Souvent invisibles, dès les premières heures du Mouvement de libération des femmes (MLF), certaines d’entre nous étaient là et ont soutenu des luttes qui ne les concernaient qu’indirectement mais qui étaient le moteur d’une libération collective. Pensons par exemple à la lutte pour l’accès à la contraception et à l’avortement. Pour les autres, qui militons aujourd’hui, nous sommes héritières de ce foisonnement des années MLF parfois nommées « années mouvement »« [1].
Si l’histoire entre féministes et homosexuelles est plutôt tourmentée, il n’en reste pas moins que les lesbiennes ont été un « aiguillon » dans l’histoire du MLF en le colorant d’un surplus subversif.
Il n’a pas été facile de concilier les mémoires collectives ; les femmes hétérosexuelles écrivaient la suite d’une histoire, c’était une continuité, elles s’inscrivaient dans une nouvelle vague de féminisme. Pour les lesbiennes, rebelles parmi les rebelles, qui se fondaient dans ce grand mouvement, il manquait tout un pan, un pan de la reconnaissance de leur vécu, des discriminations, des humiliations, des violences qu’elles vivaient, contraintes pour certaines de se nier ou de vivre avec honte leur attirance pour d’autres femmes. Il manquait dans le livre d’effervescence sociale et politique de l’époque, la page témoignant de leur existence.
Par leurs écrits théoriques, leurs analyses politiques parfois plus radicales, plus virulentes que celles de leurs paires hétérosexuelles, les lesbiennes ont contribué très puissamment à dénoncer l’oppression subie par toutes les femmes. Elles ont apporté arguments et armes idéologiques au mouvement, renforçant ainsi les luttes anti-patriarcales. Elles dénonçaient la place qui était imposée aux femmes dans la famille, les rôles qui leur étaient attribués : « Femmes qui refusons les rôles d’épouses et de mères, l’heure est venue, du fond du silence, il nous faut parler » déclaraient les Gouines Rouges dans un tract distribué en 1972 à la Mutualité lors d’une journée qui dénonçait les crimes contre les femmes.
Enfin, la présence des lesbiennes dans le MLF a sans doute permis un « brouillage » voire un dé-tricotage de la norme hétérosexuelle, une remise en question de l’hétéro-centrisme et de l’hétéro-socialité. Plus tard, dans les années 1980, les lesbiennes radicales ont analysé l’hétérosexualité comme un système politique devant lequel pouvait se dresser le lesbianisme comme outil de résistance, outil de résistance à « l’hétéro-oppression ».
Construire un mouvement autonome dans la non-mixité
Les années 1980 et 1990 sont l’époque de l’autonomisation du mouvement lesbien, cultivant une non-mixité semblable à celle construite avec les militantes du MLF lorsque les lesbiennes avaient quitté le Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) en raison de la misogynie latente qui y régnait.
C’est dans ce foisonnement que s’organisent des collectifs, des coordinations d’associations, des lieux lesbiens comme les maisons de vacances, des journaux, des maisons d’édition…. Citons le magazine Lesbia né en 1981 et le festival Quand les lesbiennes se font du cinéma, créé en 1989 et qui rassemble chaque année plus d’un millier de lesbiennes pour quatre jours de projections, partages et débats.
Les années 1990 ouvrent la voie aux actions de visibilité. En effet, au sein du milieu lesbien, la pensée se structure, on s’y organise pour aller vers le coming out collectif, pour aller vers l’extérieur et toujours dans ce souci d’autonomie face au mouvement féministe et aussi au mouvement LGBT (Lesbiennes, gay, bi et trans). Des stratégies d’alliance sont menées sur certaines revendications avec ces mouvements mais le mouvement des lesbiennes féministes s’en détache également puisque la place des lesbiennes et des gays dans nos sociétés d’essence patriarcale n’est pas similaire. Le processus de discrimination est très différent : les lesbiennes, en tant que femmes, vivent également les mêmes mécanismes d’oppression que les femmes hétérosexuelles, ce qui n’est pas le cas des gays.
