par les incitations socialement différenciées des politiques familiales. En effet, la baisse du temps accordé aux tâches domestiques par les femmes au cours des décennies précédentes (passant de 4h12 à 3h03 quotidiennes en moyenne entre 1985 et 2010, Champagne, Pailhé, Solza, 2015, op. cit.) ne s’explique pas par la prise en charge de ces tâches par les hommes, puisque, sur la même période, ils ont également réduit le temps qu’ils y consacraient (passant de 1h54 à 1h45). La baisse moyenne du temps consacré aux tâches domestiques s’explique par un ensemble de transformations sociales touchant à un accès plus large des ménages aux équipements électroménagers, au développement d’autres normes domestiques (rapports au propre, au rangé, etc.), mais aussi à des mécanismes de délégation de diverses tâches (repas, nettoyage et repassage du linge, etc.). Or, cette capacité de délégation du « sale boulot » est inégalement partagée socialement.
Ainsi, les femmes disposant d’importantes ressources économiques, culturelles et sociales sont davantage en mesure d’avoir recours à ces services, qui constituent les secteurs professionnels les plus féminisés, embauchant dès lors des femmes issues des milieux les plus défavorisés, de milieu populaire et souvent ethnicisées (Hirata, Kergoat, 2008 ; Avril, 2014). Par ailleurs, concernant le travail parental, alors que d’un côté, les femmes de milieu populaire sont incitées à se retirer du marché du travail pour bénéficier des allocations parentales d’éducation et élever elles-mêmes leurs enfants [14], les femmes des catégories moyennes et supérieures sont celles qui ont le plus recours aux crèches et services d’assistantes maternelles ou d’une garde à domicile (donc à bénéficier de l’autre volet des politiques familiales et sociales). Et celles qui occupent ces emplois sont, là encore, majoritairement des femmes de catégories populaires.
Se pose dès lors la question d’une possible réduction des inégalités sexuées qui ne se ferait pas contre la réduction des inégalités sociales.