Les apparitions en tant que lesbiennes se multiplient dans les manifestions publiques, politiques, féministes comme la manifestation organisée en novembre 1995 par le Collectif des Associations pour le Droit à l’avortement et à la contraception (la CADAC) qui donnera naissance au Collectif national pour les droits des femmes. En 1995 toujours, naît le projet Fierté lesbienne qui portera pendant 10 ans des actions de visibilité pour rassembler et marquer la place des lesbiennes à l’occasion des événements LGBT et pour combattre la lesbophobie.
Renouer des liens solides avec le mouvement féministe
Les années 2000 sont celles d’une véritable réconciliation avec le mouvement féministe dans laquelle vont se jouer des solidarités.
Tandis que des lesbiennes choisissent de militer au sein du mouvement LGBT, les organisations lesbiennes féministes s’investissent dans le mouvement des femmes. C’est le cas de la Coordination lesbienne en France (CLF), créée en 1997 pour être une force représentative des lesbiennes et s’inscrire dans les mouvements féministes, sociaux et politiques, leurs alliés logiques. Néanmoins, elles participent au mouvement LGBT tout en préservant le principe de la non-mixité qui leur permet d’élaborer une réflexion autonome pour la porter ensuite dans la mixité.
Elles sont actives au sein de mouvements féministes nationaux comme le Collectif national pour les droits des femmes (CNDF) ou internationaux tels que La Marche mondiale des femmes ou le CLEF (la Coordination française du LEF - Lobby européen des femmes). Les lesbiennes féministes s’inscrivent dans toutes les luttes initiées par ces collectifs : luttes contre les violences faites aux femmes, luttes contre la précarisation des femmes, contre les inégalités au travail, contre le système prostitutionnel (clients, réseaux, proxénètes, qui tirent des profits élevés en exploitant des personnes démunies), contre la prégnance de l’extrême-droite, etc.
Dans cette collaboration contre les violences faites aux femmes, la CLF rend visibles les violences et discriminations spécifiques que subissent les lesbiennes, à savoir la lesbophobie.
Ces dernières décennies, le mouvement des femmes a accompli de grandes avancées pour la visibilité des lesbiennes et la reconnaissance de leurs vécus parfois très difficiles. C’est le temps des complicités, des actions conjuguées, des révoltes partagées pour préserver et détourner de nouvelles attaques d’un patriarcat toujours aussi insolent et vivace.
Susciter de nouveaux combats féministes
Travailler à l’abolition universelle de la GPA
En 2011, la révision de la loi bioéthique sonne comme un coup de tonnerre. Des individu.e.s, des associations hétérosexuelles mais surtout homosexuelles revendiquent, tout d’abord dans une sorte de semi-clandestinité, puis haut et fort, la légalisation de la maternité de substitution ou GPA (gestation pour autrui) à la faveur de cette révision. Qui plus est, cette revendication est parfois portée abusivement au nom de « la libre disposition du corps », en masquant le fait qu’il s’agit plutôt de la libre disposition du corps d’autrui, des femmes en l’occurrence, mais aussi en détournant scandaleusement les idées féministes des années 1970. Rappelez-vous : l’une des plus grandes luttes des féministes des années 1970 a été, bien évidemment, celle de l’accès à l’avortement. « Notre corps nous appartient » scandaient les combattantes de l’époque. Au nom de la libre disposition du corps, il s’agissait de libérer chaque femme de la contrainte reproductive qui pesait sur elle ; se libérer de cette contrainte était alors un levier pour libérer l’ensemble des femmes de la mainmise du patriarcat.
Des organisations lesbiennes féministes sont aussi confrontées à l’évolution du mouvement LGBT qui, de combattant de l’ordre moral dans les années 1980, tend à adopter des revendications qu’on ne saurait qualifier de progressistes, que ce soit pour la légalisation de la prostitution ou du recours à la GPA. La CLF s’y oppose fermement et marquera sa désapprobation en se séparant officiellement du mouvement LGBT.
Homosexuelles, nous étions plus libres que nos amies féministes pour dénoncer cette régression sociale pour expliquer que, commerciale ou éthique, la GPA ne peut être acceptable, elle instrumentalise le corps des femmes, elle les renvoie à un rôle traditionnel patriarcal, elle inscrit, à côté de la prostitution, un service procréatif qui s’appuie sur la glorification de prétendues vertus féminines telles que l’altruisme et la générosité. Nous ne pouvions accepter que revienne le fantôme de la domination du système patriarcal qui justifie l’existence sociale des femmes par leurs capacités procréatives. Nous avons alors lancé un mouvement de résistance entraînant des associations de défense des droits des femmes et des droits humains. En 2011, nous étions un collectif de trois associations à nous battre sur le terrain : la CADAC, le CoRP et la CLF. Aujourd’hui, nous sommes 54 associations françaises, italiennes, suisses, québécoises, portugaises, monégasques… à revendiquer l’abolition universelle de la maternité de substitution.
Repenser l’individualisation des droits
En 2013, la loi Taubira ouvre le mariage à tous les couples, hétérosexuels ou homosexuels, et s’accompagne de débats enflammés. Pour les lesbiennes féministes, cette réforme, présentée abusivement comme un grand pas vers l’égalité, amène tout au plus une égalité entre couples hétérosexuels et couples homosexuels, mais ne fait pas réellement avancer l’égalité entre individu.e. s.
En effet, l’ouverture au mariage donne accès à des avantages jusque-là réservés aux couples hétérosexuels (transmission patrimoniale, protection sociale, pension de réversion, etc.). La dissymétrie des droits entre couples et personnes vivant de façon autonome (célibataire) s’en est trouvée renforcée. Ce constat conduisait naturellement à repenser l’égalité en interrogeant nos systèmes de droits civils, sociaux et fiscaux, encore largement entachés de familialisme, considérant non pas l’individu, mais son statut familial ou conjugal et rejetant les personnes, et surtout les femmes, dans la dépendance. La CLF a ainsi relancé la question des « droits propres », question débattue par les mouvements féministes dans les années 1970, mais quelque peu oubliée, en portant cette réflexion dans les cercles et colloques féministes. Revendiquer des « droits propres », c’est-à-dire non liés à un statut comme le sont les « droits dérivés », c’est en effet revendiquer des droits universels pour tout.e individu.e.
Construire une réflexion féministe sur le sujet devient d’autant plus impératif que des organisations de droite comme de gauche évoquent le revenu universel d’existence, une forme de droit propre, comme l’une des avancées possibles de nos sociétés. Or, à l’examen, cette préconisation s’avère davantage une fausse bonne idée qu’un réel progrès social. Sur ce sujet très complexe, la vigilance s’impose. Nous savons que toute avancée vers les droits propres ne peut que s’inscrire dans le cadre d’une société solidaire, et non dans une société libérale, en ré-évaluant l’ensemble de nos systèmes sociaux et fiscaux.
État des lieux des luttes lesbiennes
La situation des lesbiennes a beaucoup progressé grâce aux avancées législatives et sociétales récentes. Mais ces avancées restent fragiles dans un contexte mondial où les extrémismes progressent.
Le terme « lesbophobie » apparaît officiellement en 1998 dans le « Rapport détaillé sur la lesbophobie dans le monde », présenté par la CLF (Coordination Lesbienne en France) à Montréal, à l’occasion de la préparation de la Marche mondiale des femmes contre les violences et la pauvreté. Le terme répond à un vrai besoin de nommer les discriminations spécifiques dont sont victimes les lesbiennes.
Mais c’est un autre événement qui va déclencher sa popularisation. En effet, le 31 janvier 1999, les manifestant.e.s anti-PACS scandent « les Pédés au bûcher ». En réponse, des partis politiques de gauche (PCF-Verts) et un collectif d’associations mixtes élaborent des propositions de loi contre l’homophobie. Or, dans ces propositions de loi, l’exposé des motifs ne prend en compte que des cas de violences faites aux gays. La CLF réagit et décide d’utiliser le terme lesbophobie pour rendre visibles les discriminations et violences que vivent les lesbiennes. Pour aller encore plus loin, elle élabore un projet de loi contre les discriminations lesbophobes.
Dans la foulée, l’organisation CQFD Fierté lesbienne crée un fonds de solidarité lesbienne, destiné à couvrir une partie des frais d´avocates dans les actions en justice intentées par des lesbiennes victimes de lesbophobie. De 2000 à 2015, elle soutiendra ainsi une douzaine de procès liés à la lesbophobie.
Très vite, la notion de violence lesbophobe est reprise dans la sphère militante avec le « Rapport sur la lesbophobie » lancé en novembre 2003 par l’association SOS homophobie, le terme passe ensuite dans les médias qui, en 2009, couvrent pour la première fois assez largement deux cas patents de lesbophobie : les procès de Segré et d’Epinay-sous-Sénart.
Dès lors, le terme gagne enfin le grand public. Ce mot identifie les réalités auxquelles les lesbiennes sont confrontées dans la sphère publique et les libère du recours au terme « homophobie » qui noie leur existence dans un universalisme stérile. Au Forum social européen de 2004, les Italiennes, les Allemandes… ont accueilli le concept avec enthousiasme parce que, disent-elles, « il nous parle de ce que nous vivons ».
En parallèle, la lutte contre la lesbophobie est prise en compte par le mouvement féministe parmi les violences faites aux femmes.
Soutenir les organisations lesbiennes en prise avec les violences des organisations d’extrême-droite
Les lesbiennes en Europe, et particulièrement dans les Balkans, sont en prise directe avec la violence des groupes d’extrême-droite. Il faut être là et à l’écoute pour dénoncer ces situations et manifester notre solidarité active chaque fois que nécessaire.
Agir contre les violences et les crimes lesbophobes dans le monde
LA LESBOPHOBIE – AVERSION ou MÉPRIS À L’ÉGARD DES LESBIENNES – se manifeste par des comportements de rejet, de discriminations et de violence où se conjuguent homophobie et sexisme. Ainsi, la lesbophobie se traduit notamment par l’effacement des relations amoureuses entre les femmes. Cette forme de sexisme qui nie la sexualité féminine conduit à l’invisibilité des lesbiennes. Quand elle est perçue, la sexualité entre femmes est souvent considérée comme secondaire, accessoire, futile car privée de la référence considérée comme incontournable au phallus. Elle est utilisée de manière réductrice et caricaturale dans la pornographie comme objet de fantasme et de voyeurisme à destination des hommes.
La lesbophobie se traduit aussi par la peur, la haine et la condamnation du lesbianisme et des lesbiennes parce qu’elles transgressent les rôles et brisent la structure des rapports d’appropriation et d’oppression des hommes sur les femmes.
Des associations lesbiennes féministes à Strasbourg, Grenoble, Toulouse, Marseille, Paris... interviennent de plus en plus pour soutenir les demandeuses d’asile lesbiennes venues de tous les pays. En fuite, pour sauver leur vie face aux persécutions, ces lesbiennes qui arrivent jusqu’à nous ont subi des actes d’une extrême violence (viol correctif, tentative de meurtre, mariage forcé, mutilation, coups, insultes, mise à la rue sans ressources…). L’asile politique devient leur seule issue pour se reconstruire et vivre enfin autonomes et égales à toute autre personne.
Agir nationalement ne suffit plus. La CLF entretient des relations de proximité avec les associations lesbiennes des pays où le lesbianisme et l’homosexualité sont réprimés : il est vital de les soutenir et de les appuyer au Cameroun ; en Ouganda qui a promulgué une loi intitulée Kill the gay bill et où les mouvements évangélistes venus des États-Unis y sont le fer de lance d’une répression brutale ; en Côte d’Ivoire, dans un contexte difficile lié à l’après-guerre ; au Sénégal, où des lesbiennes s’organisent au grand jour malgré la répression, etc.
Œuvrer pour la dépénalisation universelle du lesbianisme et de l’homosexualité est une question de vie ou de mort pour des milliers de lesbiennes dans le monde.